" C'est une chose très différente que d'aimer ou que de jouir; la preuve en est qu'on aime tous les jours
sans jouir et qu'on jouit encore plus souvent sans aimer, la luxure étant une suite de ces penchants,
il s’agit bien moins d’éteindre cette passion dans nous que de régler les moyens d’y satisfaire en paix."
Marquis de Sade (La Philosophie dans le Boudoir)
En prison, agonise un homme, naît un écrivain. Il s'agit du marquis de Sade, à qui nous devons l'empreinte
du sadisme dans nos dictionnaires et celui du trouble psychiatrique décrit par Freud dans ses "Trois essais sur
la théorie sexuelle", lequel a établi définitivement le terme de "sadisme" dans sa conception de la pulsion. Car
si de son patronyme, fut issu au XIX ème siècle le néologisme, considéré en psychiatrie, comme une perversion,
gardons en mémoire toutefois que l'homme de lettres libertin en ignorait l'existence même.
Il n’a jamais connu ce mot, mais a théorisé avec talent, sur les passions, les goûts cruels, les plaisirs de la torture,
se contentant d'employer, dans ses récits, le mot "pervers".
C'est le psychiatre allemand, Richard von Krafft-Ebing qui, dans une approche clinicienne, l'inventa, conduisant à
entretenir, depuis des controverses passionnelles interminables, incarnant un Sade nouveau, véhiculant tous les
fantasmes et légendes, et bien souvent engendrant, un personnage, totalement différent de l'original.
Le sadisme suggère initialement la cruauté, qui consiste en la souffrance d’une victime. Il y ajoute surtout
le plaisir de voir ou de faire souffrir, souvent avec une connotation sexuelle. Sur une victime non consentante,
le sadisme est en soi la circonstance aggravante d’un crime : il pénalise le "sadique" en lui ôtant une part
d’humanité, et de fait l’indulgence des tierces personnes.
Mais le mot "victime" est ici à interpréter au sens large: dans le domaine sexuel, un sadique va généralement de
pair avec un masochiste qui consent à l’impuissance physique, comme le fait d’être attaché, et à la souffrance.
Justine, personnage principal, de "La Nouvelle Justine" ou les "Malheurs de la vertu", est une victime dans tous les
sens du terme, bernée, abusée, manipulée, humiliée, etc. Tout le contraire de Juliette, libertine à qui tout réussi.
Le Marquis de Sade, fort des récits du domaine sexuel, met en scène des victimes devant subir des souffrances
parfois extrêmes, pouvant conduire à la mort, dans des situations les condamnant à une impuissance totale.
À tel point que, dans "La Nouvelle Justine", l’idée même de fuite n’est jamais envisagée par une victime autre que
l’héroïne. Car, chez Sade en particulier, la peur ne fait pas fuir, elle paralyse.
Le sadisme "sadien" , celui que mettent en scène ses ouvrages libertins, est plus profond que le sadisme théorisé
par les psychiatres et psychanalystes, qu’il soit mis en parallèle avec le masochisme ou avec l’innocence: c'est un
jeu complexe entre les personnages, mais surtout entre Sade et le lecteur par le biais de la mise en scène de ses
personnages. Nous pouvons parler de mise en scène, car les textes de Sade sont relativement théâtraux dans une
emphase entre discours et actes sexuels. Sade établit un réseau de personnages dans un monde d’un matérialisme
radical, allant jusqu’à réinventer une mécanique sexuelle dans laquelle les femmes "bandent" comme les hommes.
Sade s’amuse à mettre en scène et à explorer une alternative répulsive et intégralement pervertie de notre monde.
Car ce monde, s’il est réel, est peuplé d’allégories et de concepts qui dépassent notre appréhension des choses:
le mal est partout, et les honnêtes gens sont aveugles et en constituent les seules victimes. Pour Sade, la meilleure
façon de prouver matériellement la toute-puissance du mal est de prouver l’absence du bien, qui n'est qu'une erreur
et une faiblesse humaines dues à la société. La toute-puissance du mal existe mais le mal n'existe pas car le bien
n’existe pas, donc la toute-puissance du mal est une toute-puissance tout court; tel est le discours de Sade.
Il ne s’agit donc pas de valoriser le mal, mais de le légitimer dans un monde compatible avec un tel raisonnement
pour en faire la seule règle de vie possible. Ce monde ne connaît pas les limites du discours, et sert l’idéologie
"sadienne" prônant l’absence de limites dans les actes. Tout le discours de Sade est une mise en scène construite,
physiquement et moralement, autour du sadisme, avec des récits parfois enchâssés dans d'autres pour une
perpétuelle mise en abyme entre les récits et le monde réel.
L’opposition entre Justine et entre Juliette, sa sœur et antithèse, est l’allégorie du destin conçu par Sade.
La liberté absolue dont il se revendique en opposition totale à toute morale est le socle du mode de vie
rendant le libertin supérieur aux autres: c'est le libertinage propre à la seconde moitié du XVIII ème siècle.
Entrevoyant la société comme n’étant qu’une assemblée de conventions et d’attentes, régie par des règles
précises qu’ils maîtrisent parfaitement, ces libertins la manipulent pour leur propre plaisir, par goût, par défi;
le roman clé de cette littérature est "Les Liaisons dangereuses" de Laclos, où un libertin entreprend de
séduire une jeune fille ingénue pour le défi de l’intrigue.
Cyniques et amoraux, ces libertins ont une relation évidente avec les protagonistes de Sade. Mais l’extrémisme de
celui-ci établit une différence avec les libertins cérébraux qui peuplent la littérature risquée du XVIIIème siècle.
Les libertins de Sade rendent la place d’honneur au plaisir physique; ils abandonnent donc la séduction. Le viol est
parfaitement acceptable pour eux, alors que pour les libertins conventionnels, l’utilisation de la force gâterait le plaisir
de faire céder par le charme et la corruption de mœurs.
Les libertins "sadiens" ont certainement intérêt à corrompre, et s’y emploient à grand renfort de discours philosophiques;
mais à défaut d’être convaincants, ils ne se privent pas simplement de prendre. Leur désir physique existe. Le plaisir
n'est pas un jeu pour Sade; la copulation n’est pas simplement le point final d’un jeu de masques. Même s'ils théorisent
tout avec de remarquables longueurs, ces libertins n’ont pas l’hypocrisie de prétendre que le coté physique de l'affaire
est en soi sans intérêt pour eux. Il prend en fait la prime place. Sade reconnaît aussi que jouer le même jeu jour après
jour peut mener à l’ennui.
C’est ainsi que, devant toujours rajouter du piquant à leurs plaisirs, les libertins de Sade en viennent au crime.
S’affranchissant entièrement de la morale commune, ils cèdent à tous leurs caprice et à toute nouveauté, s’adonnant à la
sodomie, au viol, à la flagellation, la torture, le meurtre ; les extrêmes dont est capable l’imagination de Sade, à tel point
qu'il ce peut qu’il se soit dégoûté lui-même, se retrouvent dans "Justine ou les Malheurs de la vertu."
Dès l'origine, le libertinage philosophique est résolument matérialiste, même athée, reposant sur le rejet des dogmes,
alors que le libertinage romanesque met en vedette des libres-penseurs dépravés. Sade poursuit ce chemin, arrivant à
un matérialisme absolutiste justifiant ses propres goûts physiques. Il franchit un dernier palier que n’atteignaient pas les
libertins le précédant. L’amoralisme de ceux-ci devient chez Sade plutôt un antimoralisme, où loin de ne pas se soucier
de la morale commune on s’évertue à l’invertir. Le libertin de Sade rejette tant les dogmes qu’il agit systématiquement
de manière contraire. Sade est dogmatique dans sa libre-pensée.
Justine, personnage fictif, a accompagné Sade tout au long de sa vie d’écrivain. Elle est d’abord l’héroïne d’un conte
écrit à la prison de la Bastille pendant l’été 1787, puis héroïne d’un roman, " Justine ou les Malheurs de la vertu" publié
en 1791. Elle réapparait en 1797 dans un second roman entièrement réécrit et considérablement augmenté,
"La Nouvelle Justine".
Justine, élevée dans une abbaye de Paris, en est chassée à la mort de son père, faute de pouvoir honorer la pension.
Tandis que sa sœur, Juliette, choisit de se faire courtisane pour mener grand train, Justine, farouchement vertueuse et
indéniablement ingénue, subit les revers de la fortune de plein fouet. Elle les raconte par le menu à Madame de Lorsange,
qui se révèlera être sa sœur: servante, souillon, emprisonnée, violée à seize ans, marquée au fer rouge, captive de moines
lubriques, exploitée par une bande de faux-monnayeurs, Justine ne perd jamais foi en la vertu et poursuit inlassablement
sa route. À travers le récit de ses malheurs et sévices, Sade met en scène la lutte acharnée entre le Vice et la Vertu.
Là où Justine prétend subir comme un supplice la violence libidinale des libertins qui s’emparent d’elle, Juliette vole aux
devants de toutes les corruptions qu’elle rencontre, consciente que la valeur de son corps sur le marché du désir augmente
suivant la courbe de dégradation morale des mœurs auxquelles elle souscrit. Entrée dans la vie sociale par la porte de la
prostitution, elle cherche sans cesse à imaginer de nouvelles voies d’excès.
Aux scènes d’orgies, où les corps morcelés et encastrés saturent l’espace, succèdent des discussions vives, opposant
Justine à des libertins. Elles reflètent les préoccupations de la société de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la question
du matérialisme et de l’athéisme, celles de la primauté des intérêts particuliers, de la relativité du crime selon le milieu
d’appartenance. Au plaisir se mêle la réflexion philosophique, obligeant le lecteur à un effort des sens et de l’intellect.
Une curieuse ambiguïté persiste pourtant, engageant moins l’existence avérée d’un libertinage "sadien" que la frontière
entre masculin et féminin qui s’y dessine: alors qu’aucun protagoniste n’échappe à sa pratique ni à la fascination qu’il
exerce, les héroïnes se caractérisent au contraire par la diversité de leurs conduites et de leurs rôles. Victimes,
spectatrices, esclaves ou maquerelles, l’éventail actanciel féminin contraste avec la trajectoire uniforme des hommes.
Car si l’homme, chez Sade, est libertin, la femme ne naît pas libertine, elle le devient. Elle choisit, plus précisément,
ce qui constitue moins pour elle une essence qu’un possible.
Cette spécificité détermine à la fois une structure romanesque, le célèbre diptyque qui fictionnalise, au miroir des deux
sœurs, la cœxistence des "infortunes de la vertu" et des "prospérités du vice", ouvrant ainsi une double carrière aux
jeunes filles, et une identité qui associe singulièrement, sous la plume de Sade, le féminin à la liberté. Affranchi de toute
détermination, il incarnerait la promesse d’une existence plurielle, qui permette au sujet de se construire sans que
l'autorité des sens ni celle de la machine aliènent sa volonté.
Une telle interrogation engage, par-delà le caractère contrasté des héroïnes, la relation entre féminité et libertinage.
Dès lors qu'il ne constitue plus un destin mais un devenir, voire une option que les héroïnes peuvent refuser, la précarité
de leurs trajectoires, où rien ne fige l’association du féminin et du libertin, ne dénonce plus une fatalité ni une faiblesse.
Aucune incompatibilité de nature, fût-elle d’organes ou d’imagination, n’exclut a priori l’héroïne d’un système de pensée
et de jouissance dont elle décide seule d’épouser ou de transgresser la loi.
L’itinérance de Justine, dans cette perspective, traduit moins le labyrinthe infini de l’âme incapable d’apprentissage que
la puissance d’abdication de celle qui résiste jusqu’au bout au discours du mal. L'inaccessibilité physique de l’héroïne,
à la fois invulnérable et impossible à posséder, problématise la nature du libertinage dont son récit se veut la fresque
pathétique: connaît-elle la sexualité ? loin de l’ingénuité passive qui en fait la victime désignée des libertins, Sade lui
offre une situation paradoxale, entre présence et absence à l’événement, qui la met en position d’analyser les ressorts
du libertinage.
Fragmentaire, condamnée à se multiplier sans éprouver dans sa propre chair les tourments qu’elle inflige et dont elle
théorise pourtant la supériorité, la jouissance libertine a besoin d’une victime qui lui donne sens et lui ouvre les vertiges
de la réversibilité. Absente à la jouissance, Justine en assourdit donc les assauts pour convertir l’énergie érotique en
faculté de savoir. Elle a de l’esprit; les libertins le remarquent et, s’ils ne s’en agacent pas, ils perçoivent en elle un
certain potentiel:
"Écoute, Justine, écoute-moi avec un peu d'attention; tu as de esprit, je voudrais enfin te convaincre."
