On a dit de la vie de Mme de Staël qu'elle constituait le meilleur de ses romans. De fait le rôle qu'elle joue, toute
jeune mariée, dans son salon de la rue du Bac, le rayonnement qu'elle exerce à Coppet, l'exil auquel elle est
contrainte, ses voyages en Allemagne, en Italie et en Russie, sa liaison mouvementée avec Benjamin Constant,
sa fréquentation des plus beaux esprits de l'époque, lui donnent un prestige qui dépasse de beaucoup son œuvre.
Femme de lettres, Madame de Staël est considérée comme une des importatrices du mouvement romantique en
France, avec son défenseur et ami François-René de Chateaubriand. Fille de Necker, la jeune femme reçoit une
excellente éducation et grandit au contact des grands noms de la vie intellectuelle française, ce qui fera d'elle une
femme curieuse, libre et ambitieuse, animée par l'esprit des Lumières. Vivement opposée à Napoléon Ier, Germaine
de Staël passe une grande partie de sa vie en exil, en Suisse notamment, où elle fonde le Groupe de Coppet avec
Benjamin Contant, son amant. Femme forte dont la personnalité marquera profondément les générations suivantes,
Madame de Staël demeure une figure majeure de la littérature française pour son aspiration à un renouveau littéraire.
Née à Paris le 22 avril 1766, Germaine de Staël côtoie dès son enfance les esprits les plus éclairés de son temps
dans le salon de sa mère, Suzanne Curchod. Elle est par ailleurs initiée au jeu du pouvoir par son père, le ministre
des finances Necker. À vingt ans, elle suit la décision de ses parents et épouse le baron de Staël, ambassadeur de
Suède, et entame sa carrière de femme de lettres avec les "Lettres sur J. J. Rousseau." Déçue dans sa vie privée,
prise dans le tourbillon de la vie publique et politique, elle s’éprend du comte de Narbonne, futur ministre de la Guerre.
La naissance de son fils Auguste, en 1790, et les aléas de la carrière de Necker ne l’empêchent pas de regrouper
dans son salon le parti constitutionnel et libéral. En 1792 naît son second fils, Albert, qui mourra dans un duel en
1813. Délaissée par Narbonne, Mme de Staël se lie alors au comte de Ribbing. Après avoir dénoncé le sort fait
à Marie-Antoinette dans "Réflexions sur le procès de la reine", elle théorise sur l’avenir du roman dans "l’Essai sur
les fictions", traduit par Goethe. Perçue comme une dangereuse intrigante par le Comité de salut public, elle quitte
la France pour la Suisse. De sa liaison avec Benjamin Constant naît une fille, Albertine, en 1797. Mme de Staël
espère jouer un rôle politique, mais ses rares rencontres avec Napoléon révèlent qu’il se méfie beaucoup d’elle.
Très tôt, et malgré l'ingratitude d'un physique sans grâce, elle séduit par sa culture, son intelligence et sa conversation.
Bien qu'appartenant traditionnellement à la littérature, le personnage de Mme de Staël déborde des cadres étroits où
l'on voudrait l'enfermer. La plume est pour elle à la fois un moyen et un pis-aller. Par son père, Jacques Necker, l'enfant
connaît surtout la nouvelle puissance de l'argent. Necker, commis de banque devenu associé de ses patrons, fait
fortune et devient ministre. En 1777, il est directeur général des Finances du royaume. Celle qu'on appelle alors Louise
Necker a onze ans. Elle entre précocement dans la vie politique et ne se résignera jamais à l'abandonner, servie et
contrée par l'extraordinaire expansion des affaires françaises à travers toute l'Europe. Portée par les événements, elle
ne les vit pas et cela dès son plus jeune âge, comme devant être subis et croit toujours pouvoir les infléchir.
Elle est attachée aux préoccupations politiques de son temps. Jean-Jacques Rousseau a été son maître. Il reste son
inspirateur et elle lui consacre son premier ouvrage important. Aussi accueille-t-elle avec joie la Révolution. Espère-t-elle
jouer un rôle ? C'est vraisemblable, car elle proposera à Montmorin un plan d'évasion du roi et elle aura suffisamment
d'influence pour faire donner le portefeuille des Relations Extérieures à Talleyrand. Il le paya d'ailleurs de la plus totale
ingratitude, et elle se vengea en le peignant sous les traits d'une vieille dame sèche et égoïste dans Delphine (1802).
À ce jeu, elle risque quelquefois la mort, comme le 3 septembre 1792, et ne cesse jamais de lutter avec les différentes
polices, où elle a cependant des intelligences. De cette lutte, elle n'est victorieuse qu'au prix de péripéties dignes d'un
roman d'espionnage. Mais ses défaites provisoires, elle les transforme en victoires. Lorsque Napoléon l'exile en Suisse,
en 1802, elle fait de Coppet, propriété de son père sur les bords du Léman, le lieu où se crée de toutes pièces un esprit
européen, image qu'elle veut positive des conquêtes négatives de l'Empereur. À partir de là commence une lutte ouverte
entre elle et Napoléon, qui va se répercuter sur sa pensée et ses ouvrages. Il n’aime pas les femmes influentes et craint
une personne très éloquente tenant un salon fréquenté par des gens brillants, haut placés dans son entourage, un salon
où l’on professe des idées qu’il rejette. Il croit trouver la trace de Mme de Staël, non sans raison, dans des groupes
d’opposants, puis dans des conspirations, ce qui est beaucoup moins sûr. Elle sera sans nul doute sa pire ennemie.
Si Mme de Staël connut la gloire de son temps, ce fut d'abord par son œuvre romanesque, avec "Delphine" en 1802, puis
"Corinne", en 1807. Mais elle fut aussi l'auteur d'articles, signés parfois de pseudonymes, et d'essais politiques d'une rare
pénétration à cette époque de la part d'une femme. La plupart ne furent connus qu'après sa mort, comme ses "Réflexions
sur la paix", ses "Considérations sur la Révolution française", ses "Circonstances actuelles". Adepte de la monarchie
constitutionnelle, Mme de Staël, qui élève sa passion de la liberté au-dessus de la forme des régimes constitutionnels, s'est
ralliée à la République après le 9 Thermidor. Pourtant, la situation de Mme de Staël devient intenable. Repoussée par les
républicains, elle se pose en égérie de la monarchie constitutionnelle et s'attire les sarcasmes de la noblesse. Effrayée par
les massacres de septembre 1792, elle fuit Paris pour la Suède, puis rejoint son père à Coppet. Le gouvernement modéré
de 1794 la rassure. Elle revient à Paris et un grand changement s'opère en elle. Sa générosité, son sens élevé de la justice
et sa commisération profonde s'épanouissent. Son salon devient le rendez-vous des mécontents. Le pouvoir s'inquiète,
Bonaparte se méfie. Fouché prévient Mme de Staël qui n'en tient aucun compte. Elle est préoccupée par son livre "De la
littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales" (1800), qui est unanimement critiqué. Seul
Chateaubriand prend sa défense. De là date leur grande amitié. Les deux écrivains se retrouvent sur tous les autres plans.
La mort de son père interrompt son périple en Allemagne. Elle se rend en Italie avec A. W. Schlegel et, à son retour, Mme
de Staël décline une offre de mariage de Constant. Son deuxième roman à succès, "Corinne" (1808), trace le destin d’une
femme qui tente d’être artiste et amante à la fois et prône la liberté de l’Italie. Elle passe l’hiver de 1808 dans la haute
société viennoise, s’éprend du comte Maurice O’Donnel et fréquente le prince de Ligne, dont elle publie les préfaces.
Revenue en Suisse, elle alterne la rédaction de "De l’Allemagne", œuvre qui ouvre les portes au romantisme en France,
avec celle des pièces de théâtre qu’elle interprète parfois elle-même. Elle tente de se rapprocher de la capitale, mais la
police lui ordonne de rentrer en Suisse et fait détruire les épreuves de "De l’Allemagne" sur l’ordre de Napoléon (1810).
À Genève, Mme de Staël rencontre un sous-lieutenant des hussards, John Rocca, qu’elle épousera secrètement en 1816
après lui avoir donné un fils. En mai 1812, elle s’échappe de Coppet, sa propriété suisse, et se rend alors en Angleterre.
Elle reprend "Dix années d’exil" et commence les "Considérations sur la Révolution française." Mme de Staël traverse
alors une période cruelle. Affectée des mesures prises par Fouché, l'âge l'assombrit. Elle a horreur de vieillir et tout lui
devient âpre. En 1812, elle réussit à s'enfuir à Saint-Pétersbourg, puis en Suède et en Angleterre. Partout, elle tente de
stimuler l'ardeur des ennemis de Napoléon. À Londres, elle rencontre le futur Louis XVIII, en qui elle veut voir l'homme
capable de réaliser la monarchie constitutionnelle dont elle rêve. Mais elle pressent la désastreuse influence que vont
avoir sur le roi les émigrés arrogants: "Ils perdront les Bourbon", dit-elle. De retour à Paris le 30 septembre 1814, elle
se rallie aux Bourbons après les Cent-Jours. Pendant l’hiver 1816, elle fait un dernier voyage en Italie pour marier sa fille.
De retour à Paris, elle meurt le 14 juillet 1817. La mort brutale de Mme de Staël à cinquante et un an, arrête une œuvre
inachevée sur le plan littéraire. Il ne lui a pas été donné de voir les changements maintenant proches de la littérature
française, elle sans qui les choses n’auraient pas été tout à fait ce qu’elles sont. Elle repose conformément à ses vœux
auprès de ses parents dans la chapelle d'un cimetière situé non loin du château de Coppet au bord du Lac Léman.
Bibliographie et références:
- Simone Balayé, "Madame de Staël. Lumières et Liberté"
- Jean-Denis Bredin, "Une singulière famille, les Necker"
- Laurence de Cambronne, "Madame de Staël"
- Ghislain de Diesbach, "Madame de Staël"
- Françoise d'Eaubonnes, "Germaine de Staël"
- Maria Fairweather, "Madame de Staël"
- Henri Guillemin, "Madame de Staël et Napoléon"
- André Lang, "Une vie d'orages, Germaine de Staël"
- Marcel Laurent, "Madame de Staël"
- Georges Solovieff, "Madame de Staël"
- Michel Winock, "Madame de Staël"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Charlotte fouilla dans son sac, sans trop savoir ce qu'elle cherchait, sans rien chercher de précis, à vrai dire,
simplement pour s'occuper jusqu'à l'arrivée de Juliette. Elle ne pouvait pas se contenter de rester, là assise,
le regard perdu dans le vide, et elle ne voulait pas non plus jouer à la fille courbée sur elle-même qui pianote
frénétiquement sur son portable. Il y avait bien ces cent premiers feuillets d'un manuscrit que son assistante
lui avait tendu au moment où elle quittait le bureau, mais non, sortir un manuscrit de la maison Gallimard chez
Berthillon à l'heure de prendre une glace, c'était comme lire un scénario chez Miocque à Deauville. Le truc à
ne pas faire. La seule chose dont elle aurait vraiment eu envie, ç'aurait été de poser sur ses oreilles son casque
pour écouter de la musique, afin de ne plus entendre la voix grinçante et aiguë de l'homme, qui, derrière elle,
hurlait dans son téléphone. Si elle avait été seule, ou avec des amies, elle aurait tout simplement demandé à
changer de table, mais Juliette allait arriver d'une minute à l'autre, elle ne voulait pas qu'elle la surprenne à faire
des histoires. Elle connaissait trop ses sautes d'humeur et respectait par dessus-tout la relation SM qui les
unissait. Charlotte avait accepté sans restriction de se soumettre totalement à Juliette. L'anxiété générée par
la perspective de ce déjeuner, combinée au brouhaha incessant de la soirée organisée à l'étage au-dessus
qui s'était prolongée jusque tard dans la nuit, s'était soldée par un manque à gagner sérieux de sommeil.
La séance que lui avait imposée Juliette lui revenait en mémoire par flashes. Elle revivait surtout le moment où
elle avait dû retrousser sa jupe. Dès cet instant, elle avait commencé à éprouver du plaisir. Un plaisir que la
punition face au coin, la culotte baissée, les poses obscènes, et jusqu'à la tentative de viol de Juliette n'avaient
fait qu'accroître. Bien sûr, elle avait eu peur. Bien sûr, elle avait eu honte. Bien sûr, elle avait pleuré. Et pourtant,
le désir l'avait toujours emporté. Elle avait passé plus d'une heure à trouver une tenue sans arriver à se décider.
Toutes celles qu'elle portait d'habitude lui semblaient si classiques. Juliette aimait la provocation jusqu'à oser ce
qu'il y avait de plus sexy ou d'aguicheur. Elle possédait l'art de la composition et savait assortir avec goût les
éléments les plus disparates. Elle osait, au moins elle osait. Elle arriva finalement sans retard à leur rendez-vous.
Elle avait décidé de faire quelques courses en centre ville. Charlotte dévala quatre à quatre les escaliers du glacier.
Raide au volant de sa voiture allemande, Juliette ne lui jeta même pas un regard. Elles roulèrent sans se parler.
Elle conduisait sa voiture à travers la circulation avec son autorité naturelle. À coté d'elle, Charlotte ne savait pas
comment se tenir et gardait le visage tourné vers la vitre. Où allaient-elles ? Juliette n'avait même pas répondu à la
question. Elle flottait entre inquiétude et excitation, ivresse et émoi. À l'extérieur ne défilaient que des silhouettes
floues, échappées d'un mirage. Cette fois, elle savait que l'univers parallèle qu'elle s'était tant de fois décrit en secret
était tout proche, enfin accessible. La réalité peu à peu s'effaçait. À tout moment, elle s'attendait à ce que la main de
Juliette se pose sur sa cuisse. Une main douce glissant sa caresse sur le satin de sa peau. Ou une main dure au
contraire, agrippée à son corps. N'importe quel contact lui aurait plu, mais rien ne passait. Indifférente à la tension
de Charlotte, aux imperceptibles mouvements que faisaient celle-ci pour l'inviter à violer son territoire, à ces cuisses
bronzées que découvraient hardiment une minijupe soigneusement choisie, Juliette ne semblait absorbée que par
les embarras du trafic. Enfin, elle gara sa voiture devant la plus célèbre bijouterie de la ville et fit signe à Charlotte
de descendre. Toujours sans dire un mot, elle la prit par le bras et lui ouvrit la porte du magasin. Comme si on
l'attendait, une vendeuse s'avança vers elle, un plateau de velours noir à la main et leur adressa un sourire un peu
forcé. Sur le plateau étaient alignés deux anneaux d'or qui étincelaient dans la lumière diffuse de la boutique.
- "Ces anneaux d'or sont pour toi, chuchota Juliette à son oreille. Tu seras infibulée. Je veux que tu portes ces
anneaux aux lèvres de ton sexe, aussi longtemps que je le souhaiterai."
Charlotte accueillit cette déclaration avec émotion. Elle savait que dans les coutumes du sadomasochisme, la pose
des anneaux était une sorte de consécration réservée aux esclaves et aux soumises aimées. C'était une sorte de
mariage civil réservé à l'élite d'une religion qui professait l'amour d'une façon peut-être insolite, mais intense. Il lui
tardait à présent d'être infibulée, mais sa Maîtresse décida que la cérémonie n'aurait lieu que deux semaines plus
tard. Cela illustrait parfaitement la personnalité complexe de Juliette. Quand elle accordait un bonheur, elle le lui
faisait longtemps désirer. Le jour tant attendu arriva. On la fit allonger sur une table recouverte d'un tissu en coton
rouge. Dans la situation où elle se trouvait, la couleur donnait une évidente solennité au sacrifice qui allait être
célébré sur cet autel. On lui expliqua que le plus long était de poser les agrafes pour suturer l'épiderme du dessus
et la muqueuse du dessous. Un des lobes de ses lèvres serait percé, dans le milieu de sa longueur et à sa base.
Elle ne serait pas endormie, cela ne durerait pas longtemps, et serait beaucoup moins dur que le fouet. Elle serait
attachée seulement un peu plus que d'habitude. Et puis tout alla très vite, on lui écarta les cuisses, ses poignets
et ses chevilles furent liées aux pieds de la table. On transperça l'un après l'autre le coté gauche et le coté droit de
ses nymphes. Les deux anneaux coulissèrent sans difficulté et la brûlure s'estompa. Charlotte se sentit libérée,
alors même qu'elle venait d'être marquée pour signifier qu'elle appartenait à une seule femme, sa Maîtresse. Alors
Juliette lui prit la main droite et l'embrassa. Elle ferma les yeux pour apprécier plus intensément encore cet instant
de complicité. Ses yeux s'embuèrent de larmes, d'émotion, de joie et de fierté. Personne ne pouvait comprendre
l'authenticité de son bonheur. Elles allèrent à La Coupole fêter la cérémonie. Leur entrée dans la brasserie fit
sensation. Juliette la tenait en laisse le plus naturellement du monde. Un serveur apporta une bouteille de Ruinart.
