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Méridienne d'un soir

Femme switch. 38 ans. est célibataire.
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Par : le 30/01/24
"Aucune méthode d'invention artistique ne peut remplacer l'élément essentiel de l'imagination surtout la plus fertile. Si vous pouviez le dire avec des mots, il n’y aurait alors aucune raison de le peindre". Alors que les avant-gardes puis l’abstraction impriment leur marque sur l’Amérique, Edward Hopper (1882–1967) cultive un réalisme à contre-courant. À partir des années 1930, ce peintre s’est rendu célèbre en exposant des toiles mélancoliques, inspirées par l’american way of life dont il livre une vision désabusée. Son œuvre contient une profondeur symbolique derrière les apparences de la banalité. Artiste prolifique, tant dans le domaine de la peinture que des œuvres graphiques, Hopper a donné vie à un réalisme métaphysique silencieux, à la perfection sourde et instable, à l’image d’un drame hitchcockien. Né en 1882 dans l’État de New York, Hopper grandit dans une famille de commerçants modestes. Rien ne le prédestine à devenir peintre. C’est par le biais de ses études, il envisage une carrière comme illustrateur publicitaire, que la passion le gagne. À la New York School of Art, l’artiste américain développe une esthétique figurative, intimiste, au réalisme presque photographique. Si Hopper a passé l’essentiel de sa vie à New York, il a cependant quitté cette ville entre 1906 et 1910 pour gagner l’Europe. À Paris, qu’il visite à trois reprises, il découvre alors la culture française, dont il demeure passionné au point d’en apprendre la langue, et étudie les grands maîtres du réalisme européen, de Rembrandt à Édouard Manet. Pour autant, Hopper ne se considère pas comme un continuateur des courants européens et souhaite au contraire doter l’Amérique d’un art figuratif indépendant, reflétant les caractères propres à cette nation. Pour vivre, Hopper travaille, comme prévu, dans le domaine publicitaire. Sa vocation d’artiste se précise vers 1913, lorsqu’il loue un atelier dans le quartier de Greenwich Village. Mais l’artiste se fait surtout connaître durant les années 1920, époque à laquelle il se marie. Le couple s’installe à Cap Cod dans les années 1930. En apparence, l’artiste s’intéresse à des objets mineurs, à des personnages anodins, mais il les dote de sentiments profonds et ambivalents. Ce ne sont pas des américains triomphants, légers ou insouciants, des architectures modernes et imposantes. Hopper ne peint pas les gratte-ciels de New York, ni l’Ouest sauvage. Il captive ces "riens", moments de vide et de silence mais lourds d’anxiété, d’attentes ou de désirs. Le succès vient alors à Hopper de son vivant. Dès 1933, le Museum of Modern Art, (MoMA) lui consacre une rétrospective. Le peintre est invité à représenter son pays lors de la Biennale de Venise en 1952. Couronné d’éloges, il s’éteint en 1967. Le réalisme figuratif d’Edward Hopper ne s’appuie pas seulement sur l’observation du monde réel. S’y mêle une bonne dose de fiction, à l’image d’un noir polar. Le peintre, en mettant en scène des personnages isolés, des lieux confinés ou abandonnés, exprime ses angoisses humaines. En ce sens, tout en représentant les mœurs de la société, il livre aussi un portrait inquiétant d’un continent américain en doute.   "Je ne suis peut-être pas très humain, ce que je voulais faire était peindre la lumière du soleil sur le côté d’une maison". Une femme seule, triste, assise sur un lit dans une chambre d’hôtel impersonnelle, face au soleil matinal. Figure de passage, pourtant immobile, elle est concentrée au point de ne pas se douter de la présence du spectateur. Hopper a cultivé dans son œuvre une observation voyeuriste des personnages. La composition est proche de la photographie. Comme à son habitude, le peintre met en contraste les couleurs chaudes de sa palette avec les sentiments dégagés par ses protagonistes: froids, imperméables, distants. Toile célèbre, peut-être la plus connue de l’artiste américain, la scène raconte moins une histoire qu’un moment, saisi sur le vif et comme figé dans le temps. La route est déserte. La pénombre gagne. Mais la station-service rutile. Rouge. L’homme en pantalon bleu, gilet et cravate ne laisse rien paraître. Il se tient cependant prêt à accueillir l’éventuel voyageur, avant qu’il ne s’enfonce dans les ténèbres de la forêt, dense et lugubre. Distance et étrange