Mais ils ne peuvent lui enlever son libre arbitre, sa résistance à la liberté, du fait d’une oppression consentie.
La force morale de Justine peut la conduire à une force intellectuelle supérieure à celle des libertins, tentant
de l’influencer sans réellement la comprendre.
Ce génie de la sublimation interroge moins les fantasmes sexuels du prisonnier qu’elle n’identifie l’illégitime
détention de l'écrivain qui n’avait d’autre alternative, dans la solitude, que de troquer la toute-puissance pour
l’étrangeté à soi-même; au miroir du féminin, le libertinage de Sade révèle son grand talent de traverser le réel.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Nous autres libertins, nous prenons des femmes pour être nos esclaves; leurs qualités d'épouse les rend
plus soumises que les maîtresses, et vous savez de quel prix est le despotisme dans les plaisirs que nous
goûtons; heureuses et respectables créatures, que l'opinion flétrit, mais que la volupté couronne, et qui,
bien plus nécessaires à la société que les prudes, ont le courage de sacrifier, pour la servir, la considération
que cette société ose leur enlever injustement. Vive celles que ce titre honore à leurs yeux; voilà les femmes
vraiment aimables, les seules véritablement philosophes."
La philosophie dans le boudoir (1795)
Depuis longtemps, Sade a une réputation sulfureuse; cette réputation a précédé l’écriture de l’œuvre. Qui n’a pas
entendu parler du jeune marquis fouettant des prostituées à Marseille, distribuant des bonbons à la cantharide ou
blasphémant, découpant des boutonnières dans la chair de Rose Keller à Paris ? Qui n’a pas entendu parler de
Sade enfermé treize ans à Vincennes puis à la Bastille par lettre de cachet délivrée à la demande de sa belle-mère
et libéré en 1790 quand la Révolution a supprimé les lettres de cachet ? Bourreau ? Victime ? Cette réputation
enflamme l’imagination. On accuse Sade, on défend Sade mais qui lit Sade ? En réalité, peu de monde.
S’il est un dénominateur commun à tous les esprits libres n’ayant eu pour seule exigence que celle de dire la vérité,
quitte à heurter conventions, mœurs et opinions dominantes, c’est sans doute celui d’avoir subi les épreuves
de l’ostracisme, de l’anathème, voire de la peine capitale. Le cas de Socrate, condamné à boire le poison mortel
de la ciguë, aussi bien que ceux de Galilée, Diderot, Voltaire, ou plus récemment encore, Antonio Gramsci, tous ayant
souffert du supplice de séjourner derrière les barreaux, viennent témoigner de la constance historique de cette règle.
Inscrire le marquis de Sade qui a passé vingt-sept ans de sa vie entre prison et asile d’aliénés dans cette lignée d’auteurs
prestigieux risque d’offusquer bien des esprits. Sade: il est vrai que rien que le nom suffit à évoquer un imaginaire sulfureux:
viol, fouettement, esclavage sexuel, inceste, etc. D’où une certaine aversion diffuse à son égard, qu’on retrouve peut-être
davantage dans la population féminine très exposée dans ses récits.
Le dossier Sade fut instruit durant deux siècles et enflamma les esprits. Est-il clos ? Durant tout le 19ème siècle et la
majeure partie du vingtième, le nom de Sade fut associé à la cruauté et à la perversion avec la création du mot "sadisme"
et ses ouvrages furent interdits. Depuis Apollinaire, sa pensée irrigue la vie intellectuelle et universitaire, jusqu’à sa
reconnaissance littéraire et la canonisation par la publication de ses œuvres complètes dans la collection "La Pléiade".
Alors que les manuscrits de Sade étaient encore interdits de réédition, Guillaume Apollinaire, dès 1912, fut le premier
à renverser le mythe misogyne autour de Sade: "Ce n’est pas au hasard que le marquis a choisi des héroïnes et non
pas des héros. Justine, c’est l’ancienne femme, asservie, misérable et moins qu’humaine; Juliette, au contraire,
représente la femme nouvelle qu’il entrevoyait, un être dont on n’a pas encore l’idée, qui se dégage de l’humanité,
qui aura des ailes et qui renouvellera l’univers", défendait le poète.
Quelques décennies plus tard, c’est Simone de Beauvoir, qu’on ne peut soupçonner d'être idolâtre, dans son célèbre
texte "Faut-il brûler Sade?", qui admet que "le souvenir de Sade a été défiguré par des légendes imbéciles." Pourquoi le
XX ème siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? le divin marquis fut au carrefour des réflexions féministes de l’après-guerre
dont l'auteure de "L'invitée" et des "Mandarins" reste l’une des figures précurseuses. Sade aimait-il les femmes ?
Car voilà une œuvre qui donne à voir, sur des milliers de pages, des femmes humiliées, violées, battues, torturées, tuées
dans d’atroces souffrances, et leurs bourreaux expliquer doctement qu’elles sont faites pour être leurs proies et qu’ils ne
savent jouir que par leurs cris de douleur et d’épouvante. Est-il nécessaire d’aller chercher plus loin ? Sade fut-il un militant
fanatique, paroxysmique de la misogynie, des violences faites aux femmes et donc, puisque telle est la question traitée,
est-il un auteur à rejeter ?
Ces dernières années, cette opinion a été soutenue, de manière particulièrement tranchée, par Michel Onfray, qui a
consacré à Sade un chapitre de sa "Contre-histoire de la philosophie", une partie de son ouvrage sur "l’érotisme solaire"
puis un essai développant son propos. Pour lui, Sade prôna une "misogynie radicale" et une "perpétuelle haine de la
femme"; il fut tout à la fois un "philosophe féodal, monarchiste, misogyne, phallocrate, délinquant sexuel multirécidiviste."
Le réquisitoire est implacable et Michel Onfray le prononce en tapant à coups de masse sur tout ce qui, dans les multiples
monographies consacrées à Sade, pourrait le nuancer. De fait, la galerie de portraits de ceux qui se seraient déshonorés
parce qu’ils ont tenu Sade pour un grand écrivain est impressionnante: Apollinaire, Breton, Aragon, Char, Desnos, Bataille,
Barthes, Lacan, Foucault, Sollers, tous frappés par le "déshonneur des penseurs."
Certes, l’œuvre de Sade regorge d’horreurs ciblant particulièrement des femmes. Le nier serait une contre-vérité.
Mais l'auteur de "La philosophie dans le boudoir" nourrissait-il une haine des femmes ? Sade était-il misogyne ?
La question est posée avec tant de force et de constance par ses procureurs, que l'on se trouve pour ainsi dire
contraint de s’y arrêter.
Sade n’aimait pas sa mère, qui ne l’éleva pas, et détestait sa belle-mère, qui le lui rendait bien. Il en tira une exécration
de la maternité toujours renouvelée dans son œuvre. Comme la plupart des aristocrates libertins de l’Ancien Régime,
il était bisexuel; comme certains d’entre eux, amateur de pratiques mêlant plaisir et douleur, infligée ou éprouvée,
rarement consentie.
Avec sa femme, qu’il épousa contraint et forcé, il fut un mari tyrannique, infidèle, jaloux et goujat, mais, malgré tout,
éprouva pour elle, à sa manière, une réelle affection liée à leur bonne entente sexuelle. Sa vie de "débauché outré",
selon les termes motivant sa toute première arrestation, s’interrompit brusquement à l’âge de trente-huit ans par une
lettre de cachet qui le condamna à une incarcération pour une durée indéterminée. Il passa douze années emprisonné
à Vincennes et à La Bastille. Il fut libre durant douze ans et eut alors pour compagne, jusqu’à sa mort, une actrice
qu’il surnomma Sensible qui partagea sa vie. Elle fut sa muse, constatant lui-même qu'il avait changé:
"Tout cela me dégoute à présent, autant que cela m'embrasait autrefois. Dieu merci, penser à autre chose et je m'en
trouve quatre fois plus heureux."
Sade se comporta donc mal, voire très mal, avec certaines femmes, notamment dans la première partie de sa vie avec
ses partenaires d’orgies, au demeurant parfois des hommes, considérées par lui comme des "accessoires", des
"objets luxurieux des deux sexes" comme il l’écrivit dans "Les Cent Vingt Journées." Lorsque son existence prit un tour
plus ordinaire, il se coula dans l’ordre des choses, n’imagina pas que le rôle des femmes qu’il fréquentait, mères, épouses,
domestiques, maîtresses, prostituées pût changer et ne s’en trouva pas mal. De là, à dénoncer sa "haine des femmes."
Sade adopta le genre le plus répandu à son époque, celui du roman ou du conte philosophique; beaucoup d’écrivains
reconnus y allèrent de leur roman libertin, soit "gazés" comme "Les Bijoux indiscrets" de Diderot, Le "Sopha" de Crébillon,
"Les Liaisons dangereuses" de Laclos, "Le Palais-Royal" de Restif de La Bretonne, soit crus comme "Le Rideau levé", ou
"L’Éducation de Laure" de Mirabeau. La misogynie de l’œuvre de Sade, si elle avérée, doit donc être débusquée dans ce
cadre où art et philosophie sont intriqués.
Pour ce qui est de l’art, on s’épargnera de longs développements pour affirmer qu’aucune frontière ne doit couper le chemin
qu’il choisit d’emprunter, quand bien même celui-ci serait escarpé ou scabreux. Sauf à prôner un ordre moral d'un autre âge.
Féminisme ne rime pas avec ligue de la vertu, inutile d’argumenter sur ce point. L’œuvre d’art peut enchanter, elle peut
aussi choquer, perturber, indigner, révolter, elle est faite pour ça. Exploratrice de l’âme, elle peut errer dans ses recoins,
fouailler dans la cruauté, l’abjection, la perversion, explorer le vaste continent du Mal et ses "fleurs maladives".
En matière philosophique, Sade forgea ses convictions au travers du libertinage, qui mêlait licence des mœurs et
libre-pensée, la seconde légitimant la première. Critiques des dogmes et des normes et par conséquent de la religion,
principal verrou bloquant la liberté de conscience, les libertins annoncent et accompagnent les Lumières. Il s’agit de
la grande question du mal et de la Providence: comment entendre que sur terre les méchants réussissent, quand les
hommes vertueux sont accablés par le malheur ? Sade s’accorda avec Rousseau sur le fait que l’homme à l’état de
nature se suffit à lui-même.
Mais Rousseau préconise dans le Contrat social la "religion naturelle" et la limitation de la liberté individuelle au nom de
la loi issue de la volonté générale. Il affirme qu’au sortir de la nature, tout est bien; il définit la vertu comme un effort pour
respecter cet ordre naturel, pour soi et pour les autres. Le plaisir concorde ainsi avec la morale; la tempérance est plus
satisfaisante que l’abandon de soi dans la volupté. Sade s’attacha méthodiquement à réfuter ces idées, et cela en partant
comme Rousseau de la question première: la relation de l’homme à la nature, qu’il traita en adoptant la philosophie
matérialiste et biologique nourrie des découvertes scientifiques de l’époque.
"Usons des droits puissants qu’elle exerce sur nous, en nous livrant sans cesse aux plus monstrueux goûts."
On peut ici, réellement, parler de pensée scandaleuse puisqu’il s’agit d’affirmer que le désir de détruire, de faire souffrir,
de tuer n’est pas l’exception, n’est pas propre à quelques monstres dont la perversité dépasse notre entendement,
mais est au contraire la chose au monde la mieux partagée. Sade nous conduit ainsi "au-delà de notre inhumanité,
de l’inhumanité que nous recelons au fond de nous-mêmes et dont la découverte nous pétrifie."
En fait, Sade ne trouvait qu’avantage à respecter le modèle patriarcal dans sa vie d’époux, d’amant et de père, ne pouvait
en tant qu’auteur que défendre les idées sur les femmes de l’école philosophique à laquelle il s’était rattaché. Ainsi, il ne
soutint jamais, contrairement aux préjugés de son époque, que les femmes n'étaient pas faites pour les choses de l’esprit.