Charlotte sortit de son body transparent les billets qu'elle tendit au garçon littéralement fasciné par le décolleté
qui ne cachait rien de ses seins. Les voisins de table les épiaient plus ou moins discrètement. Ils n'avaient sans
doute jamais vu auparavant une jeune fille tenue en laisse par une femme, attachée au pied de la table, payant
le champagne à ses amis. Elles sortirent d'une façon encore plus spectaculaire. Aussitôt passé le seuil, Juliette
l'obligea à rejoindre, à quatre pattes, la voiture laissée en stationnement juste devant la porte de la brasserie.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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On ne peut pas mesurer nos vies à nos dernières années. De cela, j'en étais certaine. J'aurais dû deviner ce
qui m'attendait. Avec le recul, il me semble que c'était évident, mais les premiers temps, je trouvais que ces
incohérences étaient compréhensibles et n'avaient rien d'unique. Elle oubliait où elle posait ses clés, mais à
qui n'est-ce jamais arrivé ? Elle ne se rappelait pas non plus le nom d'un voisin, mais pas quand il s'agissait
de quelqu'un que nous connaissions bien. Elle réprima un certain sentiment de tristesse, espèrant un jour,
qu'elle changerait. Sarah l'avait souvent promis et y parvenait en général quelques semaines avant de retomber
dans la routine. Patricia n'aimait pas en discuter avec elle, essentiellement parce qu'elle savait qu'elle lui disait la
vérité. Son travail était très prenant, aussi bien avant son agrégation de lettres. Elle longea une galerie d'art
sans presque la remarquer tant elle était préoccupée, puis elle tourna les talons et revint sur ses pas. Elle
s'arrêta une seconde devant la porte, étonnée en constatant qu'elle n'avait jamais mis les pieds dans une galerie
d'art depuis une éternité. Au moins trois ans, peut-être plus. Pourquoi les avait-elle évitées ? Elle pénétra dans
la boutique et déambula parmi les tableaux. Nombre des artistes étaient du pays, et on retrouvait la force présence
de la mer dans leurs toiles. Des marines, des plages de sable, des pélicans, des vieux voiliers, des remorqueurs,
des jetées et des mouettes. Et surtout des vagues. De toutes les formes, de toutes les tailles, de toutes les couleurs
inimaginables. Au bout d'un moment, elle avait le sentiment qu'elles se ressemblaient toutes. Les artistes devaient
manquer d'inspiration ou être paresseux. Sur un mur étaient accrochées quelques toiles qui lui plaisaient davantage.
Elles étaient l'œuvre d'un artiste dont elle n'avait jamais entendu parler. La plupart semblait avoir été inspirées par
l'architecture des îles grecques. Dans le tableau qu'elle préférait, l'artiste avait délibérément exagéré la scène avec
des personnages à une petite échelle, de larges traits et de grands coups de pinceaux, comme si sa vision était un
peu floue. Les couleurs étaient vives et fortes. Plus elle y pensait, plus elle l'aimait. Elle songeait à l'acheter quand
elle se rendit compte que la toile lui plaisait parce qu'elle lui rappelait ses propres œuvres. Nous nous étions connues
en khâgne au lycée Louis-le-Grand puis rencontrées par hasard sur la plage de Donnant à Belle île en Mer un soir d'été.
Elle n'avait pas changé: elle avait à présent vingt-trois ans, elle venait de réussir comme moi l'agrégation de lettres
classiques. Elle avait également conservé un air juvénile, perpétuant son adolescence. Les visages en disent autant
que les masques. Les yeux noisette, des cheveux noirs, coupés très courts, presque à ras, et la peau hâlée au soleil,
épanouie, à moins de détecter quelques signes d'angoisse dans ce léger gonflement de veines sur les tempes, mais
pourrait être aussi bien un signe de fatigue. Je l'ai appelée, le soir. Nous avions convenu d'un rendez-vous chez elle.
Elle m'a ouvert. "Tu es en retard" a-t-elle dit, j'ai rougi, je m'en rappelle d'autant mieux que ce n'est pas une habitude.
Je ne comprenais pas pourquoi ses moindres propos me gênaient ainsi. Elle m'avait aidée à ôter mon imperméable.
Il pleuvait; mes cheveux étaient mouillés; elle les a ébourriffés comme pour les sécher, et elle les a pris à pleine main,
m'a attirée à elle, je me suis sentie soumise, sans volonté. elle ne m'a pas embrassée, ellle ne m'a jamais embrassée,
depuis quatre ans. Ce serait hors propos. elle me tenait par les cheveux, elle m'a fait agenouiller. Elle a retiré ma jupe,
mon chemisier et mon soutien gorge. J'étais à genoux, nue, ne portant qu'une paire de bas et des talons hauts, j'avais
froid. Quand je pense à nos rapports, depuis, il y a toujours eu cette sensation de froid, elle a le chic pour m'amener
dans des endroits humides, peu chauffés. Elle m'a ordonné de ne pas la regarder, de garder le visage baissé. Elle est
revenue vers moi une fine cravache à la main. Ce jour-là, elle s'est contentée de me frapper sur les fesses et les cuisses,
en stries parallèles bien nettes en m'ordonnant de compter un à un les coups. Ce fut tout ce qu'elle dit. À dix, j'ai pensé
que ça devait s'arrêter, qu'elle faisait cela juste pour dessiner des lignes droites, et que je n'allais plus pouvoir me retenir
longtemps de hurler. À trente, je me suis dit qu'elle allait se lasser, que les lignes devaient se chevaucher, constituer
un maillage, et que ça ne présentait plus d'intérêt, sur le plan esthétique. J'ai failli essayer de me relever mais elle m'avait
couchée sur le bois, et m'avait ligotée les poignets et les chevilles aux pieds de la table. Elle s'est arrêté à soixante, et je
n'étais plus que douleur, j'avais dépassé la douleur. J'avais crié bien sûr, supplié, pleuré et toujours le cuir s'abattait.
Je ne sais pas à quel moment j'ai pensé, très fort, que je méritais ce qui m'arrivait. C'était une cravache longue et fine,
d'une souplesse trompeuse et d'un aspect presque rassurant. La douleur qui me tenaillait se mua lentement en plaisir.
Il est peu probable que si j'avais su qu'un jour je devrais figurer nue dans un roman, j'aurais refusé de me déshabiller.
J'aurais tout fait pour qu'on mentionne plutôt mon goût pour le théâtre de Tchekhov ou pour la peinture de Bonnard. Mais
je ne le savais pas. J'allais absolument nue, avec mes fesses hautes, mes seins menus, mon sexe épilé, avec les pieds
un peu grands comme si je n'avais pas terminé ma croissance et une jeune femme qui s'était entiché de mes jambes. À
cet instant, elle a les doigts serrés autour de ma nuque et la bouche collée sur mes lèvres. Comme si après une longue
absence, je retrouvais enfin le fil de mon désir. De crainte que je le perde à nouveau. Nous restâmes toutes les deux aux
aguets, tendues, haletantes, tandis que l'obscurité se répandait jusqu'au fond de la chambre. Elle voulut me dire autre
chose à propos de la fidélité, mais ce ne fut pas le moment alors elle me prit la main et nous demeurâmes silencieuses.
C'était ridicule et merveilleux. Nous pleurâmes un peu ensemble. Sarah se sentit l'âme noble et généreuse. Nous nous
pardonnâmes mutuellement et nous serions heureuses. Patricia se jeta contre elle et continua à pleurer. En vérité, elle
avait le cœur brisé par les larmes. Mais ce fut une douleur exquise, non plus cette douleur absurde de l'absence. Un
inextriquable mélange de bonheur et de douleur, touchant de sincérité et débordant de tendresse. Les jeux de l'amour
voilent d'autant plus aisément sous la facilité et l'agrément sous les plus cruelles douleurs que la victime s'acharne à ne
pas les laisser paraître surtout quand la coquetterie du bourreau raffine la cruauté naturelle des attitudes et des preuves.
La passion impose de privilégier l'être aimé et les réels bienfaits ne sont agréables que tant que l'on peut s'en acquitter.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Le 15 avril 1719, Madame de Maintenon s’éteint, seule et insatisfaite, quatre ans après Louis XIV.
À Saint-Cyr, institution créée par ses soins pour protéger et éduquer les jeunes filles nobles et pauvres,
et leur éviter les désarrois et les humiliations qu’elle a elle-même supportés, elle achève un destin tumultueux,
audacieux et hautement romanesque. Toute de passions contrariées, celle qui a œuvré pour le bonheur de
ses proches, l’avenir de ses neveux et nièces, l’instruction des enfants illégitimes du roi, la gloire de son
époux, part sans jamais avoir vraiment rencontré le Dieu qu’elle cherche depuis sa jeunesse. La figure et l’œuvre
de Françoise d’Aubigné, veuve Scarron et marquise de Maintenon, se sont trouvées longtemps prisonnières
des mythes qu’ont inspirés dès le XVII ème siècle la vie romanesque et le destin exceptionnel de l’épouse
morganatique du Roi-Soleil. La Palatine, Saint-Simon, Michelet ont bâti la légende noire, les Dames de
Saint-Louis, Mme de Caylus et Mlle d’Aumale en ont édifié l’hagiographie, Voltaire et Sainte-Beuve tracé
des portraits plus nuancés, mais insuffisants à faire sortir Madame de Maintenon de son statut de conseillère
de l’ombre et de fondatrice de l'institution de Saint-Cyr, ou à dégager l’épistolière de grand talent qu’elle fut.
L’enfance de Françoise, née d’Aubigné, offre trop peu de souvenirs heureux. Elle doit sa naissance en novembre
1635, dans la prison de Niort, à un père coutumier des cachots, faux-monnayeur, tricheur, renégat et assassin de
sa première femme. Déshérité par le poète Agrippa, grand-père de Françoise, compagnon d’Henri IV, pourfendeur
de catholiques et homme de convictions, le mal nommé Constant laisse à son épouse Jeanne le soin d’élever seule
leurs enfants. Celle-ci parvient mal à assumer la survie des siens. Surtout, Françoise manque de tendresse: "Je ne
me souviens d’avoir été embrassée de ma mère que deux fois, et seulement au front, après une grande séparation."
La jeunesse de "Bignette", son surnom, s’embourbe dans la nécessité, dans la grande pauvreté et parfois même
dans la misère, hormis six ans au cours desquels elle savoure le bonheur, l’amour et les rires chez sa tante
Louise-Arthémise. Avec son cousin chéri, elle découvre les travaux des champs, les semailles et les récoltes,
les marchés aux bestiaux. Personne ne l’oblige à rallier la foi protestante, personne ne l’intimide, personne ne
la blesse. Mais son bonheur butte sur les retrouvailles inopinées de sa famille, un temps reconstituée, partie à
la conquête de chimériques richesses aux Antilles. Le retour à La Rochelle, trois ans plus tard, accuse la défaite
et la honte. Françoise mendie parfois aux portes des couvents et du collège des jésuites. Elle s’endurcit, forge
son tempérament, consolide son assurance et assoit sa volonté ; bientôt placée entre les mains d’une parente
catholique, riche et pingre, arrogante et ennuyeuse, elle apprend à dissimuler et à faire bonne figure. Elle s’initie
aussi à l’art de la conversation, une nécessité pour qui veut appartenir à la bonne société. Avec ses immenses
yeux noirs, sa chevelure brune, quand la mode est aux blondes, sa taille élancée, son goût prononcé pour la
répartie et la science des précieuses, elle affirme une personnalité originale. Du haut de ses seize ans, elle fait
déjà seule, face au destin. Sa marraine l'introduit dans les salons, elle y acquiert le surnom de "belle indienne."
Faute de dot, elle préfère au couvent se marier à un paralytique de quarante-et un-ans, bel esprit au corps atrophié.
Pour autant, le poète Scarron, ce "raccourci de la misère humaine", lui apporte bienveillance, carnet d’adresses,
renommée, gentillesse. Il conforte son intelligence, lui permet de briller en société, de goûter aux jeux de l’esprit,
de la séduction et de l’amour chaste. En échange, elle lui offre sa jeunesse, son éclat, son indéfectible fidélité.
Le couple tient bon face au mépris et aux mauvaises langues, et à "l’hôtel de l’Impécuniosité" esprits fins, élégants,
libertins, lettrés, frondeurs, aristocrates critiques, peintres et musiciens se pressent au chevet de l’écrivain tordu.
L'auteur à l'esprit mordant est au sommet de sa gloire. Il dispose d'une confortable pension et fréquente une foule
d'esprits distingués et de personnalités influentes. Françoise sait qu'il lui est impossible de trouver meilleur parti.
Veuve à vingt-quatre ans, Françoise reçoit des dettes pour tout héritage. Mais, pendant huit ans, elle a placé
ses pions, tissé un étroit réseau de relations, cultivé un comportement exemplaire et rassurant, consolidé une
réputation sans faille. Pragmatique, sensible, consciente de sa précarité, elle a déjà entrepris son irrésistible
ascension sociale. "Comptez que jamais personne n’a établi sa réputation en se divertissant. C’est un grand bien
mais il coûte cher. La première chose qu’il faut sacrifier pour sa réputation, c’est le plaisir", analyse-t-elle. Et cet
adroit calcul la propulse sans peine auprès d’épouses dévotes et puissantes, qui assoient sa notoriété.
Installée dans une chambre au couvent de la Petite-Charité, elle cultive son image de femme respectable, dévouée
et charitable, entre sincérité et nécessité. Le soir, auprès des d’Albret, Richelieu, Montchevreuil, elle parfait son
masque de chrétienne accomplie. Lors d’un dîner, elle croise la piquante Madame de Montespan, de cinq ans sa
cadette. La rencontre, décisive, dicte son avenir. Françoise devient bientôt, dans la plus grande clandestinité,
la gouvernante des enfants naturels de la favorite de Louis XIV, l’éblouissante et mordante Athénaïs. Ainsi, durant
quatre années, dans une maison discrète de Vaugirard, dans l'actuel XV ème arrondissement de Paris, la future
marquise de Maintenon s'occupe des quatre enfants cachés de Madame de Montespan et de Louis XIV: le duc
du Maine, le comte de Vexin, Mademoiselle de Nantes et Mademoiselle de Tours. Tout en organisant la vie de
ses petits protégés, Françoise Scarron continue de remplir ses obligations mondaines et de se montrer dans les
salons. Malgré cette double vie exténuante, elle se prend d'affection pour les petits bâtards royaux, s'attachant
particulièrement à l'aîné, le duc du Maine, enfant boiteux et à la santé fragile. Doté d'une vraie fibre paternelle,
Louis XIV rend régulièrement visite à sa progéniture, et s'attarde pour bavarder avec leur charmante nourrice.
Elle remplit son rôle à merveille auprès des bâtards du roi. Les questions de pédagogie et d’éducation la
passionnent, et elle défend avec ardeur l’intérêt et l’éveil des enfants. Louis XIV découvre la dévote sous un autre
jour. Elle le touche, le séduit. "Elle sait bien aimer, il y aurait tant de plaisir à être aimé d’elle." Pour conquérir le
cœur du roi, Françoise use de toute son intelligence. La tête froide, l’habile gouvernante se lance avec le Roi-Soleil
dans une relation amicale, intellectuelle, amoureuse qui perdure de 1673 à 1715, année de la mort du souverain.
Bien que discrète, elle vit dans l'intimité du roi et se révèle une conseillère de taille. En raison de son austérité et
de son intransigeance, l'épouse secrète de Louis XIV est détestée par la famille royale. Son influence pèsera
surtout sur les mariages des bâtards royaux et sur la nomination de certains ministres. Très hostile au marquis de
Louvois, elle prend parti pour le clan de Colbert et favorise les carrières du maréchal de Villars et de Chamillart.
Au long de leurs trente-deux ans de vie commune, elle apprend à connaître, à respecter et à craindre un homme
égoïste, tyrannique, autoritaire, rigide. Déçue par cet amour qui ne correspond pas à un absolu tant espéré, elle
s’adonne avec passion, sincérité et efficacité aux œuvres charitables et utiles. Loin de la mystique et de la
contemplation qui, dans le fond, ne l’intéressent pas vraiment, elle pense à son grand dessein, Saint-Cyr, son cadeau
de mariage, son salut et sa dernière demeure, qui doit la réconforter. Il n’en sera rien. À quatre-vingt-deux ans,
l’ambitieuse généreuse achève un destin exceptionnel dans la peine et la lassitude. "Ma lassitude m’avertit que
je suis mortelle mais j’aperçois un miroir qui me dit que je suis morte." Toute de complexité et de paradoxe, elle n’a
pourtant rien abdiqué, elle n’a jamais renié sa liberté de penser ou encore entaché son orgueilleuse constance.
Bibliographie et références:
- Arthur Conan Doyle, "Les Réfugiés de Madame de Maintenon"
- Marguerite Teilhard-Chambon, "Françoise d'Aubigné, marquise de Maintenon"
- Christine Mongenot, "Madame de Maintenon, une femme de lettres"
- Éric Le Nabour, "La Marquise de Maintenon, l'épouse secrète de Louis XIV"
- Jean-Paul Desprat, "Madame de Maintenon, le prix de la réputation"
- Éric Le Nabour, "La Porteuse d'ombre. Madame de Maintenon et le Roi Soleil"
- Simone Bertière, "Les Femmes du Roi-Soleil"
- André Castelot, "Madame de Maintenon, La reine secrète"
- Françoise Chandernagor, "L’Allée du roi, souvenirs de Françoise d’Aubigné"
- Louis Mermaz, "Madame de Maintenon"
- Alexandre Maral, "Madame de Maintenon, la presque reine"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Condorcet rédige son célèbre "Tableau des progrès de l’esprit humain" alors même qu’il se sait menacé de la guillotine.
Ombres et lumières de la Révolution française, portée par ce rêve de justice qu’ont inspiré nos philosophes, rêve d'un
monde en marche et à portée de l’homme, dont les événements de 1789 ont d’abord paru l’accomplissement, et qui
sombra dans la Terreur. Il n’est période plus propice à l’observation du concept de progrès que celle où l’idée fut aux
prises avec la réalité, sur le point de devenir lois et conditions de vie. La Terreur ? un démenti, peut-être. Un démenti
provisoire, laisse penser Victor Hugo au terme de son "Quatre-vingt-treize". Le concept perdure. On en voit aujourd’hui
encore les effets. S’il faut entendre "progrès" comme la certitude d’un nouvel âge d’or, de bonheur et de liberté, l’époque
actuelle semble avoir perdu ces illusions. Mais les idéaux des Lumières président toujours aux mouvements de nos
sociétés et, que nous en ayons conscience ou non, informent notre pensée. La filiation est plus sensible encore en temps
de crise comme celui que nous traversons. Or, l’Histoire n’a livré ses enseignements qu’après avoir épuisé les figures
héroïques, lorsqu’elle s’intéresse à ses oubliés. Tel est le personnage d’Olympe de Gouges, témoin privilégié et actif de
ces événements, qui s’affirme, deux siècles plus tard, en raison de convergences qui apparaissent avec l’époque
contemporaine. Olympe de Gouges, ardente avocate du progrès social en est aussi l’exemple vivant, dans son évolution
personnelle, dans ses combats, dans ses renoncements, jusque dans sa destinée. Le 3 novembre 1793, à l’âge de
quarante-cinq ans, ayant refusé de faire contre sa conscience des aveux qui lui auraient peut-être sauvé la vie,
elle monte sur l’échafaud, quelques jours seulement après Marie-Antoinette, première femme victime de ses opinions.