proximité, narration et temps en suspens, couleur poudrée, ombre et lumière découpées, archétype et sobriété formelle. L’œuvre traverse les âges, intrigue et invite à la contemplation de qui voudrait percer les mystères de sa création. L'occasion de poser un nouveau regard sur les toiles elles-mêmes et de se laisser toucher par leur profonde humanité. "Compartiment C, voiture 293" est un tableau magnifique. Beaucoup de tableaux du peintre américain Edward Hopper sont magnifiques, mais celui-là l'est particulièrement. C'est un ­tableau vert. Josephine, dite Jo, la femme d'Edward, dit Ed, l'appelait d'ailleurs ainsi, "le tableau vert". Il montre une femme blonde, élégante, vêtue d'une robe de couleur prune. Elle est assise dans le compartiment d'un train. Les murs et le mobilier du compartiment sont verts. Seul l'appuie-tête est blanc, à sa base violacé. La femme lit. La plupart des commentateurs la voient lire un magazine, mais il faut toujours se méfier de ce que Hopper fait lire aux femmes. Dans "Chambre d'hôtel", par exemple, peint en 1931, une jeune femme dévêtue, assise sur un lit, paraît absorbée par la lecture d'un roman. Or elle tient dans ses mains "un indicateur de chemins de fer". On le sait parce que Jo l'a noté dans le registre où, une fois un tableau achevé, Ed dessine l'œuvre à l'encre noire que Jo, ensuite, de son écriture ronde décrit. Jo est un personnage. Edward Hopper l'a épousée en 1924, il avait trente-six ans et Jo s'appelait alors Josephine Verstille Nivison. Elle est peintre. Ed ne la quittera jamais. Mais Ed n'est pas le genre à quitter. En 1913, il s'installe à Washington Square, à New York, dansun appartement-atelier duquel, malgré le succès et la fortune, il ne déménagera jamais, il y mourra le quinze mai 1967.   "J’ai essayé de présenter mes sensations dans ce qui est la forme la plus sympathique et plus impressionnante possible pour moi. Je trouve l’huile de lin et le fil blanc les médiums les plus satisfaisants". En 1924, il montre ses aquarelles dans la ­galerie Frank Rehn, qui lui organise sa première exposition personnelle où il restera toute sa vie. Quant à Jo, jalouse comme une tigresse, elle sera son seul modèle féminin. Hopper est un homme fidèle. Jo, elle, c'est une "peste". Elle s'est sacrifiée" pour Ed, dit-elle, lui a laissé l'atelier, et ne cesse de le lui reprocher. En 1946, elle commence même une grève de la faim pour protester contre l'indifférence d'Ed et du Whitney Museum pour son œuvre. Frank Rehn réglera alors le problème par un petit accrochage dans sa galerie. Le photographe Arnold Newman raconte que le couple ne cessait de se disputer. Quand il voulait photographier Ed, Jo venait sans cesse se placer dans le champ. Être dans la plupart des tableaux de Hopper ne lui suffisait donc pas. Puis il a compris que c'était leur façon de fonctionner. Jo admirait Ed. Dans son journal, elle écrit: "L'art de E. Hopper est tellement fondamental que l'on peut le comparer à Abraham Lincoln ou George Washington pour représenter le meilleur de la tradition américaine". Il est fort probable qu'Ed devait aimer l'admi­ration que Jo lui portait. Elle tenait alors avec application ses registres. Elle l'accompagnait partout. Ils apprenaient l'espagnol ensemble. Et se fâcher continuellement avec elle devait ainsi l'arranger en lui réservant les longues plages de silence et de solitude dont il avait besoin. Hopper est un taiseux. Pour savoir à quoi ressemblait Jo en 1938, il suffit de regarder la femme à la robe sombre dans le compartiment vert. C'est elle qui lit. Les femmes lisent souvent dans les tableaux de Hopper. Ou elles pensent. Ou elles rêvent. Elles sont parfois dénudées. Elles ne correspondent pas à l'image de la ménagère américaine. C'est peut-être pourquoi les femmes aiment beaucoup la peinture de Hopper. Il les émancipe. Il ne les couvre pas de bijoux, Ed les détestait, mais les rend sexy. C'est une manière héritée de Courbet, "Les Demoiselles du bord de Seine" (1856) dont Hopper a admiré la peinture lors de ses trois voyages en Europe, surtout, à Paris entre 1906 et 1910. C'est pourquoi sa Jo ("Portrait de Jo", 1936) ressemble tant à l'autre Jo, Joanna Hiffernan, peinte par Courbet en 1865. Donc Jo lit. Hopper la vêt d'une robe stricte, la dote d'une forte poitrine, et dévoile légèrement le genou. On parle souvent de la "Maison près de la voie ferrée" (1925) comme modèle pour la maison de "Psychose" (1960) d'Alfred Hitchcock, mais il