Surtout, dans son domaine de prédilection, celui de la passion, il balaya la conception de la femme passive dans l’acte
sexuel, qu’il ne représenta ainsi que dans le cadre du mariage, institution abhorrée. Pour Sade, la femme est active et
désireuse. Lors des orgies décrites dans ses romans se déversent des flots de "foutre", masculin et féminin mêlés;
les femmes ont des orgasmes à répétition. Les femmes, affirme Sade, ont davantage de désir sexuel que les hommes;
elles sont donc fondées à revendiquer, contre les hommes s’il le faut, le droit au plaisir.
" De quel droit les hommes exigent-ils de vous tant de retenue ? Ne voyez-vous pas bien que ce sont eux qui ont fait
les lois et que leur orgueil ou leur intempérance présidaient à la rédaction ? Ô mes compagnes, foutez, vous êtes nées
pour foutre ! Laissez crier les sots et les hypocrites."
Tout cela n’est pas vraiment misogyne. Pour comprendre les relations complexes entre l'homme de lettres et les femmes,
il est nécessaire de "dépathologiser Sade et sa pensée pour substituer à la légende du monstre phallique l’image, bien plus
troublante, du penseur, voire du démystificateur de la toute-puissance phallique" selon Stéphanie Genand, biographe.
De là, à considérer Sade comme un auteur féministe, la réponse est nuancée, mais l’hypothèse pas sans intérêt.
Le marquis de Sade avait sur la femme des idées particulières et la voulait aussi libre que l’homme. Ces idées, que l’on
dégagera un jour, ont donné naissance à un double roman : Justine et Juliette. Ce n’est pas au hasard que le marquis
a choisi des héroïnes et non pas des héros. Justine, c’est l’ancienne femme, asservie, misérable et moins qu’humaine.
Juliette, au contraire, représente la femme nouvelle.
De fait, Justine et Juliette, les deux sœurs d’une égale beauté aux destins opposés, sont devenues des archétypes:
la première de la vertu, la seconde du vice; ou, plus justement, pour reprendre les sous-titres des deux ouvrages,
des malheurs qu’entraîne la vertu et de la prospérité attachée au vice.
La froide Juliette, jeune et voluptueuse, a supprimé le mot amour de son vocabulaire et nage dans les eaux glacés
du calcul égoïste. Incontestablement, elle tranche avec l’image misogyne traditionnelle de la femme: faible, effarouchée,
ravissante idiote sentimentale. Juliette est forte, elle est dure, elle maîtrise son corps et sait en jouir, elle a l’esprit vif
et précis que permet l’usage de la froide raison débarrassée des élans du cœur.
Sade théorise en effet la soumission dont les femmes sont l’objet. Concrètement, cette position d’analyste de
l’asservissement féminin se traduit, chez lui, par le choix original de donner la parole à des personnages féminins:
Justine, Juliette, Léonore dans Aline et Valcour, Adélaïde de Senanges ou Isabelle de Bavière dans ses romans
historiques tardifs, sont toutes des femmes.
Cette omniprésence des héroïnes leur confère une tribune et une voix neutres, capables de s’affranchir de leurs
malheurs: raconter son histoire, si malheureuse ou funeste soit-elle, c’est toujours y retrouver une dignité ou en
reprendre le contrôle. L’énonciation féminine suffirait, en soi, à contredire le mythe d’un Sade misogyne.
L'homme de lettres a constamment appelé à une émancipation des femmes, notamment par le dépassement
des dogmes religieux. Les dialogues des personnages de La philosophie dans le boudoir foisonnent d’appels à la
révolte contre la soumission aux préceptes religieux inculqués aux femmes dès le plus jeune âge:
" Eh non, Eugénie, non, ce n’est point pour cette fin que nous sommes nées; ces lois absurdes sont l’ouvrage des
hommes, et nous ne devons pas nous y soumettre." On retrouve également des appels à la libre disposition de son
corps, comme dans ce passage où Sade met dans la bouche d’un des personnages les conseils suivants:
"Mon cher ange, ton corps est à toi, à toi seule, il n’y a que toi seule au monde qui aies le droit d’en jouir et d’en faire
jouir qui bon te semble."
Tout en lui reconnaissant une certaine considération des femmes, n'oublions pas que l’univers de Sade, enraciné dans
l’Ancien Régime, est foncièrement inégalitaire; la société française est alors structurée par la domination, aussi bien
sur le plan politique que sur le plan social: des élites minoritaires concentrent les richesses et le pouvoir, si bien qu’il est
naturel d’y exploiter l’autre et de le nier dans ses prérogatives.
Les femmes constituaient, à ce titre, une population singulièrement misérable: mineures juridiques, puisqu’elles ne
bénéficiaient d’aucun droit, elles étaient aussi sexuellement exploitées puisqu’elles n’avaient le plus souvent d’autre
ressource que le commerce de leurs corps, ne bénéficiant d’aucune éducation, hormis quelques privilégiées.
Une fois qu’on a souligné tous ces aspects, il faut avoir l’honnêteté d’avouer que les romans de Sade regorgent
de scènes bestiales où les femmes subissent les humiliations, sexuelles ou autres, les plus atroces de la part
de leurs partenaires masculins.
Faut-il en déduire pour autant que Sade incite à imiter ces comportements ? Érige-t-il les personnages qui en sont les
auteurs en modèle à suivre ? À bien des égards, la réponse semble être évidemment négative.
C’est Sade lui-même qui nous alerte contre ces interprétations erronées quand il estime que le romancier doit peindre
"toutes les espèces de vices imaginables pour les faire détester aux hommes."
D’où l’importance d’avoir connaissance de l’hygiène romanesque qu’était celle de Sade:
"À quoi servent les romans ? À quoi ils servent, hommes hypocrites et pervers ? Car vous seuls faites cette ridicule
question; ils servent à vous peindre tels que vous êtes, orgueilleux individus qui voulez vous soustraire au pinceau
parce que vous en redoutez les effets", écrivait-t-il dans son essai intitulé Idée sur les romans.
C’est donc l'être humain, dégarni des conventions sociales et dévoré par ses désirs, que Sade s’est proposé
de dépeindre sans concession.
"Ce qui fait la suprême valeur du témoignage de Sade, c’est qu’il nous inquiète. Il nous oblige à remettre en question
le problème essentiel qui hante ce temps : le problème de l’homme à l’homme." Simone de Beauvoir
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Livrez-vous, Eugénie; abandonnez tous vos sens au plaisir; qu'il soit le seul dieu de votre existence;
c'est à lui seul qu'une jeune fille doit tout sacrifier, et rien à ses yeux ne doit être aussi sacré que le plaisir."
La philosophie dans le boudoir. (1795)
Entre érotisme et perversion, les récits du Marquis de Sade font toujours l'objet de polémiques, tant pour leur violence
que pour leur outrance. Mais alors, que peut nous apporter la lecture de ses écrits aujourd'hui ?
La vie et les œuvres de Sade ont fait l'objet de mille appropriations, par des écrivains aussi divers que Georges Bataille,
les surréalistes, Roland Barthes, Maurice Blanchot, Jean-Jacques Pauvert, Annie Le Brun et bien d'autres.
Dans une nouvelle série d'articles, après ceux publiés en Octobre dernier, il nous est apparu intéressant, en dehors de
tout jugement moral, de jeter un regard littéraire sur son univers, afin de mesurer la richesse et la portée de son œuvre.
Divin Marquis ou affreux pornographe ? L'insupportable et l'intérêt de son écriture résident précisément en ceci que les
deux sont indissociables. Sade est irréductible à quelque case que ce soit. Être dans l'enfer, c'est être livré aux gémonies,
à l'excès, et à l'irrationalité. Étudier l'écrivain n'est pas le canoniser ni l'institutionnaliser mais interdit d'écrire, à tout le moins,
n'importe quoi à son sujet. Il est à la fois un maître de la liberté et son texte est insupportable, si on le tient pour un texte
réaliste. On a l'impression au contraire de quelqu'un qui établit un rapport critique à la langue, aux stéréotypes moraux.
En réalité, aborder Sade exige une double lecture, tout en séparant l'homme de sa création littéraire.
Quand on voit l'attention avec laquelle il se corrige, quand on regarde le glissement du point de vue dans les différentes
versions de "Justine"; dans "les Infortunes de la vertu", elle parle à la première personne, ensuite on parle pour elle,
elle est aliénée, on ne peut s'empêcher de penser que Sade est un grand écrivain; ce sont des choses très simples,
comme le choix de ses titres: "l'infortune" entraîne des malheurs indus; les "malheurs", eux, peuvent être mérités.
Il serait injuste de le considérer comme un malade couchant ses fantasmes sur du papier. Il semble qu'il ait écrit avant la
prison mais c'est la prison qui transforme le libertin en un homme qui n'a plus que la lecture et l'écriture dans sa vie.
Son écriture présente un côté obsessionnel de la reprise incessante des mêmes thèmes qui investissent toute son oeuvre.
Sade tient en parallèle une écriture pour le public, tant il rêve d'être reconnu comme un homme de lettres; mais il va
jusqu'au bout de ses obsessions dans des oeuvres impubliables. Son style est à la fois décalé et ironique.
Il possède le talent de raconter des histoires de vertu malheureuse dans la langue policée du XVIII ème siècle, tout en
mêlant des termes bruts et crus; c'est pourquoi, Il faut dépasser des réticences ou des dégoûts, ce déplaisir subtil que
peuvent aussi provoquer ses œuvres, pour prendre toute la place qui leur échoit dans la fiction elle?même. Les tonalités
aussi se mélangent, le rire, l'ironie coupante succédant à des exposés philosophiques ou politiques.
Il a besoin d'écrire comme Rousseau, qu'on lui interdit de lire à la Bastille quand on lui autorise Voltaire, pour écrire comme
personne. Il est aussi un homme de son époque qui pratique l'écriture sensible. Lui-même joue à ce type de littérature.
Son style le plus violent se joue comme une parodie. Après tout, la littérature sensible prétend faire couler des larmes,
la littérature érotique, du "foutre". C'est également une littérature pathétique, cherchant un effet. Sade était également un
homme de théatre.
Son écriture est aussi un rapport à la vérité. Il semble être un homme de pensée ancienne dans la manière qu'il a de
blasphémer, qui paraît l'installer dans un monde manichéen. Et son écriture est moderne, en ce qu'elle témoigne de la
conscience qu'elle est le deuil du savoir, de la vérité. On a l'impression d'un homme qui ne croit à la Révolution que par
comparaison à celle des astres, comme un cycle perpétuel de progrès et de décadence.
Proust fut aussi un homme qui traversa toute sa vie en écriture. Sade fut confronté à une série de situations limites:
un libertinage de son temps mais aux limites de la légalité et la prison où il passa plus de la moitié de sa vie. Enfermé,
il est livré à lui-même; une partie de sa création littéraire, dont "les Cent Vingt Journées de Sodome", ne put être publiée.
C'est une limite évidente à l'expression de son talent.
Son obsession est celle de l'écrivain qui rabâche. Elle s'oppose à l'ouverture de son écriture. En se répétant, il montre
que le travail d'écriture est essentiel même si, en apparence, c'est la même histoire. Quand il est arrêté en 1801, il prépare
encore une nouvelle "Nouvelle Justine". En découvrant les trois premières versions, on pense qu'il ne peut aller plus loin.
Au contraire, l'écrivain provoque le fantasme du lecteur qui imagine une écriture capable de repousser toujours plus loin.
On n'est pas obligé d'être complice mais on s'engage dans une surenchère fantasmatique. Or c'est justement dans ces
litanies d'horreurs, de tortures et de sévices, dans cet étourdissant effet d'énumérations, que réside une grande part de la
modernité de la langue de Sade.
Sade n'invente pas le thème de la vertu malheureuse. Rappelons que Diderot a déjà écrit les "Épreuves de la vertu."
Il y a toute une littérature complaisante dans la représentation de la vertu malheureuse. Sade reprend ce thème de la pure
jeune fille mais avec le goût sacrilège de bafouer cette vertu et encore s'agit-il d'une vertu qui résiste et d'une jeune fille
cicatrisant très vite; il a besoin d'inventer des "doubles" de Justine qui meurent pour qu'à chaque fois Justine résiste
sauf à la foudre fatale.
Plus il avance, plus la figure centrale est le couple Justine-Juliette, couple de personnages concret, conflictuel,
contradictoire, qui correspond à la manière dont il se présente comme une victime de l'Ancien Régime.
Justine est sans cesse enfermée; celle dont il se revendique en libertin athée, qui va faire bien pire, sur le papier,
que dans la réalité, c'est le versant Juliette.