Née en 1748, Marie Gouze grandit à Montauban, ville où elle épouse dix-sept ans plus tard Louis-Yves Aubry,
"traiteur grossier et inculte" de trente ans son aîné. La vie du ménage ne fait cependant pas long feu. Aubry meurt un an
plus tard, emporté par une crue du Tarn. Désormais veuve, Marie Gouze, encore très jeune au moment des faits, se met
à avoir soif de liberté de publier. À cette époque, la loi interdisait aux femmes de publier des textes sans l’accord de leur
époux. Il n’en faut alors pas plus à Marie Gouze pour la persuader de ne jamais se remarier. Mue par l’envie de mener
une carrière littéraire, elle quitte finalement Montauban pour rejoindre sa soeur aînée à Paris. C’est en montant à la
capitale qu’elle prend le nom sous lequel on la connaît le mieux, Olympe de Gouges. Entretenue par un fonctionnaire
de la marine du nom de Jacques Biétrix de Rozières, elle se met à côtoyer les milieux bourgeois et plus particulièrement
les salons fréquentés par les hommes de lettres. Ses diverses rencontres l’inspirent et la poussent à écrire toujours plus.
Elle s’essaye alors aux pièces de théâtre, aux romans ainsi qu’aux écrits politiques. Avant-gardiste et féministe, ses
fortes convictions et la liberté de ses engagements la conduiront à sa perte. Elle sera guillotinée le 3 novembre 1793.
L’intérêt qu’Olympe de Gouges suscite au-delà de nos frontières nous rappelle la valeur de ce personnage. Son cas
n’appartient donc plus seulement à la France, pas seulement aux femmes, n’appartient pas seulement à la Révolution.
Il intéresse justement parce qu’elle s’est immergée totalement dans son époque, toutes les générations qui se posent la
question de l’individu et celle de sa participation à l’Histoire. Son cas nous intéresse parce qu’il jette un jour différent
sur une page essentielle de notre Histoire et qu’il permet de nous interroger sur nous-mêmes, aujourd’hui où nombre
de ses propositions, réalisées ou non, occupent encore nos débats. L’œuvre qu’elle laisse à la postérité, abondante et
variée, élaborée dans des années décisives, entre 1783 et 93, est riche d’informations sur ce mieux qui était rêvé,
promis à tous, sur les moyens et les méthodes pour y parvenir. Elle offre l’avantage pour nous de présenter un point
de vue tout à fait exceptionnel, celui d’une femme d’abord, une provinciale de la petite bourgeoisie, admise auprès
des Grands à partir de son arrivée à Paris (1767) et qui a acquis dans ce parcours le regard perspicace et indépendant
du "persan" en voyage. Née française, elle a fait son fruit de la pensée des Lumières, sans rien perdre de la vivacité
de la languedocienne forte d’un esprit critique affirmé et d’une évidente énergie. Une voie, seule, s’ouvrait devant elle,
où tous ses élans pouvaient s’exprimer et être partagés, la littérature. Libre à chacun de juger de son œuvre.
Elle est inégale peut-être et parfois sent la précipitation. Elle se flatte d’ailleurs d’être rapide et avoue parfois avoir
terminé l’écrit sur le comptoir de l’imprimeur. Bien qu’elle ait tout sacrifié à cette passion des lettres et de la parole
jusqu’à sa fortune et sa sécurité, elle garde la tête froide: "Qu’on ne me prête pas le ridicule de croire que mes pièces
sont des chefs d’œuvre", dit-elle dans Molière chez Ninon ou le siècle des grands hommes. Il faut dire que les dix
années de sa carrière littéraire ne furent pas pour le XVIII ème siècle le temps des chefs d’œuvre, en raison même
des troubles qui agitaient les consciences. Il y avait à ce moment d’autres urgences que la recherche de la perfection
artistique. Ces circonstances en revanche étaient favorables, chez Olympe particulièrement, à l’invention d’idées
nouvelles comme de formes artistiques, qui se sont révélées naturellement, sans être voulues. Mais pour elle, que
le sens des mots engage, citoyenne avant la lettre, l’urgence est d’intervenir, de participer à la construction, car elle
est dans la crainte de voir, au moment du déferlement de la Terreur, la démocratie naissante s’élaborer sans avoir
déraciné tous les esclavages de l’Ancien Régime. C’est dans ce moment de crise auquel pour la première fois les
femmes participaient qu’il est intéressant d’observer cette prise de parole féminine, qui s’est élevée à la grande
surprise, c’est le moins qu’on puisse dire des philosophes, des politiques, des hommes en général et en particulier.
Le volet de son œuvre le mieux connu aujourd’hui, c’est "La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne"
en raison des publications qui ont été réalisées dans les années quatre-vingt et de l’utilisation qui en a été faite par le
mouvement féministe. Il était question, dans ces années qui voyaient certaines avancées en matière de progrès social,
de revenir sur la place des femmes dans la société et d’étendre effectivement leurs droits. Le texte d’Olympe devait
soutenir puissamment les revendications de ces femmes, impatientes de voir, après l’adoption du droit de vote
après-guerre, évoluer concrètement les mentalités et les lois. La pensée d’Olympe ne saurait cependant être réduite
à ce mouvement. Fruits de son enfance occitane et de ses trois entorses aux bonnes mœurs de son temps.
Dans son roman autobiographique "Mémoire de Mme de Valmont", on y apprend qu’elle vécut une enfance pauvre
et sans instruction, avec l’occitan comme langue maternelle. D’après ses dires, elle serait née d’une union illégitime
entre le marquis Jean-Jacques Lefranc de Pompignan, magistrat et écrivain, et une fille du peuple, Anne-Olympe
Mouisset. Bien qu’il n’ait jamais reconnu sa paternité publiquement, Olympe idolâtrait ce père, en plus de prétendre
avoir hérité de son talent d’écrivain. Très avant-gardiste sur son temps, on dira d’Olympe de Gouges qu’elle commit
trois entorses aux bonnes mœurs et lois de son sexe. La première entorse fut son refus de se faire appeler la veuve
Aubry. En effet, après la mort de son mari, Louis-Yves Aubry, alors qu’elle n’était âgée que de dix-huit ans et mère d’un
garçon, Pierre Aubry, elle décida de se créer sa propre identité, prétextant que le nom Aubry lui évoquait de mauvais
souvenirs. Marie Gouze veuve Aubry changea alors son nom pour Olympe de Gouges, reprenant une partie du prénom
de sa mère. Sa deuxième entorse fut de refuser d’épouser le riche entrepreneur Jacques Biétix de Rosières alors
que cette union lui aurait assuré la sécurité financière. Olympe ne croyant pas au mariage, qu’elle définit comme "le
tombeau de la confiance et de l’amour", lui préférait "l’inclinaison naturelle", c’est-à-dire un contrat social entre un
homme et une femme. Ces déclarations lui vaudront, chez les chroniqueurs de l’époque, une réputation de femme
galante, connue à Paris pour les faveurs qu’elle rendait aux hommes. Finalement, sa troisième entorse fut son
implication sociale et sa condamnation des injustices faites à tous les laissés-pour-compte de la société.
Après la mort de son mari, elle décida de poursuivre une carrière littéraire qui l’amena à dénoncer l’esclavage des
"Noirs" et à plaider en faveur des droits civils et politiques des femmes dans ses écrits. Elle s’exila alors à Paris avec
son fils et Jacques Biétrix de Rozières, où elle apprit très vite ce qu’était l’exclusion sociale. Il faut dire qu’Olympe
était avant tout considérée comme illettrée, occitane, indomptable et imprudente. Autodidacte, elle se mit à fréquenter
les milieux politiques, ainsi que les "gens bien nés." Olympe fut l’auteur de nombreux romans et pièces de théâtre.
Sa première pièce de théâtre à être acceptée et présentée fut l’"Esclavage des Nègres" qui ne sera joué qu’une seule
fois. Par la suite, elle devint très engagée dans des combats politiques en faveur des "Noirs" et de l’égalité des sexes.
D’ailleurs, elle est la seule femme à avoir été citée en 1808 dans la "Liste des hommes courageux qui ont plaidé ou
agi pour l’abolition de la Traite des Noirs." Olympe de Gouges fut plus d’une fois injustement critiquée pour ses
nombreux écrits contestataires de l’ordre établi. Cependant, avec sa force de caractère et ses convictions, elle devint
à plusieurs reprises le porte-étendard dans la dénonciation du traitement injuste réservé aux femmes.
En 1788, elle publie dans le "Journal Général de France" une brochure politique intitulée "La lettre au peuple ou projet
d’une caisse patriotique." Dans cette lettre, elle proposait des idées socialistes avant-gardistes qui ne furent reprises
que plusieurs années plus tard. On y retrouve la demande de création d’une assistance sociale, d’établissements
d’accueil pour les aînés, de refuges pour les enfants d’ouvriers, d’ateliers publics pour les ouvriers sans travail et
de tribunaux populaires. Son audace ne s’arrêta pas à cette lettre. En 1791, Olympe rédigea une "Déclaration des droits
des femmes et de la citoyenne", copiée sur la "Déclaration des droits de l’homme et du citoyen". Cette déclaration
dénonçait le fait que la Révolution n’incluait pas les femmes dans son projet de liberté et d’égalité et considérait que
"l’ignorance, le mépris des droits de la femme sont les seules causes de malheurs publics et de la corruption des
gouvernements." Elle adressa sa Déclaration à la "première des femmes", en l'occurence, la reine Marie-Antoinette.
Jusqu'à la chute du Roi, Olympe de Gouges soutient l'idée d'une monarchie constitutionnelle pour la France, exprimant
encore son point de vue au printemps 1792 dans un essai dédié à Louis XVI," L'Esprit français", où elle prône une
révolution non-violente. Au premier jour de l'an I de la République (21 septembre 1792), elle rejoint le mouvement
modéré des Girondins. Abhorant la peine de mort, elle propose son aide à Malesherbes pour assister le Roi dans son
procès devant la Convention. Vivement opposée au régime de la Terreur, elle signe une affiche contre Robespierre et
Marat qu'elle accuse d'être responsables des effusions de sang. Fidèle à ses principes humanistes, elle y déclare que
"Le sang même des coupables, versé avec profusion et cruauté, souille éternellement les révolutions". Après la mise
en accusation du parti girondin, elle adresse au président de la Convention une lettre où elle s'indigne de cette mesure
attentatoire aux principes démocratiques. Elle continue de s'exprimer publiquement alors qu'elle fait l'objet de menaces
et que la sanglante guillotine de la Terreur coupe les têtes à plein régime démontrant ainsi toute la force de son courage.
Le 20 juillet 1793, alors qu'elle diffuse son pamphlet "Les Trois urnes", Olympe de Gouges est arrêtée et emprisonnée
à l'Abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Elle est accusée d'injures envers les représentants du peuple et de publication
d'écrits contre-révolutionnaires. De sa cellule, elle parvient à faire afficher deux derniers libelles, "Une patriote persécutée"
et "Olympe de Gouges au tribunal révolutionnaire", mais tous ses amis se cachent ou la renient. Sous la pression, son
propre fils, Pierre Aubry de Gouges, la renie publiquement dans une "profession de foi civique". Le 2 novembre, elle
comparaît devant le Tribunal révolutionnaire. Elle tente vainement d'expliquer que son combat humaniste s'inscrit au
cœur même de la Révolution mais elle est condamnée à mort et guillotinée le lendemain matin. C'est la seconde femme
guillotinée de l'histoire de France après Marie-Antoinette. Victime en son siècle de ses prises de position contre les
dérives de la Révolution, puis victime encore pendant près de deux siècles d'intellectuels misogynes qui la peignirent
comme illettrée et exaltée, Olympe de Gouges fait aujourd'hui l'objet d'une réhabilitation. Comme au début des années
1990, le nom d'Olympe de Gouges circule parmi les "panthéonisables." Néanmoins, après l'annonce du 21 février par
le président de la République des quatre personnalités entrant au Panthéon en 2014, sa popularité fait toujours d'elle
une candidate à une entrée dans un futur proche. Plus de deux siècles après sa mort, Olympe de Gouges continue
d’inspirer les femmes et de leur donner du courage et de la détermination dans la lutte pour l’égalité femmes-hommes.
Bibliographie et références:
- Daniel Bensaïd, "Moi la Révolution"
- Olivier Blanc, "Olympes de Gouges"
- Olivier Blanc, "Olympe de Gouges, une femme de libertés"
- Marie-Paule Duhet, "Les femmes et la Révolution"
- Michel Faucheux, "Olympe de Gouges"
- Joëlle Gardes, "Olympe de Gouges"
- Caroline Grimm, "Moi, Olympe de Gouges"
- Léopold Lacour, "Trois femmes de la Révolution"
- Catherine Marand-Fouquet, "La Femme au temps de la Révolution"
- Catherine Masson, "Olympe de Gouges, anti-esclavagiste et non-violente"
- Michelle Perrot, "Des femmes rebelles,Olympe de Gouges, Flora Tristan, George Sand"
- Jürgen Siess, "Un discours politique au féminin, le projet d’Olympe de Gouges"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Quand je rencontrai Patricia, j'étais dans la pire période pour tomber amoureuse. J'avais
voulu le succès, l'amour, il ne me restait plus rien. Et Patricia proposait de me dédommager
en m'offrant le bonheur, mais elle le faisait au mauvais moment, celui où je ne pouvais rien
recevoir, rien donner. À cette époque, j'aurais dû la fuir, autant pour elle que pour moi. Il me
fallait m'enfoncer dans ce deuil de l'amour, atteindre le fond. J'aurais dû reforger mon âme
dans la solitude mais on ne décide rien. On est que l'observateur impuissant des événements
qui doivent arriver. Et je vis Patricia, je la revis, alors je devins son amante puis sa maîtresse.
Rarement, l'amour donne une seconde chance. Pourtant Patricia revint. Elle me pardonna.
À force de tendresse, je tentais de lui faire oublier ce moment de folie. Son visage n'exprimait
aucun sentiment de rancune. Elle était douée pour le pardon. Souvent, je me disais que je
devais prendre modèle sur elle, être capable de tout accepter de l'amour, son miel comme
son vin amer. Cette jeune fille me dominait en réalité par sa sagesse. Les apparences sont
parfois trompeuses. Elle courbait avec grâce sous le fouet, mais l'esclave, ce n'était pas elle.
C'était moi. Elle n'évoquait jamais l'incident de Sauzon, pas plus que s'il n'avait jamais eu lieu.
Moi, il me ravageait. J'y pensais sans cesse. Qui pouvait m'en délivrer ? Ma faute m'emplissait
de honte. Quand je la serrais dans mes bras, je respirais le parfum iodé de Belle-Île, la bien
nommée. Nous nous promenions sur la côte sauvage, avec les yeux de John Peter Russell,
le peintre australien si généreux que les marins appelaient affectueusement "l'anglais". La
beauté de Marianna, son épouse, que Monet vantait et qui avait tant inspirée Rodin. Cachées
dans une crique, nous nous baignons toutes les deux nues, non loin de la plage de Donnant.
J'étais si empressée à reconquérir Patricia que j'en oubliai Béatrice. Certes je la voyais mais
je ne la regardais plus. Nos gestes devenaient machinaux. S'en apercevait-elle ? Sans m'en
rendre compte je baissai la garde. Je ne me préoccupais plus de lui dissimuler ma liaison
avec Patricia. Non que je souhaitasse lui en faire l'aveu, mais je pressentais que le hasard
se chargerait de lui faire découvrir la vérité tout en m'économisant un courage inutile.
La souffrance vient bien assez tôt. Point n'est besoin de devancer l'appel. Je m'abandonnais
à cette éventualité avec fatalisme. Un jour, je reçus une lettre particulièrement tendre de
Béatrice. Elle y exprimait de manière explicite les élans de son cœur. Aussitôt, je fus consciente
de sa gravité, de son pouvoir de séduction. Je la plaçais bien en évidence sur mon bureau afin
de ne pas oublier de la dissimuler. Mais je fus distraite de cette sage précaution. Or oubliant
l'existence de cette pièce à conviction, Patricia était seule chez moi. Le destin se vengeait.
Quand je revins, la porte d'entrée était grande ouverte, ce qui m'étonna. Quelle ne fut pas ma
surprise de voir que la maison offrait le spectacle d'un ravage comme si elle avait été détruite
par le passage d'un cyclone. Je crus à un cambriolage. Mais très vite, je me rendis à l'évidence.
Patricia s'était acharnée sur les bibelots qu'elle avait brisés. Les tableaux gisaient sur le sol,
leur cadre fracassé. Cette fureur me soulagea. Ainsi tout était dit, du moins je le croyais.
Mais Patricia revint bientôt à la charge. Il y avait dans son regard une flamme meurtrière qui
n'était pas sans charme. Peu d'êtres ont réellement le désir de vous tuer. Tout ce que son
caractère avait amassé de violence contenue s'exprimait à cause de moi. L'orage dura assez
longtemps. J'en comprenais mieux que quiconque les raisons. Mais que pouvais-je alléguer
pour ma défense ? Je n'avais rien à dire. Je plaidais coupable avec circonstance aggravante.