Son œuvre apparait à première lecture scandaleuse, mais porte en elle, en réalité un discours philosophique.
La transgression n’est pas principalement l’écart de conduite, bien que, Sade en ait commis beaucoup, ni non
plus seulement la déviance à l’égard des pratiques sexuelles "licites." Il est d’abord ce qui prend ses distances
avec le respect, la vénération accordés à ce qui ne mérite que railleries. Sade fut insolent avec constance, et
cette irrévérence lui coûta. Son œuvre est truffée de caricatures, de raisonnements spécieux, d’exagérations;
l’outrance conduit au grotesque et les énormités qui parsèment les descriptions d’horreurs de ses ouvrages
constituent autant de moments de respiration permettant au lecteur de sortir du gouffre où le récit le plonge.
La figure de Justine est formellement, littérairement idéale: elle est le prétexte à une addition sans fin d'épisodes.
Une jeune fille qui pratique les vertus, déclenchant une série de catastrophes: la trame offre une perspective ouverte,
car elle semble ne rien vouloir comprendre. Juliette est cruelle dès le départ mais son histoire est celle d'un devenir.
L'une est dans le temps immobile, l'autre dans l'espace. Juliette est un tourbillon d'air sulfureux.
Lire Sade est un excellent exercice de critique de toute dialectique moralisante. Les pires libertins chez Sade tiennent en
effet un double discours. Ce n'est pas là un simple plaisir anticlérical mais dénoncer ce qu'il y a de plus pervers dans les
institutions prétendant à la vérité et imposer un mode de vie aux individus. L'homme de lettres parvient dans son oeuvre
à brasser tous les discours théoriques de son siècle et chacun de ces discours va renvoyer peu à peu à la même pratique
de domination. Il y a dans cette fiction une dérision générale du discours théorique.
Écrivain libertin talentueux, ou fieffé scélérat débauché, Sade brille, dans sa tentative désespérée, de mettre à bas,
en tant qu'esprit libre et vagabond, un ordre social et religieux, en déclin à la fin du XVIII ème siècle. Son œuvre,
inspirée d'une conscience matérialiste de l'infini, déshumanisant les corps, explore les abîmes sombres de l'âme.
Il demeure un grand auteur, capable de nouveauté et d’audace, plaçant la littérature à la hauteur de son exigence.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Comment le châtiment de la flagellation a pris sa place dans l'alchimie érotique de la partition des plaisirs ?
De la naissance de la littérature "flagellante", à la multiplicité des études réalisées, en s'intéressant à la
psychiatrie des perversions, le goût du fouet s'est imposé comme objet spécifique, autonome de la sexualité
dans l'univers du sadomasochisme. La ritualisation attachée à ce châtiment, célébrant la pureté des sensations
extrêmes, la recherche de la cruauté et de la douleur, fait de lui, lors d'une séance S/M, dans cet art subtil et
cérébral,une étape incontournable vers la jouissance sublimée.
Défini comme un acte consistant à cingler le corps humain avec un fouet,des lanières, ou une tige souple,
le terme revêt une multiplicité de significations, religieuse, érotique,et disciplinaire, s'inscrivant dans un champ
sémantique, où sa compréhension sexuelle est pourvue de symboles,dans l'évocation imaginaire, de la verge
au flagelle.
Elle fut tout d'abord dans la religion une incarnation, utilisée comme un moyen de faire pénitence,
telle une expiation de ses propres péchés, parfois même ceux des autres, et se pratique encore, aujourd'hui
couramment dans certains ordres religieux ultra-catholiques.
Dans l'histoire,la flagellation précédant la crucifixion était un préliminaire à la condamnation.
Le nombre de coups portés très élevé pouvait alors conduire ni plus,ni moins, à la mort du supplicié.
Elle fut utilisée par nombre de civilisations,encore employée aujourd'hui dans certains pays, comme ceux
appliquant entre autres,la loi islamique, la charia.
Les Romains l'employaient comme châtiment corporel; la fustigation était une peine appliquée aux citoyens
ou aux affranchis jugée moins infamante,que la la flagellation appliquée avec un fouet,le flagellum, réservée aux
esclaves, dépourvus de citoyenneté, ayant commis des actes criminels,précédant dans la majorité des cas, la
la peine de mort. Dans l'Antiquité, elle était également le prélude à des jeux sexuels. L’histoire ancienne et les
mythologies abondent en illustrations.
Lors d'orgies, le premier des devoirs était de se martyriser en honneur de la Déesse.
Jetés dans une sorte d’extase par le recours à des danses frénétiques et autres stimulants,
les fidèles s’emparaient de son glaive pour s'automutiler, au plus fort de leur délire.
Les mêmes coutumes se retrouvent aux fêtes d’Isis, dont Hérode nous a laissé une peinture frappante.
À Rome, les fêtes des Lupercales semblables aux Bacchanales et aux Saturnales étaient l’occasion
d'épouvantables orgies. Les prêtres, brandissant leurs fouets, hurlant et criant de joie, parcouraient les
rues de la ville. Les femmes se précipitaient nues à leur rencontre, présentant leurs reins, les invitant
par leurs cris, à les flageller jusqu'au sang.
Aux XVIIIe et XIXe siècles, la bastonnade réalisée avec une corde goudronnée, était une punition fréquemment pratiquée
dans les bagnes avant l'abolition de l'esclavage. En France, la flagellation dans le système pénal fut prohibée en 1830,
lors de l'avènement du Roi Louis Philippe. La dernière flagellation publique, fut administrée, sous Louis XVI, en 1786
à l'encontre de la Comtesse de La Motte, pour sa participation, dans l'affaire du collier de la Reine Marie-Antoinette.
De nos jours,la flagellation demeure une sanction pénale encore appliquée en Arabie Saoudite et en Iran.
En Littérature,l'œuvre du Marquis de Sade, dans "Justine ou les Malheurs de la vertu" (1791) décrit,
comme nous l'avons évoqué, au cours d'un précédent article, de nombreuses scènes de flagellation.
"Thérèse philosophe", ouvrage moins réputé, attribué à Jean-Baptiste Boyer d'Argens (1748) y fait largement écho.
Sous l'Empire, l'actrice Émilie Contat, très courtisée à l'époque, vendait ses charmes en fouettant ses amants
masochistes. Le sombre et intrigant,Ministre de la Police de Napoléon,Joseph Fouché, fut le plus célèbre de ses
clients, en fréquentant assidûment son boudoir.
Dans la littérature érotique, ce sont les œuvres de Von Sacher-Masoch, et les études de Von Krafft-Ebing,
fondateurs respectivement des concepts du "sadisme" et du "sadomasochisme" qui marquèrent les esprits.
"La Vénus à la fourrure" de Leopold von Sacher-Masoch, parue en 1870 fait figure de roman novateur.
les personnages Wanda et Séverin puisant dans la flagellation, leur source quotidienne de leurs jeux sexuels.
La flagellation chez Pierre Mac Orlan (1882-1970), auteur prolixe d'ouvrages érotiques, est largement présente.
Dans "La Comtesse au fouet, belle et terrible", "Les Aventures amoureuses de Mademoiselle de Sommerange",
ou "Mademoiselle de Mustelle et ses amies.",enfin dans "Roman pervers d'une fillette élégante et vicieuse",
récit de l'apprentissage cruel dans l'asservissement sexuel d'une très jeune fille.
De même, on retrouve des scènes de flagellation, chez Apollinaire dans "Les Onzes Mille Verges" (1907)
chez Pierre Louys en 1926, dans "Trois filles de leurs mère."
Le roman "Histoire d'O" (1954), étudié précédemment, comporte de nombreuses scènes de flagellation.
Plus proche de nous, la romancière, Eva Delambre, dans "Devenir Sienne" (2013), fait du fouet l'instrument de
prédilection de Maître Hantz. Il en est de même dans "Turbulences" (2019), son dernier ouvrage.
Diversifiée dans sa ritualisation, sa gestuelle et son symbolisme, très présente dans l'univers du BDSM,
la flagellation se définit aujourd'hui, comme une pratique autonome, de la recherche de la jouissance.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Histoire d'O de Pauline Réage est certainement l'un des romans les plus controversés du XX ème siècle.
L'ouvrage porte en effet, tel un stigmate, l'étiquette, dans son cas assez problématique, d'érotique, voire
même de pornographique, ce qui a eu, et ce qui a hélas encore pour conséquence d'attirer un certain lectorat
amateur de sensations émoustillantes souvent déçu par "l'inconcevable décence" du texte, et de repousser un
autre lectorat, académique qui se permet alors d'en critiquer la moralité en négligeant injustement la forme.
Toutefois, dans des zones médiates, un autre lectorat pourrait produire une nouvelle lecture peut-être moins teintée
de mépris ou d'excitation, et certains articles écrits sur "Histoire d'O" sont en ce sens tout à fait remarquables et
académiquement très riches, comme par exemple ceux de Léo Bersani ou de Brigitte Purkhardt, et en particulier
celui de Gaétan Brulotte qui met au jour les stratégies étonnantes d'une œuvre qui "apparaît comme un texte rusé,
détourné."
De la ruse à l'intelligence, il n'y a qu'un pas que franchira le lecteur averti dans une prospection poussée de la narration
subtile, réfléchie, maîtrisée et incontestablement, intelligente que nous a offerte Pauline Réage.
Mais qui sera le lecteur averti ? Il, ou elle, devra être capable de dépasser l'attirance ou la répulsion, ou simplement
la curiosité, provoquées par l'étiquette sulfureuse préalablement plaquée sur l'œuvre. Le lecteur averti ne pourrait,
par exemple, se permettre d'aborder et surtout d'analyser ce texte à travers certains filtres de subjectivité, de préjugé,
et d'opinion personnelle sur le faux problème de la moralité, douteuse dit-on, d'une histoire qui a dérangé et qui dérange
encore.
C'est d'une écriture de la plus haute qualité qu'il s'agit dans Histoire d'O, un récit qui nous montre finalement qu'il y a un
esclavage du texte et s'applique à en dévoiler les secrets, à en mettre au jour les limites, à en sonder les possibilités
transgressives.
En étudiant la structure narrative de ce récit, il est admirable de découvrir que la forme même de la narration prouve
qu'Histoire d'O possède une chair littéraire plus délicate que ne le perçoit en général l'opinion publique ou académique
Le roman a été écrit pour plaire et non pour provoquer ou repousser. Le récit utilise ainsi un nombre de ruses rhétoriques
qu'un texte pornographique courant ne le fait. Il est triste de constater une telle hostilité, pour ne pas dire une véritable
haine, envers une œuvre qui, au contraire, marque un tournant important de la littérature féminine, de sa libération.
Histoire d'O n'est pas un livre qui énonce des arguments faciles, mais au contraire qui pose des questions
complexes sur les relations entre hommes et femmes, d'une part, et sur l'écriture, en particulier féminine, d'autre part;
leurs réponses ne sauraient se limiter à un simple rapport de sadomasochisme. C'est peut-être l'un des plus beaux
romans écrits par une femme.
Sir Stephen est bien un meilleur maître que René qui n'apparaît jamais, et on le voit clairement quand on relit le livre,
comme un maître cruel, pas même comme un maître tout court. Il est au contraire assez insignifiant, à la limite de la
sensiblerie adolescente. Il refuse de fouetter O.
Le pouvoir qu'O gagne en devenant l'esclave de Sir Stephen, c'est celui de provoquer le désir, et même de se faire aimer,
d'un homme puissant en apparence qui valide en quelque sorte sa "désirabilité", en d'autres termes, qui la valorise.
Ce serait une erreur de penser qu'O est un être faible allant inexorablement vers la destruction, vers l'annihilation, car
au contraire d'aller vers le néant, le rien, elle va vers le tout.
Sa servitude apporte à O une force tranquille, un équilibre qui, au contraire de l'aliéner, la rend à elle-même, au respect
d'elle-même. Elle se sert donc de ces hommes, ceux de Roissy, René, Sir Stephen, pour s'élever, et sans aucun doute
s'élever au-dessus d'eux. Il faut être sensible au fait que ce sont les hommes, et les hommes seuls, qui n'ont pas droit à
la parole dans le roman, ce qui semble avoir été souvent manqué par la critique.
Si l'on accepte la domination d'O dans la narration, on ne peut plus la considérer comme le néant que représente son nom.
Elle ne peut être ce zéro, ou plutôt elle ne peut être uniquement cela. Beaucoup ont fait l'onomastique d'Histoire d'O et
certains ont trouvé des choses intéressantes. Pour certains auteurs, O est Ouverte, Obéissante, Objet, et Orifice.