Mon mutisme augmentait sa fureur. La vie seule portait la responsabilité de ce gâchis, la vie
qui nous jette, sans égard pour autrui, là où nous devons être. Ne pouvant rien tirer de moi,
elle partit en claquant la porte. Cet amour finissait comme il avait commencé, dans l'irraisonné,
l'incohérence, la violence et la tendresse mêlées. Béatrice la douce et Patricia la rebelle. Elles
coexistèrent quelque temps. Puis elles s'effacèrent comme si elles étaient reliées à une époque
révolue de ma vie et n'avaient existé que pour m'offrir les deux visages d'un même amour.
La pluie, le soleil, la brume ont peut-être plus d'influence sur notre comportement amoureux
que nous l'imaginons. il me semble que la nature a toujours émis des messages. Et le vent.
Le vent qui soulève le sable du désert, des oasis du Hoggar, et les dépose sur les arbousiers
du maquis corse. L'invisible, ses sarabandes, ses fêtes, ses débauches, ses orgies des sens,
la fabuleuse orchestration qui s'y déroule sans qu'on y prête attention, quelle conscience nous
reste-il de l'immensité de tout cela ? Un instrument d'observation inapproprié, un organe
atrophié fossile d'une fonction perdue, l'amour. Lui seul nous fait pressentir l'invisible. Et la
poésie des corps. Mais c'est encore l'amour qui la suscite, l'éclaire, module son chant et fait
frémir ses incantations lumineusement obscures. Le désir le conjugue au plus-que-parfait.
Chaque étape initiatique de notre existence, par des liens secrets, est en relation avec un
amour qui épanouit ses virtualités. Parfois, quand l'inanité d'écrire me ravage, je ne reprends
confiance qu'en m'agrippant à la certitude que ce que je recherche ne réside que dans le
partage, et la seule chose qui m'importe est ce qui jette mon destin dans de vastes espaces,
bien au-delà de moi-même. La grande distinction d'Arletty coiffée de son turban blanc.
Trois années avaient passé depuis ce réveillon où j'avais fait connaissance de Claire. Cette
rencontre m'avait placée dans une position qui avait le caractère d'une parenthèse. Elle
appartenait à un monde irréel puisque aucun des maux de ce monde ne l'atteignait. Un univers
trop parfait n'est pas fait pour une femme qui veut toujours se prouver quelque chose en
modifiant le cadre de son existence. Le temps passait avec une lenteur inexorable. Il semblait
enfermer Claire dans une perpétuité du bonheur. Il me fallait des drames, des souffrances, un
théâtre d'émotions, des trahisons qui ne pouvaient nullement se développer sur ce terreau-là.
Claire, insatisfaite comme on l'est lorsqu'on choisit le chemin de la perfection, avait trouvé en
moi un dérivatif à sa passion d'aimer endurer. Aimer c'est souffrir mais c'est aussi vivre.
Vivre avec Claire ? J'y songeais, je le souhaitais et je le redoutais. Je le souhaitais parce que le
sentiment amoureux qui ne se double pas d'amitié n'est qu'un état intérimaire de peu de durée,
que l'indispensable amitié se fonde sur le temps qui passe, sur une accumulation heureuse de
situations partagées, de circonstances vécues en commun. Je le redoutais parce que j'ai déjà fait
l'expérience de prendre des trains en marche. Pas besoin d'imagination pour prévoir ce qui, tôt
ou tard, adviendra, il me suffit d'avoir un peu de mémoire. Me voici, soumettant Claire. Nous
dégustions les charmes de cette situation nouvelle dans une profonde entente mutuelle. Je la
fouettais avec application tout en réfrénant son masochisme. Je ne voulais pas casser ma
poupée de porcelaine. Me manquait-il une certaine cruauté ? Voici Claire qui s'anime d'amples
mouvements à la rencontre du cuir. Voici qu'ils se confondent et s'exaspèrent et que, de sa
bouche captive, elle pousse un gémissement qui me déchire le cœur. L'insensée crie et m'invite
plus intensément. Ils se perdent ensemble au comble d'une tempête dont je suis le vent.
Les yeux clairs s'agrandissent et leur eau se trouble. Elle ne me voit plus, son regard s'accommode
au-delà. L'un après l'autre, les traits du visage changent d'ordonnance, ils se recomposent en
une géographie que je ne connais plus. Sur ses lèvres qui s'entrouvrent, les miennes se posent,
ma langue cherche et investit. La bouche de Claire accepte et bientôt requiert.
Les yeux immenses se ferment et je devine qu'ils se tournent en dedans sur un monde ignoré.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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On a beaucoup écrit sur ce personnage à la fois sulfureux, intrigant mais passionnant et attachant. Il
s'agit bien sûr d'Alberto Girolamo, le poète phénicien, à la fois écrivain, magicien et surtout escroc.
Il passa sa vie, à errer de cour en cour, afin d'assurer son train de vie fastueux. Ses besoins d'argent
étaient colossaux, alors il ne recula devant rien pour parvenir à ses fins. Entre immoralité et débauche.
On croit connaître Casanova. Souvent, on se trompe. On a pas voulu admettre qu'il soit un grand écrivain.
Il hante les imaginations, mais il les inquiète. On veut bien raconter ses exploits galants mais à condition
de priver leur héros de sa profondeur. On le traite trop souvent avec un ressentiment diffus et pincé. C'est
oublier que l'aventurier Vénitien était surtout un homme cultivé, séduisant, complexe et un fin mémorialiste.
Depuis plus de deux siècles, Giacomo Casanova, est un des plus grands aventuriers du XVIIIème siècle.
Il est l'objet de tous les fantasmes. De ses innombrables conquêtes et de ses frasques amoureuses émane
encore aujourd'hui un parfum de soufre et de scandale. Sa vie est pourtant mal connue, à tel point que
certains se demandent si cet homme n'est pas un personnage de fiction. Mais Casanova a bel et bien existé.
Et de la façon la plus intense qui soit. Le Vénitien, qui a parcouru l'Europe, ses cours impériales et ses tripots,
l'a clairement dit: "J'ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré ma liberté. Lorsque je me
suis trouvé dans le danger de la sacrifier, je ne me suis sauvé que par hasard." En quelques mots, celui que
Barbey d'Aurevilly appelait le "faune en bas de soie" fut, en vrac, jeune abbé, charlatan patenté, alchimiste
et ésotériste, grand trousseur de jupons, suborneur, écornifleur de cœurs, escroc, espion, mythomane,
délateur, bretteur à la fine lame, guérisseur, violoniste à l'opéra, parieur insensé, prisonnier plus d'un an,
mais aussi poète, dramaturge, admirateur d'Horace et de Rousseau, traducteur lettré et conteur hors pair.
Alberto voyage de vile, passant frontière après frontière, à la recherche de l'amour et des aventure érotiques.
Il avait une libido phénoménale. Sans cesse de nouvelles victimes, des femmes de plus en plus jeunes.
Casanova se jette dans la vie sans rien attendre d'autre en retour que le plaisir. Pour l'obtenir, le Vénitien est
doté de quelques qualités indispensables. C'est un très bel homme d'un mètre quatre-vingt-sept, il a de
l'allure, s'exprime merveilleusement bien et sait faire des femmes ses complices. On connaît les dimensions
intéressantes de son membre viril, entre vingt-deux et vingt-trois centimètres, car il nous a donné la taille de
ses préservatifs qui, à l'époque, sont de petits étuis de soie. Ainsi avantagé, ce libertin s'adonne sans compter,
et ne trouve son plaisir que si celui-ci est partagé. Pour les femmes, Casanova est un homme disponible, à
l'écoute de leurs requêtes et de leurs moindres désirs. Ses conquêtes, estimées par ses soins à plus de cent
vingt, sont issues de tous les milieux, de toutes les classes sociales: soubrettes et aristocrates, comédiennes
et religieuses. Cette vie incroyablement libre et dissolue n'est possible que dans le contexte du XVIIIème siècle,
siècle des Lumières et du libertinage, durant lequel règne dans certains milieux une grande liberté des mœurs.
L'aventurier aigrefin ne reculera devant rien pour accomplir son destin fait de découvertes érotiques et de vol,
pour hélas, terminer sa vie dans de très tristes conditions, seul et abandonné de toutes et de tous, à Rome.
Sa vie tourna vite au cauchemar malgré ses très nombreux appuis politiques et ses relations aristocratiques.
Alberto Giacomo Girolamo est né à Venise, le 2 février 1725. Son père, Gaetano Casanova, un comédien,
a épousé la fille d'un cordonnier, Zanetta Farussi, elle aussi comédienne. Premier enfant de cette famille roturière,
il aura trois frères, dont deux, Francesco et Giovanni, seront peintres, et une sœur qui épousera un maître de
clavecin à Dresde. Giacomo Casanova est d'abord élevé par sa grand-mère maternelle, Marsia Farusso, qu'il
adore. Son père meurt en 1733. Sa mère, enceinte de son cinquième enfant, continue sa carrière de comédienne
hors de Venise. De 1735 à 1742, il suit des études de théologie à l'université de Padoue. Remarquablement doué,
s'intéressant à tout, grammaire, prosodie, mathématiques, droit, théologie, cosmographie, musique, il dévore les
auteurs anciens et modernes: savants et philosophes et poètes. Comme on le destine à l'état ecclésiastique, on
le place dans un séminaire de Venise où il reçoit la tonsure et les ordres mineurs, mais sa carrière de prédicateur
tourne court après un sermon catastrophique. Ses mœurs déjà libertines ne tardent pas à le faire renvoyer du
Séminaire. Il effectue des stages dans des cabinets d'avocat et passe son Doctorat de droit. Une liaison avec
la favorite du sénateur Malipiero lui fournit l'occasion de faire connaissance avec les prisons de la République,
au fort San Andrea. Relâché, il erre alors pendant plusieurs mois à travers l'Italie profitant de sa chère liberté.
Il ne reculera devant rien pour se faire un nom dans toutes les cours européennes, et même au sein du Vatican,
où dit-on, il converti même le Pape au jeu de cartes et de l'amour. Grand séducteur, aucune limite pour lui.
On ne compte alors plus le nombre de ses victimes, de plus en plus nombreuses. Alla-t-il alors en prison ?
Cherchant toujours à se faire admettre dans le clergé, il réussit à obtenir chez le cardinal Acquaviva, à Rome,
une place de secrétaire qui le met en relations avec le pape Benoît XIV. Il rejoint en Calabre l'évêque Bernardo de
Bernardis mais il est rapidement congédié à la suite d'une étourderie, emprisonné quelque temps à Ancône, et
regagne Venise où il prend du service dans l'armée. Après une escale à Naples, Casanova s'installe à Rome au
mois de juin 1744. Il y trouve un travail auprès de l'ambassadeur d'Espagne, le cardinal Acquaviva. Mais l'année
suivante, à la suite d'une affaire de rapt dont il a été complice, il doit quitter quitter Rome et abandonne tout espoir
de carrière dans l'Église. Il gagne la Turquie puis revient à Venise en 1746. Il doit alors se contenter d'un emploi
de violoniste dans l'orchestre du théâtre San Samuele, et mène une vie médiocre jusqu'au jour où le sénateur
Bagradino, ayant été frappé devant lui d'apoplexie, il parvient à le ranimer et à le ramener chez lui où il opère
en quelques jours une guérison d'allure miraculeuse. Il achève de gagner la confiance absolue du rescapé en
faisant mine d'être initié aux sciences occultes en lui promettant rien de plus que la fameuse pierre philosophale.
De voyage en voyage, il brisera les cœurs et videra les bourses et les coffres de ses victimes, alors séduites.
Sa férocité et sa vénalité ne connut aucune limite. Mais à sa décharge, le XVIIIème siècle est au libertinage.
Alberto peut alors commencer à tenir le train fastueux d'un grand seigneur accaparé par les soupers fins,
le jeu, les intrigues et surtout les femmes. Il fait la connaissance du sénateur Bragadin qui devient son protecteur.
Il est mêlé à des affaires de jeu et se fait rapidement une réputation sulfureuse dans la Sérénissime. Au début de
l'année 1749, il voyage dans le Nord de l'Italie et en Suisse. Vérone, Milan, Crémone, Genève. À l'automne, il
rencontre et enlève la Provençale Henriette dont il est très amoureux. Le couple s'installe à Parme, mais Henriette
est contrainte de le quitter au début de l'année suivante. La grande aventure ne commence qu'en 1750, avec le
départ de Casanova pour la France. À Lyon il est reçu dans la franc-maçonnerie, puis séjourne deux ans à Paris
dans les coulisses de la Comédie Italienne, en particulier de la famille Balletti, faisant lui-même du théâtre.
Cherchant le plaisir auprès de femmes mariées de la haute société, de jeunes filles sortant à peine du couvent,
mais aussi bien auprès de servantes et de souillons, accumulant les scandales galants et les dettes de jeu, il est
bientôt contraint de fuir la colère des dupes et des jaloux, passant alors en Allemagne, recommençant les mêmes
fredaines et les mêmes indélicatesses à chacune de ses étapes. En 1754 arrive le nouvel ambassadeur de Louis
XV, l'abbé de Bernis, futur cardinal et académicien. Casanova devient son ami, et les deux hommes se partagent
pendant plusieurs mois les faveurs d'une religieuse libertine. Alors, autour de lui le scandale redouble d'intensité.
Mais on ne prête qu'aux riches dit-on, et sa légende fut renforcée par de nombreuses études universitaires dont
les sources paraissent peu fiables et sujettes à contradiction. Entre la réalité et la littérature, la frontière est tenue.
L’aventure avec Bellino, jeune castrat rencontré durant un voyage, est tout à fait significative. Alberto en devient
amoureux et s’en étonne, lui qui n’eut, semble-t-il, que peu d’expériences homosexuelles et qui n’éprouvait guère
de sympathie pour "les chevaliers de la manchette." Amoureux jusqu’au délire, Casanova se fit pressant et finit
par découvrir, malgré la résistance de Bellino, qu’il s’agissait d’une femme, appelée Thérèse, travestie et appareillée
pour donner le change, Il fallait un tel retournement pour que Casanova conserve son statut d’homme à femmes et
pour montrer que la nature finit toujours par réclamer son dû. Fervent pratiquant du sexe, Giacomo Casanova le
mêle à presque toutes ses activités. Le sexe est un moyen dont il use pour duper en satisfaisant son goût du plaisir,
encore qu’il s’en défende, en prétendant qu’il lui faut aimer pour jouir. Ce que contredisent nombre de ses conquêtes
et sa fréquentation des prostituées. Il présente certains de ses excès sexuels comme autant de curiosités naturelles.
Girolamo avait de nombreux protecteurs. On comprend mieux alors pourquoi, il échappa longtemps à la justice
et à la prison. Heureusement pour notre héros, car il tenait par dessus-tout à sa liberté et à l'amour du jeu.
Il est arrêté et condamné à cinq ans de prison pour impiété, libertinage, exercice de la magie et appartenance
maçonnique. Incarcéré aux "Plombs" du Palais ducal, dans une cellule étouffante située sous un toit composé
de lamelles de plomb, il réussit à s'évader le 1er novembre 1756 et quitte Venise, où il ne reviendra que dix-huit
ans plus tard. Il reprend sa course à travers l'Europe qui lui sert désormais de patrie. De nouveau à Paris, il trouve
le moyen de s'introduire dans la meilleure société, devient un familier du duc de Choiseul. Il fait la connaissance
de la Marquise d'Urfé, passionnée d'occultisme, qu'il escroque sans scrupule, pendant qu'il vit un amour platonique
avec Manon Balletti. Il effectue des missions pour le compte du gouvernement français, fonde une manufacture
d'étoffes et, ayant séduit plusieurs financiers, organise une loterie dont les produits considérables permettent
à l'État d'achever la construction des bâtiments de l'École militaire. Cette loterie fonctionnera jusqu'en 1836.
Sa vie est un roman. François Mauriac, plus que tout le monde, a su, avec talent, décrire sa vie. Plus près de
nous, Philippe Sollers, également, a écrit une excellente biographie. C'est à chacun de se faire une opinion.
Tour à tour financier, diplomate, magicien, charlatan, il n'est pas une grande ville d'Europe que Casanova ne
traverse, de Madrid à Moscou, de Londres à Constantinople. De sa propre autorité, il se décerne le titre de "Chevalier
de Seingalt". Toujours homme à bonnes fortunes, car ce séduisant garçon plaît aux dames et par elles il s'introduit
auprès des gens en place et même des souverains, il passe de la cour de Georges II à Londres à celle de Frédéric
le Grand à Berlin ou de celle de Catherine II à Saint-Pétersbourg à la prison. De discussions avec Voltaire et
Jean-Jacques Rousseau à la promiscuité avec des ruffians et des prostituées. De l'amitié de Souvaroff à celle de
Cagliostro. D'un duel avec le général polonais Braniski à une rixe de cabaret. À Paris il se fait présenter à Mme
de Pompadour et réussit à paraître à la Cour de France. À Dresde, le théâtre royal donne sa traduction du
"Zoroastre" de Cahuzac avec la musique de Rameau. À Rome, le pape le décore, tout comme Gluck ou Mozart,
de l'ordre de l'Eperon d'or. En Espagne, il intéresse les ministres, comme le fera un peu plus tard Beaumarchais,
à de grands projets de mise en valeur des territoires déshérités. Bientôt, le voilà devenu, chef d'entreprise.
Il exerça tous les métier afin de subvenir à ses moyens, et surtout à son somptueux train de vie, toujours plus
dispendieux. Il fallait alors que l'argent coule à flot dans sa bourse, ou comme d'habitude, celles des autres.