O, c'est aussi le cercle, l'anneau trop petit que porte O à son annulaire, les anneaux des colliers et des bracelets,
eux-mêmes anneaux de cuir, puis de fer, mais aussi et surtout "l'anneau de chair", "l'anneau des reins", c'est-à-dire l'anneau
anal. Le cercle génère ainsi de multiples signifiants pour rejoindre irrémédiablement l'encerclement de la narration par le
narrateur qui commence et termine le récit en laissant la parole à O au milieu. O, à l'instar de la chouette dont elle porte le
masque à la fin du roman, est tout autant proie et prédatrice avec Jacqueline, et il serait faux de la réduire à un archétype
triste et sordide du sado-masochisme, qui n'est pas un terme satisfaisant pour exprimer l'œuvre de Pauline Réage.
O, objet, ou orifice, appartient à un autre monde, un monde mêlant inspiration ésotérique et talent littéraire.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"- Elle est à vous ? Oui, répondit René. Jacques a raison, reprit l'autre, elle est trop étroite,
il faut l'élargir. Pas trop tout de même, dit Jacques. A votre gré, dit René en se levant, vous
êtes meilleur juge que moi."
Désormais, huit jours durant, entre la tombée du jour où finissait son service dans la
biblothèque et l'heure de la nuit, huit ou dix heures généralement, où on l'y ramenait, quand
on l'y ramenait, enchaînée et nue sous une cape rouge, O porta fixée au centre de ses reins
par trois chaînettes tendues à une ceinture de cuir autour de ses hanches, de façon que le
mouvement intérieur de ses muscles ne la pût repousser, une tige d'ébonite faite à l'imitation
d'un sexe dressé. Une chaînette suivait le sillon des reins, les deux autres le pli des cuisses
de part et d'autre du triangle du ventre, afin de ne pas empêcher qu'on y pénétrât au besoin.
Au repas du soir, que les filles prenaient ensemble dans le même réfectoire, mais après leur
bain, nues et fardées, O la portaint encore, et du fait des chaînettes et de la ceinture, tout le
monde pouvait voir qu'elle la portait. Elle ne lui était enlevée, et par lui, qu'au moment où le
valet Pierre venait l'enchaîner, soit au mur pour la nuit si personne ne la réclamait, soit les
mains au dos s'il devait la reconduire à la bibliothèque. Rares furent les nuits où il ne se
trouva pas quelqu'un pour faire usage de cette voie ainsi rapidement rendue plus aisée, bien
que toujours plus étroite que l'autre. Au bout de huit jours aucun appareil ne fut plus necessaire
et son amant dit à O qu'il était heureux qu'elle fut doublement ouverte, et qu'il veillerait qu'elle le
demeurât.
Se lasserait-elle ? Non. À force d'être outragée, il semble qu'elle aurait dû s'habituer aux outrages,
à force d'être caressée, aux caresses, sinon au fouet à force d'être fouettée. Une affreuse satiété
de la douleur et de la volupté dût la rejeter peu à peu des berges insensibles, proches du sommeil
ou du somnambulisme. Mais au contraire, le corset qui la tenait droite, les chaînes qui la gardaient
soumise, le silence son refuge y étaient pour quelque chose, comme aussi le spectacle des filles
livrées comme elle, et même lorsqu'elles n'étaient pas livrées, de leur corps constamment accessible.
Chaque jour et pour ainsi dit rituellement salie de salive et de sperme, de sueur mêlée à sa propre
sueur, elle se sentait à la lettre le réceptacle d'impureté".
Hommage à Pauline Réage. (Histoire d'O)
Le mot ???? est un nom propre d’origine hellénique. Aujourd’hui, il existe sous la même forme dans la
plupart des langues européennes. Dans l'univers de l’Antiquité grecque, se dégagent clairement trois
origines; afin d'en étudier la genèse, un portrait chronologique facilite la compréhension de l'évolution
étymologique contribuant à nuancer l'orthographie selon la tabulation. La première source historique
est la cosmogonie de l'Éros de Protogène, peintre grec du IV ème siècle av. J.-C.
Selon la Théogonie d’Hésiode, le monde a été créé à partir de quatre principes, Khaos (la déchirure),
Gaia (La Terre), Tartaros (Les Ténèbres) et, enfin, Éros. Seul ce dernier est suivi d’une courte description
"[…] Erôs, le plus beau d’entre les Dieux Immortels, qui rompt les forces, et qui, de tous les Dieux et de
tous les hommes, dompte l’intelligence et la sagesse dans leur poitrine." Eros est décrit par ses épithètes:
le plus beau Kallistô, parmi les dieux immortels pouvant relâcher les membres et dominer la pensée et la
volonté de toutes les divinités et de tous les hommes.
Éros cosmogonique est beau, universel et tout-puissant (il contrôle le corps, la pensée et la volonté).
Il apparaît comme un intermédiaire entre la déchirure et la création, en agissant sur les divinités et les
êtres humains. Il s’agit d’une force primaire, d’une source d’harmonie dynamique, ce qui ne détermine pas
pour autant son caractère amoureux et son désir, qu’il soit positif ou négatif. Ce qui est souligné est son
caractère à la fois dynamique et esthétique. Il n’est pas personnifié et n’a pas de filiation. Sa deuxième
apparition, dans le même texte, se produit au moment de la naissance d’Aphrodite, une jeune fille née des
parties génitales d’Ouranos, jetées dans la mer. Cela peut être interprété comme une autre fonction d’Éros.
Accueillant Aphrodite, née de l'écume des mers, Éros et Himéros (on souligne sa beauté) prennent sens
concret et, eux-aussi, président aux entretiens, aux sourires, aux séductions, au charme, à la tendresse,
aux caresses. Le double caractère d’Éros et l’introduction de l’élément féminin seront repris dans plusieurs
interprétations dont la représentation picturale la plus fameuse est la scène, peinte par Botticelli vers la fin
du XVe siècle, où les deux jumeaux inséparables Éros et Himéros apparaissent.
La seconde origine peut être apportée par la philosophie. C’est la première interprétation de la cosmogonie,
et une éloge à une certaine conception d’Éros, perçue alors comme une source de connaissance. Éros est plutôt
traité comme une métaphore des différentes conceptions de l’Erôs (????), traduit "amour" en français.
Les exemples les plus connus sont le discours de Pausanias et celui de Socrate, dans Le Banquet de Platon,
où l’on présente une vision dialectique d’erôs, selon laquelle il existe deux types d’Erôs,comme il y a deux types
d’Aphrodite. L’Érôs céleste, qui symbolise l’amour entre les hommes et cherche un absolu, est pris comme modèle
tandis que l’Érôs vulgaire, qui ne fait pas de distinction entre les sexes, est condamné. Socrate, à son tour,
propose une échelle de types d’Érôs: charnel, spirituel, esthétique et divin. L’ouvrage de Platon a influencé la
postériorité occidentale.
Le troisième Éros est le nom d’un personnage mythologique. Il est présenté comme le fils d’Aphrodite,
de Polymnie ou de différents couples: Porus et Penia (Socrate), Hermès et Artémis, Hermès et Aphrodite,
Arès et Aphrodite, Zéphyr et Iris ou Aphrodite et Zeus. C’est le mythe d’Éros, fils d’Arès et d’Aphrodite,
qui a eu le plus de succès. Aussi, Éros devient-il anthropomorphe. L’image de son corps (jeune homme nu, ailé),
ses attributs (arc et flèches) et même son caractère "glykypikros eros", Éros aigre-doux selon Sapho commencent
à se préciser. Les poètes et les artistes de l’époque hellénistique ont contribué à une multiplication et à une
spécialisation des divinités appelées "Érotes". Dans la plupart des cas, ils étaient représentés en duo
(Éros et Himéros) ou en trio (Éros, Himéros, Pothos).
Éros pouvait devenir malin, selon les flèches dont il disposait. Quelle que soit sa parenté, Éros est présenté
comme un jeune homme ailé, tenant parfois une cithare. Après Alexandre le Grand, il est de plus en plus représenté,
dans les épigrammes, comme un garçon ailé, muni d’arc et de flèches, avec parfois les yeux bandés.
La même reproduction d’Érotes s’est maintenue, dans la civilisation romaine, sous le nom de Cupidon (ou Amoretti)
puis reprise dans la tradition occidentale.
Ainsi dans la mythologie grecque, Éros et erôs ont été utilisés, dès le début, par diverses disciplines de la pensée
humaine. Le sens du premier Éros, était polymorphe à l'origine mais comportait déjà les notions de force et d’esthétique.
C’est par analogie avec Aphrodite que sa fonction et son image ont été déterminées. De divinité primordiale il est
devenu "Érotes". Son sens s’est limité au domaine de l’amour et il est devenu aphrodisiaque.
En résumé, il y a trois domaines pour Éros: la cosmogonie, la philosophie et enfin les arts et la littérature. Étant donné,
la graphie changeante, la version avec omega étant la plus répandue dans les textes que nous connaissons aujourd’hui,
il serait difficile d’imaginer une distinction nette dans le lexique entre Éros, nom propre d’une divinité et erôs,
nom commun désignant les relations entre les êtres humains, traduites en français par "amour." C’est un cas
d’intraduisibilité entre la langue grecque et la langue latine. Cela a eu des conséquences dans toutes les langues
européennes qui ont cherché à le retranscrire pour l'adopter.
Quand le nom est devenu générique, son usage s’est adjectivé à partir de la seconde forme, ????.
C’est pourquoi dans la langue française, on écrit "erôs" avec l’accent circonflexe pour marquer l’oméga
d’origine grecque. L’adjectif signifie, d’une manière générale, "de l’erôs" ou "qui est provoqué par l’erôs."
On parle d’un hasard/rencontre (suntuxia), d’une chanson (melos), d’un discours (logos), d’une force (dynamis)
érotique. Même si l’adjectif était déjà utilisé par Platon et par Aristote, l’un des premiers ouvrages à utiliser cette
forme dans le titre est le "????????" (erotikos) de Plutarque, comprendre "De l’amour".
Chez Plutarque, erôs est présenté comme l’amour mental et Aphrodite comme l’amour physique.
Après la civilisation grecque, c’est la civilisation romaine qui adapte l’adjectif grec ???????? (erotikos), ce qui donne
en bas latin eroticus/erotica/eroticum. Cependant un autre mot est un apport étymologique romain: le mot sexe.
Il est utilisé pour la première fois par Cicéron dans son "De inventione". Sexus vient de sectus, sectare qui signifie
"séparé, coupé." Le mot a, dans les siècles suivants, un succès énorme et ce, jusqu’à nos jours. En même temps,
un autre terme latin a permis de décrire les relations d’amour, amor ainsi que ses dérivés, les adjectifs amatorius
amatoria, utilisé par Ovide dans son "Ars Amatoria."
Dans la langue française, le mot "érotique" apparaît vers le milieu du XVIe siècle. Son premier emploi ne faisait
allusion ni à la sensualité ni à la sexualité. D’une manière globale, il concernait l'univers littéraire traitant de l’amour,
dans la poésie, les odes ou les hymnes érotiques. Par extension, le même terme pouvait être utilisé pour parler des
arts, des artistes ou des genres.
O, objet, ou orifice, appartient à un autre monde, un monde mêlant inspiration ésotérique et talent littéraire.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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L'inconnu, qu'elle n'osait toujours pas regarder, demanda alors, après avoir passé la main sur
ses seins et le long de ses reins, qu'elle écartât les jambes. Juliette la poussa en avant, pour
pour qu'elle fût mieux à portée. Cette caresse, qu'elle n'acceptait jamais sans se débattre et
sans être comblée de honte, et à laquelle elle se dérobait aussi vite qu'elle pouvait, si vite
qu'elle avait à peine le temps d'en être atteinte, et qu'il lui semblait sacrilège que son amante
fût à ses genoux, alors qu'elle devait être aux siens, elle sentit soudain qu'elle n'y échapperait
pas, et se vit perdue.
Car elle gémit quand les lèvres étrangères, qui appuyaient sur le renflement de chair d'où part
la corolle intérieure, l'enflammèrent brusquement, le quittèrent pour laisser la pointe chaude
l'enflammer davantage; elle gémit plus fort quand les lèvres la reprirent; elle sentit durcir et se
dresser le membre qui l'étouffait, qu'entre les dents et les lèvres, une onde aspirait, sous
laquelle elle haletait. L'inconnu la quitta d'un brusque arrachement et lui aussi cria. Dans un
éclair, Charlotte se vit délivrée, anéantie, maudite. Elle avait accomplit la fellation avec un
recueillement mystique. Le silence soudain l'exaspéra. Elle était prise.