Les moyens d'existence de cet infatigable aventurier ne sont pas toujours avouables. Il use cyniquement de ses
charmes auprès des dames vieillissantes, sait fort bien, quand il le faut, corriger au jeu la fortune, paie ses
créanciers au moyen de chèques sans provision, et utilise auprès des naïfs et des esprits faibles les secrets
de la Kabale. Il est connu de toutes les polices de l'Europe, mais sa séduction personnelle, ses talents d'homme
à projets, d'homme d'esprit et de causeur emportent tout. "Dans tout ce que Casanova produit, dit de lui le prince
de Ligne, il y a du trait, du neuf, du piquant et du profond." Aussi est-il en commerce d'amitié et de correspondance
avec quantité de savants et de littérateurs des deux sexes. Lui-même fait partout figure d'homme de lettres et
aborde en des livres, brochures, articles de journaux les sujets les plus divers. À la fin de l'année 1758, lors d'un
séjour de quelques mois aux Pays-Bas, il fait la connaissance de la belle Esther. En août 1759, il est incarcéré
pendant deux jours au For-l'Evêque pour de fausses lettres de change. En 1763, il effectue un séjour désatreux à
Londres, puis se prend d'une passion suicidaire pour la Charpillon, épisode qui inspirera le récit de Pierre Louÿs,
"La Femme et le pantin." En 1765, il se soigne à Wesel d'une maladie vénérienne. Toute l'histoire de sa vie est
ponctuée par des maladies vénériennes, qui se soignent alors très mal. La plus grave est la syphilis, dite "mal
de Naples", ou "mal français". On la traite par le mercure et des fumigations enrichies en soufre et en arsenic.
Une vie de vagabond et d'errance, sans aucune attache, ni vie familiale établie. Ainsi vécu Girolamo. Mais
sa plus grande richesse était à ses yeux sa liberté. La difficulté est d'établir la réalité et la part de légende.
En 1767, chassé de Paris par une lettre de cachet, il se rend à Munich, puis passe en Espagne où il échoue
dans une prison de Barcelone. C'est là qu'en 1769, pour se concilier les bonnes grâces des autorités de la
Sérénissime République, il rédige sa "Réfutation de l'Histoire du gouvernement de Venise d'Amelot de la
Houssaye." En octobre 1772, il s'installe à Trieste, aux portes de la Vénétie, attendant son retour en grâce.
En septembre 1774, il est autorisé à rentrer dans sa ville natale. C'est, dans sa vie aventureuse, une de ces
pauses pendant lesquelles Casanova, qui n'a rien d'un philosophe ni d'un esthète, qui se garde bien d'autre
part de hausser son cynisme jusqu'à une critique générale de l'état social, mais qui, cependant, a touché
un peu à tout dans les arts, les lettres et les sciences, se délasse en se consacrant à des tentatives littéraires.
Baroudeur, écrivain, escroc, musicien, courtisan et amant, joueur de cartes international, tricheur et voleur.
Où se trouve la réalité de sa vie ? Sans doute, comme toujours, entre les deux. C'est la richesse du héros.
Déjà il a composé une cantate à trois voix, "Le Bonheur de Trieste", il s'est essayé au roman historique avec
ses "Anecdotes vénitiennes d'amour et de guerre du XIVème siècle, sous le gouvernement des doges Giovanni
Gradenigo et Giovanni Dolfin." En 1775, il rapporte à Venise son "Histoire des troubles de Pologne." Il rencontre
Lorenzo Da Ponte, traduit "L'Iliade d'Homère", publie des "Éloges de M. de Voltaire par différents auteurs" et un
"Opuscoli miscellanei" qui contient notamment la récit intitulé "Le Duel." En 1780, il s'improvise imprésario
d'une troupe de comédiens français et lance une revue de critique dramatique, "Le Messager de Thalie."
Mais approche peu à peu, la fin de sa vie. De la chance et de la joie, il passe au malheur et à la tristesse. Il
tentera de gagner la sympathie d'un grand seigneur fortuné, afin d'assurer des moyens d'existence décents.
De 1783 à 1784, nouvelle période d'errance. On voit Casanova à Francfort, Aix-la-Chapelle, Spa, Amsterdam,
Anvers, Bruxelles, Paris, Berlin, Dresde, Vienne, où il est secrétaire de l'ambassadeur de Venise Foscarini et se
lie d'amitié avec le comte de Waldstein-Wartenberg, neveu du prince de Ligne, qui, par charité, le recueille en 1785
dans son château de Dux, en bohême, comme bibliothécaire. C'est pendant ces dernières années assez humiliantes,
en l'absence de son hôte, qui d'ailleurs l'exhibe comme une curiosité devant ses invités, il est obligé, par exemple,
de prendre ses repas à l'office, en compagnie des valets, que l'extraordinaire aventurier entretient une dernière
correspondance tendre avec une jeune fille, Cécile de Ruggendorf, qu'il ne rencontrera jamais. C'est surtout là
qu'il écrit son roman fantastique "Icosameron ou Histoire d'Édouard et d'Élisabeth" (1788), un travail sur les
mathématiques," Solution du problème déliaque", et surtout ses deux livres autobiographiques, "Histoire de ma
fuite des Plombs de Venise" et "Histoire de ma vie." Une œuvre majeure qui le fait entrer à jamais au panthéon
des mémorialistes. Sur plus de trois mille pages, Casanova nous livre son incroyable vie, sans complaisance.
Il se mettra en tête alors de tenter d'écrire ses mémoires. Intéressantes, elles demeurent néanmoins sujettes à
caution, car de nombreuses contradictions, d'innombrables contre vérités apparaissent. Où se trouve la réalité ?
Ces Mémoires, dans lesquels le vrai et le moins vrai sont habilement dosés, feront alors les délices d'un Musset,
d'un Stendhal, d'un Delacroix et de tous ceux enfin qui veulent y retrouver, sous les récits trop souvent érotiques
de Casanova, les prestiges libertins du XVIIIème siècle. Témoin de la fin d'une époque, l'aventurier Vénitien, par
sa liberté d'être et de pensée, demeure une figure emblématique des Lumières. Il meurt au château de Dux, le
quatre juin 1798, à l'âge de soixante-treize ans. Seule une plaque dans la chapelle du château évoque son souvenir.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Colette, femme affranchie par excellence. Elle s'est émancipée du mariage, a rejeté les conventions sociales.
Par le biais de l'écriture. Et de la sexualité. Insaisissable Colette. Colette l'amoureuse, exploitée par un mari
volage et mercantile, ou Colette la scandaleuse, qui danse à moitié nue sur les scènes du music-hall ? Colette
l'émancipée, qui multiplie les aventures et ose afficher sa bisexualité, ou Colette l'antiféministe, qui refuse tout
engagement. Colette, symbole d'une France provinciale, passéiste et vichyste ou Colette, figure de la femme
moderne, indépendante et rebelle. Tour à tour romancière, mime, auteur dramatique, journaliste, comédienne,
critique de théâtre, marchande de produits de beauté, scénariste, Colette a mené sa vie tambour battant,
comme elle l'entendait. Au point que cette existence singulière, hors des sentiers battus, a parfois fait de l'ombre
au travail de l'écrivain, l'un des plus grands du XX ème siècle , reconnu entre tous comme la pionnière de
l'autofiction. Et pourtant l'une et l'autre, la vie et l'oeuvre sont indissociables, se nourrissant sans cesse.
Elle est née le 28 janvier 1873, à Saint-Sauveur en Puisaye dans l'Yonne, aux confins de la Bourgogne et du
Morvan. Sa mère, Sidonie Landoy, familièrement baptisée "Sido", femme énergique, intelligente et cultivée,
spontanée, généreuse, était née à Paris en 1835, avait épousé Robineau-Duclos, un gentilhomme fermier dont
dont elle était devenue la veuve pour, en 1865, se remarier avec Jules-Joseph Colette. Ce Toulonnais qui était
passé par Saint-Cyr, avait fait la campagne de Kabylie, la guerre de Crimée, la guerre en Italie où, capitaine de
zouaves, il avait été blessé à la bataille de Magenta en 1859 et amputé de la jambe gauche. Il avait dû, en 1860,
dès la trentaine, se contenter d’un modeste emploi sédentaire, celui de percepteur du canton de Saint-Sauveur.
Cet homme à l’accent chantant, était gai, attentif, galant, empressé. Il était assez cultivé, une bibliothèque aussi
importante que celle de la maison familiale n’étant pas courante au XIX ème siècle et dans le milieu qui était le
sien, et ce doux rêveur avait même des velléités d’écrivain. Le père, très tôt, la considéra comme une grande fille
et lui fit découvir le monde des livres, lui faisant lire Balzac dès l’âge de six ans puis Hugo, Labiche et Daudet.
Sa mère lui transmit son goût de la liberté, sa passion pour toutes les formes de la vie, son amour de la nature
et sa naturelle sagesse. Son heureuse enfance rurale lui donna sa compréhension instinctive des animaux, son
sens de l'observation et sa luxuriante et presque païenne sensualité. Gabrielle Colette a eu une éducation hors
du commun pour l’époque, enfance des enfants villageois qui avaient besoin non pas de jouets mais de livres.
La fin des années 1880 fut marquée par des difficultés matérielles aiguës. Le percepteur se révéla mauvais
gestionnaire de l'héritage de son épouse, et les Colette, en 1890, après avoir été contraints de vendre aux enchères
une partie de leurs biens, quittèrent Saint-Sauveur. Elle aimait, depuis l’âge de quatorze ans, un ami de son père,
Henri Gauthier-Villars, alias Willy, qui avait perdu sa femme dont il avait eu en 1892 un enfant appelé Jacques, et
qui venait à Châtillon-Coligny où il l’avait mis en nourrice pendant quelques mois. C’était un homme à femmes,
un Don Juan notoire, un noceur aux fantaisies très voyeuristes. Le capitaine Jules Colette voulut croire qu’il était
un noceur repenti et jeta littéralement la délicieuse sauvageonne qu’était sa fille dans les bras de ce vieillard, en
dépit du désaccord de sa mère. En 1891, des fiançailles officieuses eurent lieu, mais elles durèrent longtemps à
cause des résistances de la famille Gauthier-Villars qui aurait préféré une riche et digne héritière alors que Sidonie
Gabrielle n’aurait pas de dot. Le mariage fut célébré très modestement le 15 mai 1893, à ChâtillonColigny.
Sidonie Gabrielle, à l’âge de vingt ans, se sépara donc de ses parents chéris pour s’établir dans la garçonnière de
Willy, 55, quai des Grands Augustins. Il s’employa à initier à l’amour et à ses perversions cette "fille maladroite" dont il
allait faire un prodige de libertinage, sans qu’elle ressentît de dégoût. Il était le patron d'une véritable "industrie littéraire"
qui produisait des romans licencieux ou humoristiques, chroniques mondaines et critiques musicales. À la tête d'une
écurie de jeunes talents, qui jouaient pour lui les "nègres", Willy règnait en maître sur la bohème parisienne. Pour la
jeune Bourguignonne, née vingt ans plus tôt à Saint-Sauveur-en-Puisaye, l'immersion soudaine dans ce microcosme
à la fois chic et frelaté, conjuguée à la découverte rapide des infidélités de son époux, est un choc. Elle manque alors
de mourir, suite semble-t-il à une grave dépression. Parce qu'elle se faisait mal à sa vie, loin de ses racines, elle se
mit à raconter son enfance à son mari. Willy comprit vite toute la richesse de ces souvenirs et lui conseilla de les
coucher par écrit. Il ne fit d'abord rien de ces cahiers qui devaient fournir le matériau des premiers "Claudine".
Puis il comprit qu'il y avait chez sa femme, titulaire du brevet élémentaire, un talent littéraire insoupçonné. La nostalgie
du pays natal et l'intelligence d'un Pygmalion plus ou moins de fortune révélèrent Colette à elle-même et ce qui devait
être sa destinée, écrire. Alors, la scène littéraire s'ouvrit bientôt à elle. Son sens inné de la représentation fit le reste.
Le premier "Claudine à l'école" (1900) trouva son public. Willy, publicitaire avisé qui avait avant l'heure le génie de la
mercatique, exploita le filon en conjuguant déclinaisons en série des "Claudine" et produits dérivés à l'effigie de l'héroïne
créée, sous son label, par sa femme. Voilà Willy s'enrichissant du labeur de Madame, qu'il trompe gaillardement,
l'adultère étant à l'époque un sport national. Le piège s'était refermé sur Sidonie-Gabrielle. C'est sous les conseils
de Willy qu'elle se lance, en 1894, dans la rédaction de ce qui deviendra "Claudine à l'école". Des souvenirs de la
"communale" un peu échauffés, sur les conseils du maître, de patois, de gamineries et d'amours lesbiennes. C'est à
ce moment-là sans doute que sa créature, qu'il enfermait dans son bureau pour un meilleur rendement, lui échappe.
Même si l'ouvrage est signé Willy, la jeune femme trouve dans l'écriture une raison d'exister. D'aucuns d'ailleurs
soupçonnent qu'une main féminine n'est pas étrangère à cette oeuvre originale, qui a le talent de créer un style.
Suivent en effet trois autres titres dans la série des "Claudine" , fruit de la collaboration des époux. Si le manuscrit
original de "Claudine à Paris" est manquant, ceux de "Claudine en ménage" et de "Claudine s'en va" attestent que Willy
intervenait abondamment dans l'œuvre, pour en pimenter le récit et ménager des piques à ses rivaux littéraires.
Il donnait également des consignes de correction dont il semble que Colette ait de moins en moins tenu compte.
Le succès de "Claudine", dès le premier titre, est inouï. Le livre est décliné au théâtre, au cinéma et à travers une
multitude de produits dérivés notamment les fameux "cols" Claudine. A y regarder de plus près, la fascination
exercée par le personnage de Claudine révèle bien des ambiguïtés. Claudine, femme enfant, amoureuse soumise
à Renaud, ou femme fatale, tentée par la rousse Rézi, c'est en fait Colette qui coupe ses longs cheveux à la
demande de Willy, expérimente les idylles saphiques et se découvre écrivain. Le parcours de Colette est celui
d'une émancipation, affranchissement progressif des chaînes du mariage, le divorce d'avec Willy est prononcé
en 1907 et des normes sociales. Et cela passe par le biais de l'écriture, de la libération du corps et de la sexualité.
En publiant "Dialogues de bêtes" (1904), l'écrivain, qui signe encore Colette Willy, devient Colette, créatrice d'une
langue riche et gourmande, touffue et jouissive, métaphorique et animale. Une écriture féminine ? En même temps,
Colette, visage de chat et hanches lourdes, danse chez Natalie Barney, une poétesse américaine, figure de proue
de la communauté lesbienne parisienne. Elle rencontre "Missy", la marquise de Morny, avec qui elle entretient une
liaison, et entame une carrière théâtrale. Ses performances, dans "Rêve d'Égypte" 1907, où elle apparaît aux côtés
de Missy, ou dans "La Chair" (1908), où elle révèle un sein laiteux, sont sujettes à scandale. Colette y gagne une
réputation de provocatrice, mais surtout son indépendance, économique d'abord, sociale ensuite. Ces multiples
activités, les tournées en province, conjuguées à un infatigable labeur d'écriture, sont le prix à payer pour sa liberté.
Son remariage, en 1912, avec le baron Henry de Jouvenel, journaliste, homme de pouvoir et homme à femmes,
ne marque pas un retour au foyer. Colette ne supporte pas longtemps les exigences de la vie de couple et, malgré
la naissance d'une fille, en 1913, l'amour conjugal ne résiste pas aux tromperies d'Henry ou à la liaison incestueuse
qu'entretient Colette avec son beau-fils, Bertrand de Jouvenel. Le second divorce, en 1924, est pour elle l'occasion
d'un nouveau départ. À plus de cinquante ans, elle entame sa dernière grande aventure avec Maurice Goudeket,
un joaillier amateur d'art de quinze ans son cadet, qui restera son compagnon jusqu'à la dernière heure. En 1932,
Colette publie "Le Pur et l'Impur ", œuvre essentielle dans laquelle elle développe sa conception du rapport entre
les sexes et consacre des pages remarquées à l'homosexualité. Elle y défend le lesbianisme, dont elle met en avant
le rôle consolateur mais condamne sévèrement les "unisexuelles" masculines, qui se complaisent dans le drame
et la culpabilité. Pour Colette, il ne peut y avoir de perversion là où il y a acceptation du corps et de ses désirs.
Ce qu'elle refuse en revanche, c'est l'injonction normative. Colette est insensible à la différence des sexes, elle qui
ne veut se laisser guider que par son instinct. En revanche, elle ignore le militantisme et déteste les féministes.
Le refus du féminisme, c'est aussi le refus de toute forme d'engagement, le rejet des idées générales au profit de
l'expérience personnelle. Indifférente au politique, elle en méconnaît, parfois dangereusement, les enjeux. En 1936,
sa nouvelle "Bella-Vista" paraît dans Gringoire aux côtés d'attaques antisémites contre le président du Conseil Léon
Blum et son ministre de l'Intérieur Roger Salengro. En 1941, c'est "Julie de Carneilhan" qui paraît dans le même
hebdomadaire, désormais ouvertement profasciste. En 1942, un article, "Ma Bourgogne pauvre", publié dans "La
Gerbe" , revue collaborationniste, sert de caution, à l'insu de son auteur, à une revendication allemande sur la province.
De fait, pendant l'Occupation, Colette, qui souffre d'arthrose et peine à se déplacer, se soucie plus du rationnement
que de la politique, et verse dans le pétainisme le plus conforme. Pourtant, son époux, d'origine juive, est arrêté en
1941 et risque la déportation. Colette devra mettre en œuvre tout son réseau de relations, elle fait appel en particulier
à Robert Brasillach pour obtenir sa libération, en février 1942. Quelques mois plus tard, elle répond néanmoins à
l'invitation de l'ambassadeur allemand à Paris Otto Abetz. Aveuglement ou lâcheté. Période trouble et peu glorieuse.