Elle comprit enfin que le membre qui la pénétrait était un olisbos dont Juliette s'était ceint la
taille. Avec un vocabulaire outrageusement vicieux, elle exigea d'elle qu'elle se cambre
davantage, qu'elle s'offre totalement pour qu'elle puisse être remplie à fond. Elle céda à
l'impétuosité d'un orgasme qu'elle aurait voulu pourvoir contrôler; c'était la première fois
qu'une femme la possédait par la seule voie qui soit commune avec un homme. Juliette
parut subitement échauffée; elle s'approcha d'elle, la coucha sur un lit, écarta ses jambes
jusqu'au dessus de son visage et exigea qu'elle la lèche. Ses cuisses musclées s'écartèrent
sous la pression de sa langue. Elle s'ouvrit davantage et se libéra violemment dans sa
bouche. Charlotte ne sentait plus que le collier, les bracelets et la chaîne, son corps partait à
la dérive. Elle s'endormit dans la chambre tapissée de toile de Jouy.
Hommage à Charlotte.
Poète, essayiste et romancier, André Pieyre de Mandiargues entreprit dès 1934 l’écriture de ses
premiers textes poétiques qui ne furent publiés en recueil qu’en 1961 sous le titre "L’Âge de craie".
Né à Paris le 14 Mars 1909 et mort le 13 Décembre 1991; après la Seconde Guerre mondiale, au cours
de laquelle il publia son premier livre, dans les années sordides (1943), il se lia avec André Breton et fréquenta
les surréalistes, mais son imaginaire, empreint d’onirisme et d’érotisme, son écriture, à la fois précieuse et
singulière, échappèrent néanmoins à leur influence.
Également proche du milieu de la NRF de Jean Paulhan et Marcel Arland, André Pieyre de Mandiargues
entretint des correspondances très suivies avec nombre d’écrivains. Dans ses nouvelles ou romans parmi
lesquels "Soleil des loups" (1951), "La Motocyclette" (1963) ou "La Marge" (1967, prix Goncourt), l’auteur
déploie un univers insolite, envahi de fantasmes où se mêlent des obsessions liées au désir et à la mort.
Il écrivit également quelques pièces de théâtre, mais surtout de nombreuses études sur des peintres,
Léonor Fini, De Pisis ou Chirico dont la plupart, à travers des essais sur la littérature ou d’autres
"choses vues", rassemblées dans trois oeuvres, les "Belvédère" (1958, 1962, 1971).
Grand amateur d'érotisme, il a préfacé la plupart des œuvres de Pierre Louÿs et possédait une impressionnante
collection d'objets, jouets et photographies pornographiques anciens. L'une de ses nouvelles fut également adaptée
comme "sketch" avec Fabrice Luchini, dans le film érotique "Contes immoraux" de Walerian Borowczyk en 1974.
Les deux seuls romans d’André Pieyre de Mandiargues, "La Motocyclette"? et "La Marge" traduisent une expérience
fantasmatique du corps singulière. Les héros des deux romans partent: leur voyage a un but érotique mais au cours
d’une fantastique ambulation, ils trouvent la mort. Les personnages principaux, respectivement, Rébecca Nul et
Sigismond Pons se rencontrent tous deux alités, lors d’une sieste ou à l’aube, dans un état de conscience transitoire,
une situation de veille et de rêve indistincts. Ils sont enfermés dans la solitude de leur corps et, dès l’abord, celui-ci
paraît un monde.
L’espace crée l’illusion référentielle (de nombreux détails décrivent, dénotent le réel voyage de l’auteur à la frontière
espagnole ou à Lauterbourg) et les thématiques de l’adultère et du voyage caractéristiques des deux romans laissent
présager péripéties et rebondissements hautement romanesques. Pourtant, dans les chambres d’hôtels,
dans le labyrinthe citadin barcelonais, sur les autoroutes alsaciennes, les personnages font des pauses, sortes
d’arrangements avec le temps romanesque, et posent tels des gisants. Et si Mandiargues présente le temps comme
l’élément définitoire essentiel de ses romans, c’est que le rendre imaginaire et sans orientation précise est fondamental
à la structure spatio-temporelle onirique qui fonde l’originalité de son écriture romanesque.
Pour construire un temps imaginaire, le poète détruit le temps de la division et de la succession, un paradoxe pour
un roman, qui plus est un roman qui décrit un voyage érotique au profit d’un espace de la fréquence, de la superposition,
de l’accumulation d’images identiques. Le temps imaginaire n’admet pas d’être marqué, il tourne en rond, se répète,
se superpose; finalement il est annihilé et le temps de la décharge, de l’orgasme n’arrive jamais ou ne compte pas,
et se conte peu.
Cette expérience fantasmatique de la spirale, d’une constante identification des choses du monde extérieur et du corps
propre, sous-tend de nouvelles perceptions, une hyperesthésie dans un rapport d’infusion et d’effusion, d’aspiration et
d’expiration. La femme est feuille quand elle entend son bruissement, fleur quand elle sent son parfum. Cette tentative
de donner corps au symbole dans les romans n’est pas éloignée d’un imaginaire et d’un érotisme féminins faits de
rêves excessifs de diffusion et de morcellements.
Le roman est une étoffe tissée par l’auteur pour protéger, renforcer un corps aux frontières incertaines, aux surfaces
éclatées. Grâce au pouvoir de la métaphore et au rythme romanesque, l’angoisse de la mort marquée dans les textes
par la crainte que l’animé ne devienne inanimé est dépassée.
Surréaliste des marges, André Pieyre de Mandiargues laisse une œuvre dont on a exploré jusqu’ici essentiellement
l’aspect fantastique, le caractère théâtral ou encore l’écriture visuelle et picturale.Il fut également un grand voyageur.
L'Italie conserve un rôle fondamental dans la constitution de son œuvre et de ses traits les plus marquants.
C’est incontestablement dans les relations avec les arts visuels italiens que l’œuvre et l’écriture mandiarguiennes
puisent leurs racines les plus profondes. Sans cesser sa quête du fantastique, Mandiargues suit quelques pistes
essentielles depuis la Renaissance jusqu’aux artistes les plus contemporains.
Les récits mandiarguiens, composés comme des tableaux, organisés chromatiquement de manière très consciente,
dominés par le rêve et l’érotisme, recréent activement le musée italien de l’auteur, et dans le même temps désignent
les modèles et les mécanismes de cette recréation, suivant en cela l’une des grandes caractéristiques du maniérisme.
L’art baroque est une autre des fortes suggestions de l’art italien au cœur de l’œuvre. Privilégiant un baroque tardif,
excentré, luxuriant, comme celui des Pouilles ou de Venise, Mandiargues en retient surtout la beauté convulsive
chère aux surréalistes, la métamorphose, ou le spasme en action et pourtant figé dans la statue.
Les intenses relations nouées avec des artistes contemporains viennent confirmer les pistes suivies depuis le passé
dans l’art italien: avec Léonor Fini, qui a été un autre de ses guides majeurs, Mandiargues a longuement partagé
des goûts et des pratiques esthétiques.
L’érotisme paraît le moteur de l’écriture de Pieyre de Mandiargues, comme le sens de la fin: une pulsion/expulsion
rassemblant des surfaces ouvertes et éclatées. Il rédigea une très élogieuse préface du roman "Emmanuelle".
La divagation pour sa mémoire n’est-elle pas, par excellence, un sujet de roman ?
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Même si le texte anticipe celui du "Troisième belvédère" d’environ dix ans, son contenu aborde le même sujet.
Ce qui change c’est la perspective. Ici, la réflexion est menée afin d’élaborer un avis positif du roman de
Pauline Réage. Ainsi, Mandiargues, utilise-t-il "éros" comme synonyme d’"érotisme" et non comme le nom d’un
personnage mythologique ou bien en faisant allusion à la pulsion freudienne. De même que dans l’essai précèdent,
Mandiargues se plaignait de la mode du mot "érotisme."
En 1958, l’écrivain était plutôt pessimiste par rapport à son avenir: " […] il va connaître un mauvais destin, le pire
dont les mots soient capables et tristement devenir passe-partout. Galvaudé bientôt, il n’aura plus d’éclat, presque
plus de sens."
L’écrivain propose sa vision car "en vérité, le seul moyen de s’entendre est d’admettre qu’il existe un éros blanc
et un éros noir." Le premier règne sur l’amour tandis que le second gouverne l’érotisme. Comme si c’étaient le paradis
et l’enfer ou le jour et la nuit, la frontière entre ces deux éléments est floue et reste perméable. Mandiargues est intéressé
par cette interzone évoquant des images "d’un chemin discret", "de ces tunnels", "de ces galeries secrètes" qui unissent les
deux mondes. L’érotisme dans sa dimension spatiale serait de couleur noire et c’est cet aspect chromatique que l’écrivain
cherchait à développer. Comme dans l’essai précédent, Mandiargues proposait une définition ambiguë.
Il laissait une grande marge d’interprétation dans sa conception de l’érotisme. Or, la symbolique du noir peut être interprétée
comme une allusion au démon, au deuil, à la mort, à la nuit, aux ténèbres, à la tristesse, etc. Il est possible d’imaginer que
cette polyvalence était un effet qui ne déplaisait pas à Mandiargues.
Comme exemple de cette conception, Mandiargues revient à sa lecture préférée sur ce sujet, l’Histoire d’O de
Pauline Réage, pour en faire l’éloge, la distinguant de la médiocrité des romans semblables qui ont recours fréquemment
aux exercices du corps. Mandiargues apprécie l’usage de cette machinerie de la destruction de la chair à condition qu’elle
entraîne le dédoublement symbolique indispensable à l’érotisme.
Les tortures et les supplices que l’héroïne doit subir se mêlent aux déclarations d’amour pour son amant. Du point de vue
du contenu, même si l’auteur a fréquemment recours aux scènes de rapports sexuels violents et de fouettements jusqu’au
sang, elles sont équilibrées par des monologues intérieurs d’O. L’héroïne veut garder à tout prix l’amour de son amant
et découvre sa capacité à subir les plus diverses épreuves. Le narrateur semble expliquer le sens de l’oeuvre:
"Sous les regards, sous les mains, sous les sexes qui l’outrageaient, sous les fouets qui la déchiraient, elle se perdait dans
une délirante absence d’elle-même qui la rendait à l’amour, et l’approchait peut-être de la mort".
Il semble que, dans le contexte de l’essai de Mandiargues, Histoire d’O de Pauline Réage fonctionne comme la preuve
d’une application de la dualité de l’éros blanc et de l’éros noir dans un texte littéraire. Il est d’autant plus fascinant qu’à
l’époque, on jugeait impossible que ce soit un roman écrit par une femme. O est traitée comme objet dans les jeux
sadiques de René, Sir Stephen et ses amis.
La perte que Mandiargues évoque dans son essai retrouve son équivalent dans le livre de Réage; O passe des mains
de René, à celles de Sir Stephen, ensuite à celles d’Anne-Marie et finalement au Comandant. Tout comme le mentionne
Mandiargues, il s’agit d’une métamorphose et d’un déguisement qu’il faut subir au moment de l’entrée dans l’espace
de l’érotisme.
Sa réflexion sur le roman de Pauline Réage était l’une des premières dans la discussion publique suscitée par sa
publication en juin 1954. Pour Mandiargues, elle constituait également une sorte de déclaration négative, un démenti
concernant l’auteur anonyme du livre. La confusion a été provoquée par la présence d’un masque de chouette qui apparaît
dans la scène finale du roman, un objet décrit par Mandiargues dans "Les Masques" de Léonor Fini publié trois ans plus tôt.
Quant à l’analyse de l’oeuvre, Mandiargues n’a pas eu le moindre doute que l’auteur était une femme.
Connaissant sa position en faveur des femmes-artistes, c’était encore un argument pour en faire une louange.
Ce qui ne semble pas être tout à fait clair, c’était sa position critique selon laquelle Histoire d’O n’était pas, à proprement
parler, un livre "érotique."
Selon Mandiargues, il s’agissait plus d’un véritable roman et même d’un roman mystique où le niveau spirituel domine
le niveau charnel. La soumission aux tortures et aux humiliations du corps n’est considérée que comme le passage à
un au-delà. La présence du vocabulaire religieux qui décrit l’état d’O témoigne de cette préoccupation à sacraliser
le corps. Il voyait dans les auteurs érotiques, comme Sade des moralistes. D’autant plus que les livres érotiques se
ressemblent tous du point de vue de la morale: "ou bien ils travaillent à bâtir une morale révolutionnaire, ou ils sont un
écho de celle de leurs temps, contre laquelle ils protestent."
Il est intéressant d’observer que Mandiargues changea d’avis de 1955 à 1975 et considèra l’Histoire d’O comme
une grande oeuvre de la littérature érotique. Ce changement le conduit même à défendre en quelque sorte Emmanuelle,
un autre livre érotique très important dans l’histoire de la littérature féminine française.
Ce roman, écrit dans l’esprit anti-bataillien, a été résumé ainsi par Mandiargues:
"Sa conception de l’érotisme est optimiste, radieuse, rayonnante, à l’image d’un édifice affirmant la gloire de l’homme
dégagé de la glèbe et de servitudes anciennes. Que je sois d’accord avec elle en tout cela, non, mais sa jeunesse
et son bel élan sont bien sympathiques, et sa culture mérite assurément qu’on la distingue parmi les auteurs réputé
de mauvaise compagnie."
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Tout en reconnaissant la place très importante que l’érotisme a dans son oeuvre, Mandiargues remarquait
qu’il fallait chercher l’origine de sa présence dans son passé. Par "époque antérieure", il comprenait son enfance,
son adolescence, sa jeunesse et les goûts en matière de lecture, d’art et d’autres domaines qui se cristallisaient en
lui pendant cette période. Quant à la narration, Mandiargues avouait que c’est très volontiers qu’il s’égarait sur le plan
érotique. Il préferait parler de sexe.
Ce qui rendait Mandiargues perplexe, c’était le contraste entre la mode, chose périssable, dont jouissait l’érotisme
à la fin des années 1960 et une vitalité si grande qui devrait s’affirmer dans le temps à venir, étant donnée sa liaison
avec les organes les plus essentiels de l’être humain. Cette contradiction lui faisait venir à l’esprit une définition tragique
de Georges Bataille. D’après lui, ce spécialiste sans lequel, à l’époque, il était impossible d’envisager la théorie de
l’érotisme, "voulait voir dans l’érotisme l’approbation de la vie jusque dans la mort." Il suffit de s’arrêter sur le verbe
"voir" remplacé par "voulait voir", pour pressentir que son avis n'était pas tout à fait le même que celui de Bataille.
Ainsi, une formule fréquente est à l’origine de la création (née de l’inconscient comme dans le surréalisme) qui allait au-delà
de la poésie et de la narration. C’est pourquoi Mandiargues définissait l’érotisme comme "un moteur puissant", comme s’il
s’agissait d’un mécanisme qui aurait besoin d’un ressort dynamique. À partir de l’idée du thème transformée ensuite en
source d’inspiration, l’écrivain allait jusqu’à le définir comme un état d’âme.
Mandiargues estimait que cette application superficielle du contenu érotique fut le défaut des Français pendant longtemps.
Il ne voulait préserver que les oeuvres exceptionnelles, comme le roman de Guillaume Apollinaire "Les Onze mille verges."
Bien qu’il puisait dans le sadisme, le sadomasochisme et d’autres pratiques perverses, ce type inédit d’exploit littéraire ne
s’éloignait pas de la poésie. Ce dont, d’après Mandiargues, est exempte l’oeuvre de Sade, qu’il citait comme contre-exemple.
Bien que le divin marquis demeurait à ses yeux un grand héros de la littérature française, il prenait des distances avec la
totalité de sa production. Comme il le soulignait:
"Sade est très loin de l’amour. Sade appartient à un monde qui s’éloigne de nous."
L’érotisme de Mandiargues était donc élitaire, esthétique, culturel, avec une composante lyrique sous-jacente.
D’après Pieyre de Mandiargues, la proposition de Bataille restait valable pour la plupart des écrivains érotiques
modernes. Il reste à savoir si l’auteur de "La Marge" se sentait partie intégrante de ce groupe. Étant donné le contexte
de l’époque (1969) et l’intérêt croissant pour la sexualité, Mandiargues reprenait à la manière de Bataille un trait très
important de l’érotisme, à savoir, celui de contribuer à la renaissance des catégories littéraires "un peu éculées
et ternies."
À cet endroit, Mandiargues évoquait son maître Gustave Flaubert qui lisait les romans de Sade pour leur contenu érotique.
De cette manière, il expliquait que parfois la lecture des livres érotiques inspire les artistes à travailler l’originalité du texte.
Ce n’est pas parce que le texte franchit ou abat les barrières de la pudeur ou de la morale sexuelle qu’il devient transgressif.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Dans les films pornographiques, le SM sert de support à l'expression des fantasmes de puissance.
Sa mise en scène frise souvent le grand guignol. Pourtant, loin d'être une pratique fantaisiste, il traduit dans
la sexualité une tendance du psychisme à osciller entre domination et soumission. Qu'actualise-t-il ?
Quel en est le désir sous-jacent ?
Douleur et plaisir sont des sensations. Elles s'incarnent et permettent très tôt dans l'enfance de donner un espace
au corps. Celui-ci se construit comme espace sensible traversé de perceptions tantôt déplaisantes, tantôt plaisantes.
Le corps que nous sommes est initialement délimité par ces expériences. Le plaisir est tiré de la satisfaction des
besoins tandis que le déplaisir provient de leur frustration. Au départ, le plaisir est lié à la survie tandis que le déplaisir
indique une situation de danger vital. Il précède une possible disparition du sujet. Il se rattache donc à la mort.
Plaisir et déplaisir sont donc respectivement articulés aux pulsions de vie et pulsions de mort.
Le plaisir lorsqu'il survient recouvre la sensation désagréable précédente. C'est l'expérience d'une tension déplaisante
qui indique quel est le besoin à satisfaire : la faim, la soif, … Leur résolution procure du plaisir. L'expérience désagréable
est donc nécessaire à l'avènement du plaisir. Il est donc possible d'érotiser la douleur en prévision du plaisir qui viendra
lors de son apaisement.
De plus, le sentiment d'indignité à l'œuvre dans le masochisme rend possible l'émergence d'un partenaire qui viendra
le contredire. Le masochiste appelle donc un objet qui, en l'avalisant dans cette position, lui permet de prendre du plaisir.
C'est le masochiste qui crée le sadique, attirant sur lui ses foudres, le masochiste est en situation d'être porté et secouru.
Ce secours peut prendre la forme d'une punition. L'autre, même s'il punit, s'occupe du masochiste, il répond à une tension.
Cette structuration est explicite dans le troublant film de Michael Hanecke: " La Pianiste."
Lors des pratiques SM, nous percevons un passage à l'acte sexuel des tendances psychiques. La sexualité confronte
à des représentations du corps qui touchent aux couples propre/sale, bien/mal. Certaines parties du corps sont ainsi
honteuses et attirantes (sexe, anus)Toutes pratiques sexuelles oscillent alors entre attirance et dégoût, douleur et plaisir.
Dans le SM, cette alternance devient l'objet visé par la pulsion. La mise en œuvre sexuelle du masochisme réalise
le fonctionnement psychique inconscient. Cette tendance est universelle. Nous faisons tous l'expérience de certaines
douleurs ambigües jusqu'au plaisir: la petite plaie muqueuse sur laquelle on passe inlassablement la langue,
la petite peau avec laquelle nous jouons. Ces expériences révèlent notre attrait pour la douleur et la manière dont
nous nous en rendons maître. Posséder la douleur c'est s'autoriser à la transformer, à la renverser en jouissance.
Le sadisme a, lui, une connotation négative dans nos sociétés. Il réfère à un acte délictueux, là où le masochisme
correspond à une position de victime. Hors des situations pénalement condamnables, le couple sado-masochiste
est pourtant indissociable. Le sadique est convoqué par le masochiste qui détient le pouvoir. Il est maître de l'acte.
C'est lui ou elle qui fixe le début et la fin des hostilités. Le sadique n'est alors qu'un artifice, un outil du masochiste.
Il se plie à son besoin de soumission et le rend possible.
Les rapports fondés sur la force et le pouvoir voire la violence sont courants dans la vie quotidienne.
Nous les retrouvons dans de nombreux systèmes hiérarchisés (entreprise, milieu scolaire, famille, …)
Certains individus y sont dominés tandis que d'autres y sont dominants. La position adoptée dépend de la structure
névrotique des êtres. Celle-ci est toujours liée au pouvoir, c'est-à-dire au rapport au phallus, le détenir, l'envier,
le vouloir, le perdre.
Le SM n'est donc pas une perversion mais plus l'expression dans la vie sexuelle de mouvements inconscients
ordinaires. Dans une certaine mesure en mettant en jeu les désirs les plus profonds, ces pratiques pimentent
la sexualité et ne posent généralement aucun souci puisqu'elles sont fondées sur un profond respect et une écoute
soutenue de l'autre. En effet, le SM actualise et réalise une part des désirs inconscients informulés des partenaires.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir
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Sacher Masoch est loin d’être l’initiateur de la théorie dont il s’est fait le défenseur, à laquelle il a donné son nom
et qui proclame que rien n’est si enviable que d’être frappé par l’être aimé: cette théorie de la jouissance dans la douleur,
par la flagellation ou l'algolagnie, comme l’appellent les Allemands, a de tout temps existé, de tout temps elle a eu des
adeptes et des défenseurs.
Parfois la douleur infligée ou subie et purement morale, c’est l’abnégation de soi-même envers l’être aimé;
mais le plus souvent cette abnégation va jusqu’à solliciter l’infliction de souffrances physiques pouvant aller jusqu’à la mort.
Cette forme d’érotisme n’est pas purement passive, elle et aussi active, car celui qui inflige la souffrance prétend souvent
éprouver autant de jouissance que celui qui la subit.
L’histoire ancienne et les mythologies abondent en exemples semblables: Bacchus et les Ménades, Hercule et Omphale,
Circé et les compagnons d’Ulysse, Attis et Cybèle, les sacrifices à Moloch et à Baal, Thomyris la reine des Massagètes,
Sémiramis fouettant les princes captifs devenus ses amants, Samson et Dalila, Salomon lui-même et ses nombreuses
femmes, qui en étaient réduites à le piquer pour exciter sa virilité; Phéroras, le frère d’Hérode, se faisait attacher et frapper
par ses esclaves femelles, si nous en croyons Josèphe.
À Rome, les fêtes des Lupercales, semblables aux Bacchanales et aux infâmes Saturnales, étaient l’occasion
d’orgies épouvantables: les prêtres, brandissant leurs fouets, hurlant et criant de joie, parcouraient les rues de la ville;
les femmes se précipitaient hors des maisons à leur rencontre, présentant leurs épaules et leur gorge et les invitant par
leurs cris à les frapper. Par la pratique de ces superstitions, les femmes croyaient augmenter leur fécondité et être ainsi
plus agréables à leurs maris; elles étaient tellement pénétrées de cette croyance que l’usage de ces flagellations
solennelles persista pendant tout l’empire romain et même jusque sous les papes.
Le christianisme, lui aussi, pour établir son influence, dut avoir recours à l’antique usage du fouet, non plus pour éveiller
des désirs érotiques, mais au contraire pour maintenir l’homme dans la voie du devoir.
Les cloîtres et les prisons employèrent le fouet, pour mater les novices se révoltant contre les règles de leur ordre,
ou terrifier les malfaiteurs s’insurgeant contre la société.
Chacun a entendu parler de la reine Margot, qui, après s’être divertie la nuit avec de jeunes galants, les faisait torturer
et précipiter en Seine du haut de la tour de Nesles.
Brantôme, Boccace, Pogge, l’Arétin, Restif de la Bretonne, citent fréquemment des cas de flagellation.
Quant au trop fameux marquis de Sade, son nom est, chez nous, le synonyme même de ce genre d’érotisme.
La belle princesse Lubomirski faisait mettre à mort ses amants, après leur avoir fait subir les plus cruels tourments,
lorsque ces malheureux, accablés de jouissances, ne pouvaient plus répondre à ses séductions de sirène.
À Paris, on a de tout temps pratiqué le "jeu de l’esclave." Beaucoup de gens de la société s’y adonnaient.
Ce jeu consistait à se faire fouetter tout nu par une dégraffée, et il arrivait fréquemment que le naïf patient se donne
inconsciemment en spectacle à la galerie.