Après la guerre, Colette devient notre Colette. Recluse dans son appartement du Palais-Royal, installée sur son
lit-divan, l'idole préside aux destinées du prix Goncourt, reçoit la jeune génération montante et continue d'écrire jusqu'à
sa mort en 1954. Deuxième femme à avoir bénéficié d'obsèques nationales, Colette, la scandaleuse, était devenue
l'ambassadrice d'une certaine France, qui se reconnaissait en elle. Seule l'Église lui refusa une absolution, qu'elle n'avait
d'ailleurs pas souhaitée. La demande d'enterrement religieux, formulée par son époux, fut rejetée. Ce que l’on retient de
Colette et de ses œuvres est son originalité en terme d’objets d’étude. Son style recherché sublime sa région natale,
la Bourgogne. De plus, ses écrits sont sensuels et synesthésiques. Elle est aussi considérée comme une pionnière de
l’autofiction, elle qui s’est toujours mise en scène dans ses romans. Il y a, de fait, un cas Colette. L'écrivain, incarnation
d'un certain "génie féminin", qui a su accéder aux plus hauts honneurs de la République, à une époque où les femmes
y étaient rarement conviées, sans jamais renier sa liberté, et en assumant totalement, jusqu'au bout, ses choix.
Bibliographie et références:
- Marie-Jeanne Viel, "Colette au temps des Claudine"
- Michèle Sarde, "Colette, libre et entravée"
- Geneviève Dormann, "Amoureuse Colette"
- Herbert Lottman, "Colette"
- Claude Francis et Fernande Gontier, "Colette"
- Jean Chalon, "Colette, l'éternelle apprentie"
- Michel del Castillo, "Colette, une certaine France"
- Hortense Dufour, "Colette, La vagabonde assise"
- Sylvain Bonmariage, "Willy, Colette et moi"
- Madeleine Lazard, "Colette"
- Dominique Bona, "Colette et les siennes"
- Marine Rambach, "Colette pure et impure"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Juliette était fière, aussi farouche que les chevaux qu'elle dressait avec passion dans sa propriété
de l'Orne, près d'Argentan. Elle préférait ne pas s'interroger sur le moment de folie qui, contre
tous ses principes, l'avait jetée dans mes bras. Cela lui semblait un phénomène aussi bizarre
que la foudre ou un tremblement de terre. Elle ne pensait pas qu'une telle catastrophe pût
jamais lui arriver. Elle avait construit un mur autour d'elle pour se protéger et se croyait à
l'abri. Elle se sentait imprenable autant par dégoût de l'aventure que par un sentiment de
fierté qui lui faisait juger les choses de l'amour saphique soit comme un idéal impossible, soit
comme un abandon bestial. Elle n'imaginait pas l'entre-deux. Son intransigeance ne lui faisait
jamais envisager les moyens termes ou les compromis. La vie devait être ainsi: droite, sans
écart, maintenue dans son parcours par une main inflexible, la rigueur était sa religion. Mais
l'amour meurt d'exister. La nature offre d'autres exemples de cette simultanéité de la naissance
et de la mort. Les femmes lointaines échappent à ce destin. Leur immatérialité même les préserve
des atteintes du temps. Quand je retrouvais Juliette, que j'aille à Rome ou qu'elle vînt me rejoindre
à Paris, à Sauzon ou dans tout autre lieu, nous conservions intact cet élan que nous avions connu
dans la chambre mauresque. Son caractère pudique, réservé, ajoutait une distance supplémentaire.
La combustion de l'amour était sans cesse ravivée par l'attente, le doute, l'incertitude. Comment
face à tant d'adversité et de menaces, n'aurions-nous pas connu l'angoisse. Chaque retrouvaille
représentait une conquête. Nous gardions de notre rencontre, fruit de tant de hasards, une pure
confiance dans la prédestination qui y avait présidé, mais en même temps ce destin qui avait
instruit les conditions de ce rendez-vous mystérieux place Saint-Sulpice pouvait avoir décidé de
façon brutale, l'instant de notre rupture. Nous sentions que notre volonté n'y pourrait rien. C'était
ce lien avec l'angoisse qui donnait tant d'intensité et de force à nos étreintes. Elles avaient un goût
de première et de dernière fois. Nous savions que l'instant serait bref. Cette perspective de la
séparation jetait sur nous son ombre mais aussi elle exacerbait notre désir inépuisable de profiter
du présent. Une exaltation inconnue aux couples établis qui n'ont pas d'obstacles à affronter.
Juliette ne me disait presque rien de sa vie. Elle ne me posait aucune question sur la mienne. Sans
doute par crainte d'apprendre des choses qui auraient pu lui déplaire. Aimer écrire, c'est coucher
des mots sur le papier, et non pas partager le lit de Madame de Staël. Mon existence en dehors
de la littérature ne méritait pas que je la fisse souffrir avec des passades sans importance. Elle ne
pouvait être jalouse de ma méridienne. Je ne vivais que dans l'attente d'un prochain rendez-vous,
de baisers volés, d'étreintes usurpées. Où aurait-il lieu ? En réalité je passais plus de temps à
imaginer Juliette qu'à la voir. Et quand je la retrouvais, c'était à travers la brume de ce songe que
j'avais construit autour d'elle. Elle m'écrivait des lettres brèves, quelques phrases denses comme
des aphorismes, datées avec précision. Elle indiquait toujours l'heure et le temps qu'il faisait.
J'appris un jour qu'elle avait épousé un éleveur de chevaux. Elle était fière, aussi farouche que
les pur-sang que son mari dressait dans sa propriété de l'Orne. Elle préférait ne pas s'interroger
sur le moment de folie qui, contre tous ses principes l'avait jetée dans ses bras. Cela lui semblait un
phénomène aussi bizarre que la foudre ou un tremblement de terre. Elle avait construit autour d'elle
un mur pour se protéger et se croyait à l'abri. Elle se sentait imprenable autant par dégoût des autres
que par un sentiment de fierté qui lui faisait juger les choses de l'amour soit comme un idéal impossible
soit comme un abandon bestial. Elle n'imaginait pas l'entre-deux. La vie devint pour elle, droite, sans
écart, maintenue dans son parcours par une main inflexible, faisant de la doctrine du cadre noir de
Saumur sa ligne de conduite. " En avant, calme et droit ", la citation du général L'Hotte l'inspira.
Avait-elle lu le beau roman de François Nourissier ? Au milieu de la vie, elle voyait venir l'hiver. Elle
acceptait avec courage la solitude qui de plus en plus l'envelopperait dans ses voiles glacés. Juliette
échappait à cette angoisse en demandant à la nature de lui offrir les plaisirs, les joies, les émotions
qui lui manquaient. Cette liberté de l'instinct débridé, l'ardeur des saillies, les montées de la sève et
l'allégresse reproductrice du monde végétal la fascinaient. Elle ne vivait plus que pour les chevaux,
les arbres et les fleurs. Elle habillait sa sauvagerie nouvelle d'un masque de mondanité provincial.
Bientôt elle m'invita chez elle et me présenta à son mari qui m'accueillit avec une diplomatique et
rigoureuse politesse. Nous étions dans un monde où tout se joue sur les apparences, où le soupçon,
les arrière-pensées étaient bannis. Un monde de civilité absolue où ce qui n'est pas montré pas plus
que ce qui n'est pas dit n'avaient droit à l'existence. Il m'emmena faire le tour du parc ainsi que de
manière immuable, il procédait avec ses hôtes et me tint les mêmes propos qu'il leur avait tenus à
tous pendant leur visite, propos qui certainement devaient être à quelques nuances près, ceux de
son père et de ses aïeux. Des chevaux gambadaient dans une prairie, d'autres travaillaient dans une
carrière. Tout était dans un ordre parfait. La maison du jardinier rutilait. La serre semblait aussi propre
et rangée qu'une salle d'opération. Un hommage digne à Monsieur de Buffon. Seul le cœur semblait
ne pas avoir de place. On le considérait comme un intrus. J'allais monter à cheval avec Juliette. Nous
nous promenions dans les bois. Parfois nous rentrions avec le crépuscule, et cette demi-obscurité
jetait sur nous des ombres coupables. Son mari nous attendait impavide sur le perron. Sa distance,
son indifférence vis-à-vis d'une liaison qu'il ne voulait pas voir, étaient presque plus lourdes à supporter
que s'il nous avait attendues un fusil chargé à la main. Ce silence du non-dit pesait sur nous comme une
faute. Je regagnai ma chambre et dans cette atmosphère de crime, Juliette se glissait contre moi. Elle
repartait à l'aube. Alors, souvent, en m'éveillant dans le lit vide, je me demandais si je n'avais pas rêvé.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Un prénom masculin et un patronyme emprunté. Ainsi se compose le pseudonyme de l'une des plus libres figures de
la littérature française, George Sand. Sa seule évocation renvoie à des œuvres emblématiques de notre patrimoine
romanesque. Sa notoriété et son talent sont unanimement reconnus. Et pourtant, qui sait que derrière ce nom de
plume, se cache une femme téméraire, qui a révolutionné par son audace le monde littéraire du XIX ème siècle ?
Féministe avant l'heure, George Sand n'a jamais eu peur de s'affirmer dans un milieu qui lui était pourtant hostile.
Rares étaient ceux qui, à l'époque, acceptaient qu'une femme puisse faire ses armes dans le monde encore très
masculin de la culture. Qu'à cela ne tienne, George fumait le cigare, portait une redingote de drap gris, un gilet et
un pantalon. Mais elle payera cher son désir d'émancipation. Tour à tour accusée d'être une mauvaise épouse, une
mère déplorable, voire une traînée, aucune critique ne lui a été épargnée. Et pourtant, sa force de caractère lui a
permis de garder la tête haute tout au long de sa vie. Assumant une vie sentimentale à la fois riche et orageuse,
parsemée d'amants aussi célèbres que nombreux. Si la femme peut se vanter d'être libre, cette indépendance
aura un prix à payer. Toute sa vie sera un continuel combat. Le plus souvent houleux, et parfois très douloureux.
Les coulisses de son existence ont encore beaucoup à nous apprendre de cette personnalité hors du commun.
Plus de deux siècles après sa naissance, il est grand temps de mettre fin aux clichés et de découvrir celle qui
transcenda son époque par son talent littéraire et imprégna nos cœurs et nos mémoires par son inexorable aplomb.
Le 10 juin 1876, ils sont nombreux à écouter l'oraison funèbre de l'auteur de "La Petite Fadette" prononcée par
Victor Hugo: " Je pleure une morte et je salue une immortelle. George Sand était une idée; elle est hors de la chair,
la voilà libre. Elle est morte, la voilà vivante." Hommage très poignant à celle qui a gravé à jamais son nom dans
l'histoire de la littérature française, en dépit des critiques acerbes assenées de son vivant par ses contemporains,
de Beaudelaire à Lamartine en passant par les frères Goncourt, Barbey d'Aurevilly et même Émile Zola. Sand
aura tant bien que mal su résister à ses détracteurs misogynes et s'entourer d'amants fidèles, qui l'épauleront tout
au long de sa carrière pour lui permettre d'accéder à la gloire. On aurait tant voulu que la dame de Nohant demeure.
Celle qui est à l'origine de toutes les polémiques naît en 1804, des amours d'une fille du peuple, Sophie Delaborde,
et d'un aristocrate rencontré durant la campagne d'Italie, Maurice Dupin de Francueil, petit-fils du maréchal de Saxe
et arrière-petit-fils du roi de Pologne, Frédéric-Auguste de Saxe. La vie conjugale d'Aurore Dupin commence tôt pour
de mauvaises raisons. Elle épouse à dix-huit ans le baron Casimir Dudevant, de dix ans son aîné, pour échapper à
l'autorité maternelle. De cette union naîtra un fils, Maurice. La famille s'installe dans une maison de maître dont elle
a hérité à Nohant, un village du Berry. Cet endroit familier lui est vital. Elle y séjournera régulièrement au cours de sa
vie, éprouvant le besoin irrépressible de revenir sur les terres de son enfance. Mais son mariage ne la satisfait pas,
bien au contraire. Malgré le doux caractère de son mari, Aurore s'ennuie. Ses multiples voyages n'y changent rien.
De toute évidence, ils ne servent qu'à masquer la lente agonie du couple. Enfermée dans une relation qui l'étouffe,
c'est ailleurs qu'elle cherche son salut. C'est ainsi qu'en 1825, lors d'un séjour estival dans les Pyrénées, Aurore
noue une relation passionnée avec un jeune substitut au tribunal de Bordeaux, descendant d'un des avocats de
Louis XVI, Aurélien de Sèze. L'homme la séduit par son immense culture qui fait tant défaut à son mari. Deux ans
plus tard, Aurore devient la maîtresse de son ancien professeur, Stéphane Ajasson de Grandsagne, érudit d'une
grande beauté mais d'une santé fragile. C'est probablement lui qui est le père de sa fille Solange née en 1828.
Ces deux aventures extraconjugales seront passionnelles et brèves. C'est au cours de l'été 1830 que le destin
d'Aurore va enfin prendre son envol. Lors d'une soirée organisée au château de Coudray, près de Nohant, elle est
présentée à un Creusois aux cheveux blonds, un étudiant en droit de dix-neuf ans qui devient son amant, Jules
Sandeau. Féru de littérature, il transmet sa passion à la jeune fille, qui se met à écrire et dévoile un véritable talent.
Installés au cœur de Paris, dans un appartement du quai Saint-Michel, les deux amants croient au génie du peuple
et se galvanisent des évènements politiques de 1830. Aurore, tentée par le journalisme, est engagée par le Figaro.
Parallèlement, le couple compose un premier roman à quatre mains, sous le pseudonyme de "J.Sand", diminutif
de Jules Sandeau, "Le commissionnaire", qui sera bientôt suivi par "Rose et Blanche", un roman fort bien accueilli,
dont la jeune femme tire une certaine fierté pour en avoir écrit la majeure partie. Les suivants, elle les signera seule,
du pseudonyme de George Sand. C’est Indiana (1832), qu’une rumeur admirative accueille, puis Valentine (1832),
dont les descriptions enchantent Chateaubriand. La voilà enfin libre d'écrire selon son cœur. Mais hélas, la fin de la
collaboration littéraire entre la romancière et son amant entraînera la fin inéluctable de leur histoire d'amour.
George Sand fait bien froncer quelques sourcils, car elle se pose en défenseur de la femme, plaide pour le droit à
la passion, attaque le mariage et la société opprimante. Mais, dans l’ensemble, la critique est très favorable, vantant
le style, le don d’observation, l’analyse psychologique. Sainte-Beuve remarque le premier un souci de réalisme qui
place les personnages dans "un monde vrai, vivant, nôtre." Ainsi commence une carrière féconde de romancière.
Elle fait la rencontre d’Alfred de Musset en juin 1833, lors d'un dîner qui réunit les collaborateurs de "La Revue."
Quelques semaines plus tard, il devient son amant. Ensemble, ils partent, le douze décembre suivant, dans la
malle-poste pour un voyage romantique à destination de l’Italie. En compagnie de Stendhal, qui rejoint Civitavecchia
et son poste de consul, Sand et Musset descendent la vallée du Rhône en bateau avant de s’installer, le 1er janvier
1834, à l’Hôtel Alberto Reale Danieli à Venise. Musset tombe alors gravement malade. Il souffre de fièvres et de
délires, que seul un spécialiste pourrait soulager. Tout en soignant avec abnégation son compagnon, George, peu
à peu, s'éprend du médecin appelé à son chevet, Pietro Pagello. Et lorsqu'il est enfin remis sur pied, Alfred quitte
Venise dès le mois de mars, laissant George, sans le sou, séjourner dans la cité des doges jusqu'au mois de juin.
Peu de liaisons auront suscité autant de commentaires que celle-ci. L'attachement ardent qui les liait l'un à l'autre
transparaît dans leurs créations respectives. Le jeune auteur y fait directement référence dans son unique roman,
"La Confession d'un enfant du siècle", tandis que Sand relatera leur histoire, vingt ans plus tard, dans "Elle et Lui."
Publié deux ans plus tard après la mort de Musset, ce récit exaspérera le frère du poète, Paul qui répliquera à
Sand, six mois plus tard, avec "Lui et Elle". Dans son texte, Alfred est présenté comme la victime d'une femme
sans cœur aux mœurs dissolues. Un portrait qui blessera profondément et durablement l'ancienne amante. Un
mois seulement après sa séparation d'avec Musset, elle quitte officiellement son ancien époux, Casimir Dudevant.
Afin de s'éloigner quelques temps de ces souvenirs oppressants, George Sand quitte la France pour rejoindre en
Suisse le compositeur hongrois Franz Liszt, dont elle avait fait connaissance du temps de sa relation avec Musset.
Le compositeur avait à l'époque provoqué un scandale en enlevant sa bien-aimée, Marie d'Agoult à son époux.
De retour à Paris, Sand loue un appartement à l'Hôtel de France, où Marie tient un brillant salon artistique.
Bien qu'ils aient toujours nié avoir été amants, la relation exhaltée entre les deux artistes qui oscillait entre amitié
créatrice et amour platonique, provoqua de nombreuses tensions entre George Sand et Marie d'Agoult. La fin de
la liaison particulière avec Franz Lizst coÏncide avec le début d'une nouvelle aventure pour Sand. Et signe du
destin, c'est d'un autre compositeur qu'elle va follement tomber amoureuse, Frédéric Chopin, rencontré au cours
d'une soirée donnée dans le salon de Marie d'Agoult. Il ne faudra pas attendre longtemps pour qu'ils ne deviennent
amants dès 1838. Tout semble pourtant opposer les deux artistes à première vue. Profondément attachée au
peuple, la romancière est fermement acquise aux idées socialistes et se méfie du clergé. Le pianiste polonais est
quant à lui introverti, à la fois écorché vif et raffiné, monarchiste et résolument catholique. C'est tout naturellement
que Chopin, qui a besoin de repos, accompagne George Sand lors d'une villégiature aux Baléares destinée à
soigner son fils Maurice de ses rhumatismes. Mais leur séjour est détestable, car le couple fait face à l'hostilité de
la population locale, que George Sand s'empresse de décrire dans une nouvelle œuvre: " Un hiver à Majorque."
De retour en France, Frédéric Chopin s'installe à Nohant, où il passera tous les étés de 1839 à 1846. Cette période
est particulièrment heureuse pour George Sand et demeure l'une des plus fécondes de la vie du compositeur. La
relation passe de la passion exclusive à une vie conjugale quasi bourgeoise qui semble convenir à tous les deux.
Mais au bout de huit années communes, des tensions naissent dans le foyer, auxquelles le fils de Sand n'est pas
étranger. Maurice se montre très jaloux des rapports fusionnels que sa mère entretient avec son compagnon.
Chopin, de son côté, a de plus en plus de difficultés à dissimuler son attirance pour Solange, alors âgée de dix-sept
ans. La colère gronde sourdement dans le couple. La séparation avec l'écrivain devient inéluctable et Chopin ne
répondra plus jamais aux lettres de celle qui fut sa compagne neuf ans durant. Après sa rupture avec Chopin, il
faudra seulement deux ans à Sand pour rencontrer celui qui sera son dernier et plus fidèle compagnon: Alexandre
Manceau. Ce graveur sur cuivre devient l'amant, le secrétaire et l'homme de confiance de l'écrivain qui, alors âgée
de quarante-six ans, en paraît davantage avec ses cheveux blancs. Fuyant l'éternelle jalousie de Maurice, ils
décident de quitter Nohant et emménagent ensemble dans une maison à Palaiseau, bien décidés à vivre leur amour
au grand jour, loin des pressions familiales. Le temps jouera malgré tout contre eux, puisque le 21 août 1865,
Manceau mourra de la tuberculose, veillé jusqu'à son dernier souffle par George Sand. Les relations tumultueuses
de l'auteur avec les hommes ne cessent d'alimenter les polémiques. Pourtant ces liaisons de Sand ont tendance à
occulter ses amitiés particulières avec les femmes. Or deux d'entre elles ont compté dans sa vie, la belle et très
sensuelle comédienne Marie Dorval qui lui inspira le personnage de Pulchérie dans "Lélia" et Pauline Viardot, l'une
des plus grandes cantatrices de l'école française, personnalité très romantique, remarquable du monde des arts.
George Sand était, comme nombre d'artistes, une âme sensible et écorchée, éternelle amoureuse et amie fidèle.
Pourtant, nourrie par une succession de déceptions, celle qui croyait ardemment à l'amour-passion ne s'est jamais
leurrée sur ses relations. Les rencontres qui ont jalonné sa vie ont surtout alimenté son œuvre et contribué à faire
de Sand l'une des femmes les plus singulières du XIX ème siècle. Affrontant les préjugés et faisant fi des barrières
pour s'affranchir de sa condition de femme, elle s'est battue pour exister aux yeux du monde. Mission accomplie,
puisqu'elle est devenue en quelques siècles, bien plus qu'un écrivain talentueux, reconnu et admiré de tous, une
femme engagée et libre. Elle décède le 8 juin 1876 à Nohant d’une occlusion intestinale jugée inopérable. Le dix
juin suivant ont lieu ses obsèques en présence de son ami Flaubert, d’Alexandre Dumas fils et du Prince Napoléon
venus de Paris. L’écrivain est inhumé dans la propriété familiale située non loin de Nohant-Vic dans l'Indre.
Bibliographie et références:
- Silvia Lorusso, "La misogynie littéraire, le cas Sand"
- Simone Bernard-Griffiths, "Dictionnaire George Sand"
- Jean Buon, "George Sand et Madame Dupin"
- Christine Planté, "George Sand critique"
- Deborah Gutermann, "Ouvrage collectif George Sand"
- Marielle Caors, "George Sand et les arts"
- Noëlle Dauphin, "George Sand, terroir et histoire"
- Pierre Remérand, "George Sand, propriétaire terrienne"
- Marie-Reine Renard, "George Sand et l'émancipation féminine"
- Simone Balazard, "Sand, la patronne"
- Béatrice Didier, "George Sand, écrivain"
- Georges Lubin, "George Sand en Berry"
- Albert François Clément Le Roy, "George Sand et ses amis"
- Aurore Sand, "George Sand chez elle"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Femme protectrice des arts, inspiratrice des poètes et véritable tête politique, la vie d’Aliénor d’Aquitaine est fascinante.
Lorsque l’on survole les grands évènements qui jalonnèrent sa vie, on est frappé par la grande longévité de cette femme,
et de sa résistance exceptionnelle face aux épreuves de son temps. Héritière d’un vaste et riche duché, Reine de France
à quinze ans par son union avec Louis VII en 1137, Reine d’Angleterre aux côtés d’Henri II Plantagenêt en 1154, Aliénor
eut une vie particulièrement mouvementée, semée d’embuches, et s’éteignit à un âge extrêmement avancé pour l’époque.
Plus de quatre-vingts ans. Elle donna naissance à dix enfants, dont neuf atteignirent l’âge adulte, à une époque où les
femmes mouraient souvent en couches et où la mortalité infantile faisait des ravages. Elle survécut non seulement à huit
d’entre eux, mais également à ses deux maris. Auréolée de mystère par le manque de sources à son propos, diabolisée
par les chroniqueurs de son temps, elle est néanmoins l'exemple même de la femme aristocratique qui tente, avec force,
de se démarquer du carcan machiste qui régnait au XII ème siècle dans l'Occident médiéval. Portrait d'une personnalité.
Avant d'être la reine que l'on connaît, Aliénor est la descendante de l'une des plus prestigieuses lignées de l'époque. Elle
est la fille de Guillaume X et d'Aénor de Châtellerault. Très vite, elle devient l'unique héritière du duché d'Aquitaine à la
mort de son frère en 1130. Sept ans plus tard, c'est au tour de son père de mourir et de laisser Aliénor seule, à la tête du
duché. Belle, riche, et puissante, elle devient le parti le plus convoité de France. Mais sa jeunesse et son statut de femme
l'empêchent de régner en maître sur le duché d'Aquitaine. Il est impensable qu'une femme puisse diriger seule un territoire
sans l'aide d'un époux qui puisse pallier à toutes les faiblesses liées à son état. Son père, avant de mourir, contacte Louis VI
pour unir sa fille à son héritier, en échange de nombreuses terres. Une si belle dot ne se refuse pas, et les noces ne se font
pas attendre. Le 25 juillet 1137 voit l'union d'Aliénor et de Louis à Bordeaux. À peine sont-ils couronnés duc et duchesse
d'Aquitaine qu'ils apprennent le décès de Louis VI. Ils regagnent rapidement Paris pour le couronnement. Louis VII et sa
femme Aliénor sont désormais à la tête du royaume de France. Le rôle politique de la reine est, au départ, assez limité.
Pour de multiples raisons, Louis décide de partir en pèlerinage à Jérusalem avec sa femme. Sa présence s'explique pour
deux raisons. Louis était tellement amoureux de sa femme, mais aussi tellement jaloux qu'il lui était inconcevable de la
laisser en France. La seconde, plus pragmatique, permettait de faciliter la participation militaire des barons aquitains.
Loin d'avoir gagné la quiétude de son âme, le roi de France essuie alors un échec cuisant. Lors de la bataille du mont
Cadmos, le zèle d'un de ses vassaux entraîne la mort de nombreux hommes et manque d'entraîner une attaque turque
qui aurait été sans nul doute fatal pour la croisade. Les Byzantins masquent également aux Français la déroute des
allemands et ne fournissent pas les vaisseaux promis. Mais le pire reste à venir pour le jeune Louis. Lorsque les croisés
arrivent à Antioche, l'oncle d'Aliénor, Raymond de Poitiers, tente par tous les moyens de rallier les croisés à sa cause,
qui est d'attaquer Alep, principale menace des États latins de la Terre Sainte et particulièrement de sa principauté
d'Antioche. En outre, Aliénor et Raymond ont de longs et fréquents entretiens. Sont-ils d'ordre politique ? D'ordre
familial ? Ou bien, plus grave encore aux yeux de ses chroniqueurs, ont-ils une liaison incestueuse et adultère ?
Toujours est-il que le roi en prend ombrage et une dispute éclate entre les deux époux. Aliénor désire rester à Antioche,
et veut mettre fin à leur mariage pour cause de consanguinité. Mais le roi, conseillé par Suger et Galeran, l'emmène de
force avec lui, et décide de ne prendre de décision la concernant qu'à son retour en France. Après quelques opérations
militaires et dévotions à Jérusalem, la croisade prend fin. Le roi et la reine font le voyage de retour sur des nefs différentes
jusqu'en Italie. Une bataille et un enlèvement plus tard, Aliénor rejoint son époux à Tusculum où le Pape Eugène III les
attend et cherche à les réconcilier. Même si cela semble fonctionner un moment, le désaccord ressurgit un an plus tard,
puis le 21 mars 1152, malgré l'interdiction du Pape, ils annulent leur mariage pour cause de consanguinité au quatrième
et cinquième degré. Le royaume de France perd la possibilité de posséder, après une génération, le duché d'Aquitaine,
et par conséquent, d'accroître son domaine. La mésentente dans leur couple était de notoriété publique. Le divorce n’est
pas chose courante à cette époque, surtout lorsque l’on est Reine de France. Qu’importe, on invoque le prétexte de
consanguinité, et l’affaire est rondement menée en mars 1152. Deux mois plus tard, Aliénor d’Aquitaine, libre, épouse
le fringuant Henri, duc de Normandie, héritier du royaume d’Angleterre, qui possède déjà sur le continent français la
Normandie, l’Anjou et le Maine. Aliénor lui apporte l’Aquitaine. Elle devient alors dans les faits reine d'Angleterre.
Une nouvelle vie, brillante, s’ouvre à la Reine. Elle partage son temps entre l’Angleterre, la Normandie et ses terres
d’Aquitaine, traversant la Manche dans un sens puis dans l’autre, infatigable, visitant les terres de son époux et les
siennes, dispensant grâces et faveurs, administrant en véritable chef d’Etat. Ces voyages perpétuels ne font pas peur
à Aliénor. Elle les entreprend avec fougue, souvent enceinte. Car la jeune femme est non seulement Reine d’Angleterre
et duchesse d’Aquitaine, mais aussi mère incroyablement féconde. Alors qu’elle n’a donné que deux filles à son premier
époux en onze ans de mariage, les grossesses se succèdent avec Henri II. D’une santé florissante, elle supporte ces
multiples grossesses très rapprochées, donnant naissance à son dernier enfant à plus de quarante ans. Cependant,
les relations ne tardent pas à s'aigrir entre Henri II et Henri le Jeune après la grave maladie du premier. La morbidité
du roi l'oblige à partager son royaume entre ses fils, mais dès sa guérison, il reprend ce qu'il a donné. Cela déplaît
fortement à ses fils et le conflit éclate en 1173 lorsqu'il décide de soustraire une partie des terres d'Henri Le Jeune
pour les donner à Jean le Puiné. Aliénor décide de prendre parti pour ses fils. Il semblerait que, depuis plusieurs années
déjà, le couple royal se soit brisé. La liaison d'Henri II avec Rosamonde Clifford a, par ailleurs, exacerbé la mésentente
entre les époux. Généreux envers ses fils rebelles, Henri II se montre en revanche intransigeant avec son épouse.
Le roi la met sous bonne garde au château de Chinon, puis l'enferme pendant quinze ans dans la tour de Salisbury, par
crainte d'une nouvelle conspiration. Le roi, à la suite de la révolte, en était venu à détester sa femme et désirait même
divorcer peut-être au profit de sa maîtresse. Malheureusement pour lui, elle tombe gravement malade et meurt. Aliénor
est alors accusée de l'assassinat de sa rivale. Ses fils décident de se rallier à leur père, incapables de lui résister et la
sédition des barons aquitains est définitivement matée par Richard Coeur de Lion en 1183, qui y gagne son surnom.
Les succès de Richard éveillent la méfiance de son frère aîné. Ce n'est que le début de la révolte de Richard à l'égard
de sa famille et celle-ci s'éteint lors de la mort du vieux roi. Dès lors, Aliénor est libérée par le nouveau roi, Richard Ier.
Âgée de soixante-cinq ans, Aliénor reprend alors une intense activité politique et se comporte comme une reine, avec
l'accord unanime des barons qui lui sont restés fidèles. Elle assure la régence tandis que Richard était parti dans les
terres lointaines de l'Orient, pour la troisième croisade. Mais Jean Sans Terre tente de trahir son père. Informé des
velléités de son frère, Richard se dépêche de rentrer. Mais sur le chemin du retour, il est capturé par le duc d'Autriche,
Léopold V et livré à l'Empereur germanique Henri IV. Aliénor est ainsi obligée de payer une énorme rançon pour la
libération de son fils. Un an après, Richard est de nouveau libre. Estimant que la situation reprenait son cours normal,
la reine mère se retire à l'abbaye de Fontevraud. Seule la mort de son fils la pousse à revenir sur la scène politique.
Elle tente d'asseoir le pouvoir du dernier de ses fils. Mais ce-dernier s'attire les foudres du roi de France et malgré
quelques manœuvres politiques, elle assiste impuissante à la déchéance de son fils. Elle retourne définitivement à
Fontevraud où elle y meurt au mois de mars 1204. Elle est inhumée à Fontevraud où l'on peut toujours voir son gisant
polychrome qui voisine avec celui de son second mari, Henri II Plantagenêt. C'est l'illustration de notre article.
Pendant longtemps, on a attribué à Aliénor un grand rôle de mécène, avec notamment les troubadours, héritage laissé
par son grand-père Guillaume IX, le prince des troubadours. Or, il s'avère qu'elle n'est pas un cas d'exception. En effet,
les trois reines Mathilde qui l'ont précédée, ont toutes les trois eu une importante implication parmi les artistes. Cette
vision est remise en question. Tout d'abord, on ne sait rien de l'éducation de la reine avant son premier mariage. Ensuite,
on retrouve peu ou prou des dédicaces mentionnant son patronage. Outre le mécénat, on prête aussi à Aliénor des
cours d'amour courtois à Poitiers, rumeur véhiculée par le traité "De l'Amour" d'André le Chapelain. Là encore, il faut
prendre avec précaution ces propos. Quelle que soit l'interprétation adoptée concernant l'origine du trait d'André le
Chapelain, un fait demeure incontournable. Pour beaucoup, l'amour courtois a largement pénétré les mentalités et les
mœurs aristocratiques. Aliénor passe pour en être l'arbitre, voire l'initiatrice par son mythe, par sa vie réelle mais aussi
par sa fréquentation des milieux lettrés qui en véhiculent la doctrine. Mais les cours d'amour courtois ne viendraient
que de l'imaginaire de certains, à cause d'une fausse interprétation d'un érudit du XVI ème siècle. En revanche, la
légende noire d'Aliénor d'Aquitaine perdure toujours. De son vivant, Aliénor fut déjà l'objet d'une légende scandaleuse.
Des ragots sont colportés sur son compte et les rumeurs les plus folles sont propagées. Ainsi, on raconte qu'elle se
livra à des sarrasins pendant la croisade. On lui prête même une aventure avec Saladin qui était pourtant très jeune à
l'époque. Celle qui semble plus vraisemblable reste sa liaison avec Raymond de Poitiers. Peu après sa mort, elle
devient une source d'inspiration pour les conteurs, les ménestrels et les poètes. Les chroniqueurs de son époque étaient
tous, sauf exception, des clercs. Ceux-ci voient en Aliénor, l'exemple même d'une Ève, voire d'une Messaline qui bafoue
l'ordre établi, par deux fois au moins. La seconde est son émancipation, et sa révolte, avec ses fils à l'encontre de son
second mari Henri II, sans compter les relations amoureuses dont nul ne sait si elles ont véritablement existé.
Le mythe d'Aliénor perdure aujourd'hui encore. C'est à partir de la période romantique que la légende d'Aliénor reprend
de l'ampleur. L'image d'une Messaline laisse place à un portrait plus nuancé. Toujours aussi libre et séductrice, la reine
devient avant tout une reine cultivée, porteuse de la culture occitane à la rude cour capétienne. Son gisant, à Fontevraud,
la représente un livre ouvert entre les mains. Aliénor incarne deux images. D'un côté la souveraine influente et opiniâtre,
de l'autre la femme disposant librement de son cœur et de son corps. Fut-elle une manipulatrice, sensuelle et adultère,
comme ont voulu le faire accroire les historiens des siècles suivants ? Ou une victime, comme le suggère George Duby ?
Il est certain que son rôle politique fut grand et qu'elle donna une véritable impulsion à l'épanouissement de la culture
occitane. Femme de caractère, elle assuma le scandale que provoqua l'annulation de son mariage et elle se soucia
jusqu'à la fin d'aider ses fils à asseoir leur pouvoir, fussent-ils incompétents ou félons. Elle a inspiré les plus grands.