On pourrait à l’infini citer des exemples semblables de pré-masochisme, et bien que dans la Vénus à la fourrure,
Léopold de Sacher Masoch ait, en quelque sorte, tracé une partie de son autobiographie, les personnages de Séverine
et de Wanda ont eu, de tout temps, de nombreux précurseurs.
Désormais, la flagellation n'a plus l'air qu'elle avait alors. La pratique flagellatoire, diversifiée dans ses gestes, les désirs
et les symboles qui s'attachent aujourd'hui à elle, ne suffit plus à définir une modalité particulière du jouir. Elle ne cesse
pas de rejouer ce moment, lointain à présent qui l'a vue naître comme sexualité spécifique; produit des jeux amoureux
organisant les formes du plaisir. Elle est devenue une jouissance autonome qui se joue des jouissances instituées.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Monte, dit-il. Elle monte." Toute la dialectique d’Histoire d’O de Pauline Réage, classique de la littérature érotique
est contenue dans cette simple première injonction. Un ordre, sans explication, une soumission, sans interrogation,
ni inquiétude, O embarque avec son amant. Elle le suit confiante, s’en remet entièrement à lui, quelque soit la destination,
quelque soit l’issue.
Histoire d’O, c’est cela au fond, l’histoire d’une femme qui accepte de se donner, de se livrer entièrement au nom
de et pour l’amour. C’est même pour elle la définition même de l’amour: ce don intégral, cet abandon total, absolu tant
physique que psychique, à l’être aimé, ce "maître", ce "Dieu."
C’est ainsi qu’elle éprouve la satisfaction de se sentir désirée et possédée, Pauline Réage, (pseudo de Dominique Aury,
née Anne Desclos) invente et propose ici une vision inédite des rapports amoureux, à total contre-courant des discours
en vigueur (en particulier féministes) et de nos idéaux culturels romantiques. Une entreprise audacieuse et risquée
dans un contexte d’après-guerre où dominent encore une morale puritaine et une vision traditionaliste de la femme.
Histoire d’O aurait été écrit comme une lettre d’amour par l’auteur pour son amant Jean Paulhan (directeur de la NRF),
qui la délaissait. L’ouvrage d’abord passé inaperçu en 1954 (paru en même temps que "Bonjour tristesse" de Sagan
qui l'éclipse, mais aussi du "Thérèse et Isabelle", autre roman érotique de Violette Leduc qui l’éclipse, à laquelle l’auteur
voue d’ailleurs une grande admiration) a ensuite émergé à la faveur du prix des Deux magots en 1955.
Il sera vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde et traduit dans une vingtaine de langues.
Succès qui ne manque bien sûr pas de déclencher la polémique, accusé d’être le roman de la soumission féminine
ou encore surnommé de livre intolérable par Mauriac.
On pourrait résumer très facilement le célèbre Histoire d’O. Quelques lignes suffisent, Une jeune parisienne, dont on ne
sait rien et dont on apprendra bien peu au fil des pages, est conduite, par son amant (René), un beau jour par surprise dans
un mystérieux château à Roissy (lieu choisi par hasard par l’auteur).
Elle y subira tous les sévices et outrages avant de devenir officiellement "l’esclave" de son amant qui la "donnera" ensuite
à son meilleur ami, l’inquiétant et fascinant Sir Stephen, qui finira également par l’abandonner.
Voici pour le fond, mais c’est bien sûr la forme qui est primordiale dans ce court récit composé de quatre
parties et d’une fin alternative. Cette forme et ce style lui donnent toute son intensité et recèlent de plusieurs niveaux
de lecture passionnants.
Pauline Réage ne s’embarrasse pas de préambule ou d’introduction à ses personnages et à l’intrigue,
elle entre immédiatement dans le vif (dans tous les sens du terme !) du sujet. O, dont on ne connaît même pas le prénom,
est conduite au château par son amant. Ce début direct ne manque pas d’interpeller le lecteur en entretenant le mystère.
Il faudra attendre la 2e partie pour avoir quelques indices sur la vie et l’identité de l’héroïne.
Cette construction et en particulier la première partie rappelle celle d’un rêve, d’un fantasme éveillé,
ce qui était d’ailleurs l’intention de l’auteur. Paulhan le compare lui à un conte de fée en postulant que les contes de fée
sont les romans érotiques des enfants. Au lieu de s’épuiser après la première partie particulièrement forte et marquante,
l’auteure parvient à poursuivre son intrigue avec cohérence en orchestrant un crescendo dans "l’apprentissage" d’O
allant jusqu’à sa déchéance, ou "son élévation" selon le point de vue que l’on adopte.
C'est ensuite l’art de la mise en scène de Réage qui captive. Avec un goût du détail et une richesse sensorielle,
elle nous plonge dans l’ambiance de ce château d’un genre particulier, ses rites, ses règles (l’interdiction de croiser
les jambes ou de fermer tout à fait les lèvres en signe d’offrande perpétuelle, ne pas regarder les hommes du château
au visage…), ses costumes (les femmes sont notamment vêtues comme des servantes du XVIIIe siècle avec de longues
jupes bouffantes et des corselets serrés) et les matières (la soie craquante, le linon, les bas de nylon noir, la jupe en faille
noire, la robe de satin vert d’eau, les mules vernies à hauts talons qui claquent sur le carrelage,…) ou encore son mobilier
de boudoir très étudié (la grande cheminée, les fauteuils club en cuir, la porte en fer forgé, le dallage noir…).
Elle s’attarde également à la description des rituels de préparation d’O qui renforcent l’action qui va suivre: le bain,
le maquillage érotique, la pointe et l’aréole des seins sont rosies, "le bord des lèvres du ventre rougi", le parfum longuement
passé sur la "fourrure des aisselles et du pubis", Bref, c’est un récit très théâtral.
Elle accorde aussi une grande importance à la description technique et précise des instruments de sévice,
"un fouet de cordes assez fines, qui se terminaient par plusieurs nœuds et étaient toutes raides comme si on les avait
trempées dans l’eau", "un fouet de cuir fait de six lanières terminées par un nœud", ainsi qu’aux postures d’attachement
aux poteaux, aux crochets des murs à l’aide d’anneaux, de chaînettes.
Ils deviennent presque des parures ce qui fait dire à O par exemple que son amie "serait plus belle avec un collier et des
bracelets de cuir." ou encore "que les coups et les fers allaient bien à Yvonne."
Ce sont enfin les marques de violence qui s’impriment sur les corps qu’elle restitue avec acuité: les sensations des cordes
sur la peau tendre à l’intérieur des cuisses, les balafres, boursouflures de la peau, les "marques fraîches" de cravache sur
les reins, "de belles zébrures longues et profondes." Ces marques sont autant de preuves d’amour tangibles à ses yeux.
Une belle imagination pour dire sans dire, même si cela peut aussi agacer ou frustrer certains lecteurs qui aimeraient plus
de direct. Une écriture tactile qui rappelle celle de Colette parfois. Elle nous fait ressentir toutes les sensations charnelles:
"la banquette en moleskine glissante et froide qu’elle sent se coller sous ses cuisses", "sur un tabouret elle sent le cuir
froid sous sa peau et le rebord gainé de métal au creux même de ses cuisses."
C’est encore la description très sensible de la beauté féminine (O est bisexuelle) à travers notamment le portrait
de Jacqueline, un mannequin dans le studio photo où elle travaille: "Tout en elle sentait la neige: le reflet bleuté de
sa veste de phoque gris, c’était la neige à l’ombre, le reflet givré de ses cheveux et de ses cils: la neige au soleil.
Elle avait aux lèvres un rouge qui tirait au capucine, et quand elle sourit, et leva les yeux sur O, O se dit que
personne ne pourrait résister à l’envie de boire à cette eau verte et mouvante sous les cils de givre."
Etre enchaînée, fouettée puis marquée aux fers ne sont finalement que des métaphores, des actes symboliques
pour exprimer ce désir d’appartenance (appartenir à l’être aimé), synonyme d’amour, tapi, consciemment ou non,
en chaque femme. Il est intéressant de suivre le cheminement psychologique ambivalent d’O pour le réaliser.
D’abord interloquée, troublée, elle tente de comprendre "l’enchevêtrement contradictoire et constant de ses
sentiments" et son goût inattendu pour le supplice, "la douceur de l’avilissement."
Ce n’est pas la douleur qu’aime O mais c’est ce qu’elle représente et plus particulièrement ce que les gestes
de son Amant représentent. "Elle ne souhaita pas mourir mais si le supplice était le prix à payer pour que son
amant continuât à l’aimer."
Tout est donc avant tout le fruit d’une interprétation intellectuelle: "O sentait que sa bouche était belle, puisque
son amant daignait s’y enfoncer… " ou encore "Oserait-elle jamais lui dire qu’aucun plaisir, aucune joie, aucune
imagination n’approchait le bonheur qu’elle ressentait à la liberté avec laquelle il usait d’elle, à l’idée qu’il savait
qu’il n’avait avec elle aucun ménagement à garder, aucune limite à la façon, dont sur son corps, il pouvait
chercher son plaisir."
La sanction est plus floue quant au deuxième récit, qui se présente comme une suite, et dont O. reste l’héroïne,
"Retour à Roissy" précédé d’un texte qui éclaire les "circonstances" des deux romans, une partie de la biographie
amoureuse de l’auteur. "Suite" en réalité ne convient pas. Dans sa très belle postface, Pieyre de Mandiargues
pose la question, faisant remarquer que "Retour à Roissy" est peut-être un chapitre, initialement retiré, d’Histoire d’O,
ou encore que l’auteure a proposé, juste avant la table des matières, une autre fin au livre, dans laquelle O. se donne
la mort, interdisant ainsi toute suite.
Quoi qu’il en soit, d’un récit à l’autre, nous passons de l’équateur à l’Arctique, et le lecteur qui attendrait de trouver dans
le second les mêmes descriptions érotiques que dans le premier serait déçu, "Retour à Roissy" ne décrit plus dans le détail
les scènes sexuelles, mais dit le fait, jusqu’à réduire O. à une fiche anthropométrique.
Cette mutation théorique signe le changement de position subjective d’O. (et probablement de l’auteure).
Dans Histoire d’O, René, son amant, cède O. à sir Stephen, O. change alors d’objet d’amour, et elle se dévoue corps
et âme à la perversion de sir Stephen parce qu’elle l’aime. Elle se prête, plutôt qu’elle ne se donne, aux fantasmes de son
nouvel amant, elle les anticipe même, ou les complète.
Dans "Retour à Roissy", le tableau change, parce que l’amour d’O. se trouve miné
par une question qu’elle ne peut éliminer. Maintenant qu’elle est à Roissy, dans un bordel de luxe dont sir Stephen est
manifestement un des actionnaires, sinon le propriétaire, O. n’est plus sûre que, quand elle est livrée à d’autres hommes,
ce soit pour le "plaisir" de son amant.
O. sait désormais qu’elle est une marchandise, et que les flagellations qu’elle a subies étaient non pas pour satisfaire
la libido de son amant, mais des moyens pour ajouter de la valeur au produit qu’elle était devenue, objet sexuel silencieux.
"Retour à Roissy" est ainsi le récit d’un questionnement en cours qui cependant n’aboutit à aucune décision, même après
l’assassinat probablement commis par sir Stephen pour des motifs mafieux d’un homme, Carl, auquel il l’avait livrée.
Le livre s’achève sur un non-lieu: O. est libre de quitter Roissy, mais le fera-t-elle ?
"Les pages que voici, écrit-elle en exergue, sont une suite d’Histoire d’O, Elles en proposent délibérément la dégradation,
et ne pourront jamais y être intégrées." Ces mots tirent, pour l’auteure, la conséquence qu’O. n’a pas tirée: vanité,
pour une femme, de se consacrer à la satisfaction du fantasme imputé à l’homme qu’elle aime, parce que cet homme,
quel qu’il soit et même si son amour pour cette femme reste intact, est irréductible à la dite satisfaction.
Pauline Réage ouvre l’espace pour elle-même d’une jouissance qui ne se laisse pas chausser par la castration.
Sa soumission peut devenir passivité sans qu’il soit besoin d’un maître pour en garantir la qualité.
Jouissance de l’Autre à jamais Autre, et non pas de l’Autre réduit à l’Un.
Ainsi se nouent, une fois encore grâce aux lettres, l’impossible du fantasme et l’immortalité de la libido.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir
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