Bibliographie et références:
- Martin Aurell, "Aliénor d'Aquitaine"
- Katy Bernard, "Les mots d'Aliénor"
- Amaury Chauou, "Sur les pas d'Aliénor d'Aquitaine"
- Brigitte Coppin, "Aliénor d'Aquitaine, une reine à l'aventure"
- Jean Flori, "Aliénor d'Aquitaine, la reine insoumise"
- Georges Duby, "Dames du XII ème siècle"
- Yannick Hillion, "Aliénor d’Aquitaine"
- Amy Kelly, "Aliénor d'Aquitaine"
- Edmond-René Labande, "Pour une image véridique d'Aliénor d'Aquitaine"
- Marion Meade, "Biographie d'Aliénor d'Aquitaine"
- Régine Pernoud, "Aliénor d'Aquitaine"
- Alison Weir, "Aliénor d’Aquitaine"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Étrange fortune que celle de Charlotte Corday. Si son nom évoque un épisode bien connu de la Révolution
française, l'assassinat de Marat dans sa baignoire, le 13 juillet 1793, le mythe qui s'est aussitôt attaché à cette
meurtrière de vingt-cinq ans a presque entièrement effacé la vérité historique. Tantôt haïe, tantôt idolâtrée, elle
a été l'emblème d'intérêts souvent opposés, pour finalement devenir la caricature de la Contre-Révolution. La
complexité du contexte historique, son attitude provocatrice lors de son jugement, à quoi il faut ajouter la rareté
des sources les pièces du procès ont en effet fait d'elle une légende. Marie-Anne Charlotte de Corday est née
le 27 juillet 1768, à Saint-Saturnin-des-Ligneries , près de Sées département de l'Orne, dans une famille qui
tente de compenser sa perte de puissance économique en s'accrochant à son identité nobiliaire. La généalogie
souligne l'enracinement normand, l'ancienneté et le prestige. L'héritage transmis par son père est cependant
moins limpide. Valorisant son exploitation, il a publié des brochures révélant une culture étendue, influencée
par les Lumières, et des désirs de réformes nourris par sa révolte face à l'injustice frappant les cadets de famille.
Descendant d'une vieille famille noble de Normandie, sa vie est marquée par l'échec. Après avoir quitté l'armée
pour se marier et s'établir dans une coquette ferme normande, il n'a jamais pu obtenir de sa belle-famille le
versement de la confortable dot de sa femme. Toutes ses démarches juridiques restent vaines. Amer et désargenté,
Jean-François de Corday d'Armont en est réduit à travailler sa terre lui-même, comme un paysan. Triste condition
pour un aristocrate du XVIII ème siècle, même si beaucoup de nobles de province sont alors bien loin de mener la
vie fastueuse des courtisans de Versailles. Ce qui ne l'empêche pas d'élever ses filles dans les valeurs traditionnelles
de l'aristocratie, sens de l'honneur et conscience du statut social, et de leur imposer une éducation très classique.
En 1782, elles deviennent pensionnaires à l'abbaye de la Trinité de Caen, où elles mènent la vie des bénédictines.
Huit années durant, Charlotte Corday, jolie blonde aux yeux bleus, qui ne semble ni plus dévote ni plus turbulente
qu'une autre, parfait sa culture. Elle lit de tout, des livres de piété, les classiques, Plutarque, Corneille, mais aussi
l'abbé Raynal et John Milton, deux théoriciens du tyrannicide. Corneille a notamment ses faveurs. Il faut dire que,
par son père, elle descend en droite ligne du dramaturge rouennais. Rien ne l'émeut tant que ces héros prêts à se
sacrifier pour leurs idées. Des idées, Charlotte commence à en avoir, à l'approche se son vingtième anniversaire.
Mélancoliques, ses lettres trahissent une forte inclination pour le pessimisme mortifère de la littérature "gothique".
"Personne ne perdra en me perdant" , écrit-elle à son amie Armande le Loyer. Elle s'initie à la gestion des affaires
économiques de l'abbaye. En effet, à partir de 1788 ou de 1789, elle devient la secrétaire de l'abbesse. En 1790,
en raison de la loi sur les congrégations religieuses, les pensionnaires doivent quitter l'abbaye. Alors que son amie
Alexandrine de Forbin émigre en Suisse, Charlotte Corday retrouve le domicile de son père, qui a participé aux
événements de 1789. Il a notamment réclamé la suppression des privilèges et il est devenu maire du Mesnil-Imbert.
En juin 1791, elle retourne à Caen, chez une parente, Mme Le Coutelier de Bretteville-Gouville. Elle est aristocrate,
par sa naissance, son éducation, ses fréquentations, son attachement alors banal au roi, sa méfiance vis-à-vis des
mouvements populaires. Dans une lettre à Armande le Loyer, datée du 10 mai 1792, elle en critique la versatilité en
citant Voltaire: "Vous connaissez le peuple, on le change en un jour. Il prodigue aisément sa haine et son amour."
Mais elle est aussi, comme son père, en rupture avec son milieu d'origine. La radicalisation de la Révolution la laisse
hésitante. Ses amies ont fui à Paris ou à Rouen, ses frères se sont engagés dans l'armée des émigrés. Elle cultive
des liens étroits avec son entourage qui a franchement basculé dans le camp de la Contre-Révolution, mais elle
partage plutôt les idées des révolutionnaires modérés. Charlotte Corday a acquis une culture politique, garante d'une
certaine indépendance d'esprit, lorsque surviennent les événements de juin 1793. La Révolution est alors en pleine
crise. Depuis le mois de mars, la Vendée s'est soulevée contre la levée des soldats, alors que les armées étrangères
se trouvent aux frontières. La crise économique fait flamber le prix du pain. Ce contexte dramatique entraîne le vote
des premières mesures exceptionnelles destinées à lutter contre les "ennemis de la Révolution", création du Comité
de salut public, du tribunal révolutionnaire, de comités de surveillance dans chaque ville. La révolte gronde partout.
Le 2 juin, les Girondins, réputés modérés, sous la pression des sans-culottes, sont exclus de la Convention et décrétés
en état d'arrestation. Quelques jours plus tard, certains d'entre eux trouvent refuge à Caen, à l'Hôtel de l'intendance,
à proximité de la demeure de sa parente. Charlotte Corday suit leurs activités d'un œil intéressé. Elle entre en contact
avec eux notamment avec le député des Bouches-du-Rhône, Charles Barbaroux, mais ne prend pas part à leurs
réunions et garde une distance critique. Depuis Caen, les Girondins proscrits lancent des appels à l'insurrection.
Au cours des mois de juin et juillet, une soixantaine de départements, des Bouches-du-Rhône au Calvados, en passant
par la Gironde, se soulèvent contre la Convention où dominent les Montagnards, autour de Robespierre, Danton et Marat.
Pour les modérés, qui lui attribuent la chute des Girondins, Marat, député montagnard de cinquante ans, apparaît comme
l'incarnation monstrueuse de la violence révolutionnaire. Favorable à une radicalisation de la Révolution, il s'assure par
son journal, "L'Ami du peuple" , une solide popularité parmi les sans-culottes. Rongé par la maladie, il ne va presque plus
à la Convention, mais diffuse et amplifie dans son journal le sentiment d'un complot imminent, encourageant la suspicion
et la dénonciation des mauvais citoyens. Il est vrai que le peuple adore ce tribun radical, dont la plume acérée et rageuse
exprime les aspirations des sans-culottes parisiens, et les incite à la violence contre les ennemis de la Révolution. Le jeudi
11 juillet, vers midi, dans la chaleur qui écrase Paris, Marie-Louise Groslier, tenancière de l'Hôtel de la Providence, rue
des Vieux-Augustins, voit entrer dans le vestibule une jeune femme d'environ vingt-cinq ans, plutôt grande, les cheveux et
le teint clairs, disant s'appeler Mademoiselle de Corday d'Armont. Accompagnée d'un commissionnaire, elle arrive de la
place des Victoires, où une voiture venant de Caen l'a déposée. Elle a atteint Paris après deux jours d'un voyage harassant.
Le procès révélera qu'elle sort une première fois quelques instants plus tard pour rendre visite à Lauze de Perret, député
girondin des Bouches-du-Rhône comme Barbaroux qui sera arrêté et guillotiné en octobre 1793. Ne l'ayant pas trouvé,
elle retourne chez lui quatre heures plus tard. Perret viendra lui-même la voir plusieurs fois le lendemain. Que se disent-ils
alors ? Charlotte Corday a été recommandée par Barbaroux, qui a profité de son voyage pour faire passer à Perret une
lettre et un ouvrage sur la future Constitution. Mais le député doit également servir de sésame à Corday, venue intercéder
auprès du ministre de l'Intérieur, Garat, en faveur d'Alexandrine de Forbin, ancienne pensionnaire de la Trinité, connue
de Barbaroux, et qui réclame une pension. Le 12 juillet, n'ayant pas réussi à voir le ministre, Charlotte Corday envoie le
garçon d'hôtel Pierre-François chercher de quoi écrire. C'est ce jour-là qu'elle rédige son pamphlet, Adresse aux Français,
où elle justifie par avance son acte et rit quand il lui dit qu'à Paris, Jean-Paul Marat est considéré comme un bon citoyen.
Le 13 juillet, à huit heures du matin, elle achète au Palais-Royal un couteau de table à gaine noire et le jugement rendu
contre les notables orléanais considérés comme responsables d'un attentat manqué contre le député montagnard
Léonard Bourdon, le 15 mars 1793, à Orléans. Vers onze heures, un fiacre la conduit faubourg Saint-Germain, rue des
Cordeliers, près du Théâtre-Français l'actuel Odéon. La cuisinière Jeannette Maréchal se souviendra d'une jeune femme
demandant à la portière l'adresse de Marat. Il n'est pas facile de rencontrer le journaliste. La concierge et la compagne de
Marat, Simone Evrard, éconduisent la jeune femme, qui décide d'écrire à sa future victime une lettre prétendant avoir
d'importantes révélations à faire au sujet des troubles fédéralistes intervenus dans le Calvados.
Vers sept heures du soir, coiffée d'un chapeau, Charlotte Corday revient rue des Cordeliers. Devant un nouveau refus,
elle insiste, s'emporte et finit par attirer l'attention de Marat, qui la fait entrer dans son étroit cabinet. La tête enveloppée
d'un linge, il corrige dans une baignoire-sabot le prochain numéro de L'Ami du peuple. La pièce, chaude et humide, n'est
éclairée que par une petite fenêtre. Simone Evrard laisse la porte entrouverte, puis, méfiante, perturbe le tête-à-tête en
venant rechercher une assiette qui contient quelques restes de nourriture. Souffrant de migraines permanentes et d'un
eczéma généralisé, il ne quitte plus son domicile de la rue des Cordeliers, où il passe ses journées dans une baignoire.
À peine est-elle sortie qu'un cri sourd s'échappe de la pièce. La portière et le commissaire Laurent Bas, qui travaillaient
dans la pièce attenante, se jettent sur la jeune femme, immobile devant le corps de Marat. Un couteau gît sur le sol. On
crie dans la rue pour demander un chirurgien. Corday est aussitôt arrêtée, interrogée sur place puis conduite à la prison
de l'Abbaye. Très vite, les rumeurs les plus diverses circulent sur l'identité de la meurtrière. Qu'est-ce qui a conduit
Charlotte Corday à assassiner Marat ? La jeune femme n'a rien d'une écervelée agissant sous influence, comme on l'a
souvent écrit. Mais, depuis plusieurs mois, sa curiosité politique s'accompagnait d'une volonté d'agir. Au printemps
précédent, lorsqu'elle a fait viser son passeport pour retrouver sa famille à Argentan, elle l'a fait prolonger pour Paris.
Soucieuse d'unité nationale et de paix, Charlotte Corday n'est pas la royaliste acharnée qu'on a dit. Elle a pris ses
distances avec les contre-révolutionnaires qu'elle a été amenée à fréquenter. Son geste, en tout cas, n'a rien d'impulsif.
L'entreprise a été minutieusement préparée. Charlotte Corday, qui avait un prétexte à sa visite à Paris, l'entretien avec
le ministre, a brûlé avant son départ une partie de ses papiers, notamment ses correspondances avec les Girondins.
Prévoyant un éventuel repli en Angleterre, elle a rassemblé une grosse somme d'argent et emporté avec elle son extrait
de baptême. Durant son procès, qui nous est connu à travers la transcription officielle du tribunal criminel révolutionnaire,
et donc sujet à caution, Corday déjoue les pièges de ses juges et séduit jusqu'aux partisans de Marat. Avec un véritable
sens du spectacle, elle montre à Chauveau-Lagarde, son avocat désigné d'office, il défendit les Girondins et la reine,
qu'elle n'est pas dupe du simulacre de justice vite expédié par le tribunal révolutionnaire. Elle accepte sa destinée.
Elle affiche un calme insolent avant d'être guillotinée, quatre jours après son geste meurtrier, le 17 juillet 1793. Songeant
à perpétuer son image dans la mémoire familiale, elle demande qu'on la fasse peindre afin que ses proches puissent
conserver un souvenir d'elle. À peine accompli, le geste de Charlotte Corday est présenté par les Montagnards comme
la preuve d'un grand complot contre-révolutionnaire. Récupérant l'image d'un Marat désormais inoffensif y compris pour
eux, ils disqualifient définitivement leur rivaux girondins. Ils font accepter de nouvelles mesures exceptionnelles. En août,
la révolte fédéraliste est matée dans le Calvados. Le 17 septembre, la loi sur les suspects est votée et à l'automne, les
Girondins en fuite sont arrêtés et accusés d'avoir organisé l'attentat. Quant à Barbaroux, débusqué de sa cachette de
Saint-Émilion après avoir tenté de se suicider, il est exécuté à Bordeaux en juin 1794, avec ses deux collègues girondins
Pétion et Buzot. Il est alors présenté, à tort, comme l'inspirateur, et même comme l'amant de Charlotte Corday.
Le meurtre de Marat fut enfin le prétexte de l'élimination des femmes trop bruyantes de la vie politique. Le 20 juillet,
Olympe de Gouges, auteur d'une "Déclaration des droits de la femme", est arrêtée, avant d'être guillotinée. Le 30
octobre, les clubs féminins sont définitivement interdits. Les Montagnards ne peuvent empêcher cependant une légende
de naître autour de la personnalité subversive de la meurtrière. Charlotte Corday devient un monstre hermaphrodite,
une aristocrate méprisant le peuple, et une libertine fanatisée par des Lumières mal digérées. La charge politique cache
un véritable malentendu culturel. Si la meurtrière est vue comme un monstre, c'est qu'elle a doublement transgressé la
loi, par le meurtre d'une part, par un acte individuel d'autre part, à un moment de l'histoire où seule la violence collective
est tolérée. Par un effet de contraste qui veut que seul Marat, martyr de la Révolution, soit visible, on tente d'effacer
son image. Le tableau de David, "Marat assassiné", traduit cette volonté d'éviction. Commandé dès les lendemains du
meurtre par la Convention, il est aussitôt peint, reproduit puis expédié en modèle réduit aux quatre coins de la
République. Cette œuvre de propagande a fortement contribué à opacifier la mémoire de Charlotte Corday.
Mais, dès la fin du XVIII ème siècle, les réseaux normands du souvenir se mettent en place et les érudits exhument les
archives. L'avocat Louis Caille, un des acteurs du fédéralisme caennais de 1793, rassemble les premiers documents en
vue d'écrire une biographie restée lettre morte. Il communique son travail au bibliothécaire de l'École centrale de l'Orne,
Louis Dubois, considéré comme le premier véritable biographe de Charlotte Corday. La monarchie de Juillet renverse
les icônes. Les Montagnards et Marat sont maintenant perçus comme des monstres sanguinaires. Charlotte Corday,
réhabilitée, devient la figure de proue d'une révolution girondine, payant de sa tête le refus de la Terreur. Le peintre Henri
Scheffer propose au Salon de 1830 une "Arrestation de Charlotte Corday." Lamartine, la qualifie d' "ange de l'assassinat",
n'est pas le premier à la sacraliser, mais sa célèbre "Histoire des Girondins" la mentionne en bonne place. Louant la
prédestination cornélienne, il fait de Charlotte Corday une véritable synthèse physique et morale des femmes françaises,
brossant l'impossible portrait d'une héroïne des contraires. La célébrité de Corday, dès lors, ne se démentira plus.
À la fin du XIX ème siècle, la figure de la meurtrière nourrit un autre débat, celui de la criminalité. Les médecins tentent
de prouver que la violence est une tare héréditaire. Charlotte Corday devient alors un véritable cas d'école pour tout un
courant de l'anthropologie criminelle européenne. L'histoire universitaire officielle de la III ème République voit en elle
avant tout l'assassin d'un député montagnard. Corday est alors durablement précipitée dans les oubliettes de l'histoire
républicaine. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle sera comparée par Drieu la Rochelle à Jeanne d'Arc chassant
l'étranger Marat, auquel on attribue des origines allemandes. Cette connotation conservatrice ou réactionnaire a été
relayée depuis par plusieurs romanciers. Aristocrate, elle fut rangée dans le camp d'une contre-révolution caricaturale.
Assassin d'un député, elle fut exclue des honneurs de l'histoire nationale. Femme, elle fut aussitôt mise sous la tutelle
des Girondins, dépassée par les réels enjeux politiques de 1793. Trois handicaps qui plaident plutôt aujourd'hui en
faveur d'une relecture du destin de Charlotte Corday. Tout au long du trajet qui la menait à la guillotine, la jeune fille
afficha un calme souverain. Jusqu'à la fin, elle se sera montrée digne des héros cornéliens de son adolescence.
Bibliographie et références:
- Jean-Denis Bredin, "On ne meurt qu'une fois, Charlotte Corday"
- André Castelot, "Les Grandes Heures de la Révolution"
- Martial Debriffe, "Charlotte Corday"
- Marie-Paule Duhet, "Les Femmes et la Révolution"
- Dominique Godineau, "Citoyennes tricoteuses"
- France Huser, "Charlotte Corday ou L'ange de la colère"
- Bernardine Melchior-Bonnet, "Charlotte Corday"
- Michel Onfray, "La religion du poignard: éloge de Charlotte Corday"
- Jean-René Suratteau, "Dictionnaire historique de la Révolution française"
- Jean Tulard, "Histoire de la Révolution française"
- Charles Vatel, "Charlotte de Corday et les Girondins"
Bonne lecture à toutes et à tous.
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