semble bien que le principal point commun entre le peintre et le cinéaste, qui adorait Hopper, soit cette figure de femme ambiguë, à la fois sage et sexuelle. Si l'on se reporte au registre, Jo écrit que la femme lit le "New Yorker", que sa robe est "en jersey de laine violet", et qu'à ses côtés est posé le magazine "Reader's Digest". Ed ajoute de son écriture fine et nerveuse: "Toile belge, couleurs Rembrandt, blanc de plomb, huile de lin". Et puis il y a ce vert, un certain vert, somptueux, mélange "d'oxyde de chrome et de cadmium", écrit Jo. Un vert impossible à trouver dans un compartiment d'un wagon de chemin de fer, ­aussi impossible que la hauteur du plafond de ce compar­timent, idem pour l'éclairage ou le paysage crépus­culaire entraperçu par la fenêtre.   "La seule vraie influence que j'ai jamais c'était moi-même. La question de la valeur de la nationalité dans l’art est peut-être insoluble. C'est le côté étrange de Hopper. Le tableau paraît réaliste, mais quand on en regarde les détails, tout devient bizarre. Les gens sont souvent seuls, leurs attitudes, insolites, les rues, désertes, les pièces, vides, les paysages, inhabités, les points de vue, décalés, les lumières, artificielles. On n'y retrouve pas les signes caricaturaux des États-Unis. Peu ou pas de voitures, pas de gratte-ciel, pas de grands espaces, pas de signes religieux, pas d'excitation, pas de foule, pas d'hystérie. Et pourtant, rien ne nous paraît plus américain qu'un tableau de Hopper, au point que de nombreux cinéastes, de Robert Siodmak ("Les Tueurs", 1946) à Wim Wenders ("The End ofviolence", 1997) et David Lynch ("Mulholland Drive", 2001), s'en sont inspirés. Hopper peint une Amérique sans fard. Elle ressemble à ses femmes, stricte, engoncée dans une morale rigide mais ambivalente, à la fois froide et libidinale. Une assemblée de solitaires la compose, portant la sourde mélancolie d'un très lointain déracinement. Edward Hopper est né le vingt-deux juillet 1882 à Nyack dans l’État de New York. Exerçant essentiellement son art à New York, où il avait son atelier, il est considéré comme l’un des représentants du réalisme américain, parce qu’il peignait la vie quotidienne des classes moyennes. Au début de sa carrière, il a représenté des scènes parisiennes avant de se consacrer aux paysages américains et de devenir un précieux témoin attentif des mutations sociales aux États-Unis. Il produisit beaucoup d’huiles sur toile, mais travailla l'affiche, la gravure (eau-forte) ainsi que l'aquarelle. Une grande partie de l’œuvre de Hopper exprime par contraste la nostalgie d’une Amérique passée, ainsi que le conflit entre nature et monde moderne. Dans une ambiance quasi métaphysique, en un monde devenu autre où la relation humaine est comme effacée, ses personnages sont le plus souvent esseulés et mélancoliques. Il naît au sein d’une famille modeste de commerçants qui vendent des articles de mercerie. Il reçoit une éducation baptiste et fréquente une école privée, puis le lycée de sa ville natale. Il s’installe ensuite à New York, où il se forme au métier d’illustrateur dans la "New York School of Illustrating". Il entre à la New York School of Art en 19004. Il y rencontre George Bellows, Guy Pène du Bois, Patrick Henry Bruce, Walter Pach, Rockwell Kent et Norman Raeben dont certains furent assimilés à l’"Ash Can School". Parmi ses professeurs, Robert Henri (1865-1929) lui enseigne à représenter des scènes réalistes de la vie urbaine. Edward Hopper, dont Pène a fait la rencontre alors qu’il était l’élève d’Henri, est devenu un ami de toujours. Tout au long de leur carrière, les deux hommes ont affiché leur préférence pour le réalisme à l’abstraction et aux autres influences modernistes et d’avant-garde. À la mort de Pène, Hopper a écrit: "C’était certainement le meilleur ami que j’avais dans l’art". Même si son nom a moins de résonance dans les annales de l’art américain que celui de Hopper, la contribution de Pène n’en est pas moins valable. Dans son autobiographie, "Artist in Manhattan", l’artiste américain Jerome Myers a également rappelé son étroite amitié avec Pène. Pène a également lui-même publié sa propre autobiographie en 1940, "Artists Say the Silliest Things".   "La peinture devra faire face de manière plus exhaustive et moins oblique à la vie et aux phénomènes de la nature avant qu’elle ne puisse pas retrouver toute sa grandeur. Eh bien, j’ai une méthode très simple de la peinture". Afin de compléter sa formation, Edward Hopper effectue trois séjours à Paris, entre 1906 et 19105. Il visite plusieurs pays d’Europe: les Pays-Bas (Amsterdam et Haarlem), le Royaume-Uni (Londres), l’Espagne (Madrid, Tolède), l’Allemagne (Berlin), la Slovaquie (Bratislava) et la Belgique (Bruxelles). Il se familiarise avec les œuvres des grands maîtres du vieux continent et produit une trentaine d’œuvres, essentiellement à Paris. C’est également dans cetteville qu’il côtoie d’autres jeunes artistes américains et s’intéresse à la photographie avec Eugène Atget. Il tombe sous le charme de la culture française et restera francophile tout au long de sa vie. Revenu aux États-Unis, il continue de lire des ouvrages en français et d’écrire dans cette langue. Il était capable de réciter du Verlaine. En 1908, Edward Hopper s’installe définitivement à New York où il travaille comme dessinateur publicitaire puis comme illustrateur, un métier qu’il n’apprécie pas. À cette époque, il ne peint que rarement, la plupart du temps en été. Il participe à plusieurs expositions collectives à New York. En 1908, à l’Harmonie Club et ensuite, en 1912, au Mac Dowell Club.L’année suivante, il vend sa première œuvre et s’établit dans un studio sur Washington Square dans le quartier de Greenwich Village. En 1915, il demande alors à son ami Martin Lewis de lui enseigner les techniques de l'estampe. Il réalise ses premières eaux-fortes cette année-là et se fait connaître par les critiques d’art dans une exposition au Mac Dowell Club. Mais c’est dans l’entre-deux-guerres qu’il commence à être vraiment reconnu, avec sa première exposition personnelle au Whitney Studio Club (1920). On cite sa grande taille, son côté dégingandé, un corps à la fois impressionnant et qui a du mal à trouver sa place dans l’espace. On conçoit donc bien qu’il ait pu facilement devenir, et pas uniquement en raison de ses thèmes picturaux (la Nouvelle-Angleterre), d’abord la figure du Yankee, puis celle du puritain. Les indices ne manquent pas: incapacité à peindre ailleurs que dans ses deux lieux fétiches, New York City et la Nouvelle-Angleterre, que ce soit le cap Cod ou le Maine, comme en témoigne son voyage en Californie en 1959 dont il ne ramène quasiment aucune œuvre. Et bien sûr la description de son existence frugale. Ce petit studio de Washington Square, les repas improvisés ou pris dans de petits restaurants de quartier sans prétention, sans oublier l’absence totale de dépenses d’agrément en dépit de son aisance financière. 
Homme de loyauté et de constance dans un âge qui pourtant n’en faisait pas vertu, il est le contraire de cet américain avide de consommation, braillard et bruyant. En 1924, il se marie avec Josephine Verstille Nivison. Surnommée "Jo" par son époux, elle a suivi comme lui les cours de Robert Henri et elle est devenue peintre. En 1933, le couple achète une propriété au Cap Cod où il construit une maison, installe un atelier. Hopper fut malheureux avec elle, épouse tempétueuse, terre à terre, très jalouse, elle fut son unique modèle au corps toujours froid ("Morning Sun", 1952).    "Dans son sens le plus restreint, moderne, art semble se préoccuper uniquement avec les innovations techniques de l’époque". Hopper est d’abord un formaliste populaire, un peintre qui gardait un contact étroit avec la perception oculaire, sans pour autant développer un réalisme photographique strict, comme celui d’un Charles Sheeler par exemple, alors que la peinture se dirigeait alors vers l’abstraction d’une part mais aussi vers un expressionnisme symboliste dans des œuvres telles que celles de Frank Stella, Marsden Hartley, ou Charles Burchfield, ou vers le cubisme d’un Stuart Davis. Ces formes nouvelles remettaient ainsi en cause la littéralité du rapport au réel et la correspondance entre nos sens et le monde, ce qui n’est pas le cas de sa peinture dont la reconnaissance critique et publique s’est d’abord faite par ses aquarelles qui se vendirent très bien lors de leur première exposition chez son galeriste. On l’identifia donc d’abord comme peintre d’architecture américaine, au mieux participant à une manière d’inventaire patrimonial, au pire pratiquant la peinture décorative. Ses aquarelles figuratives ouvrent la voie à une peinture à l’huile qui l’est tout autant, mais qui se démarque à la fois des impressionnistes, ses maîtres, et des précisionnistes, ses collègues, en ce qu’elle adopte une figuration simplificatrice. Cette forme permet de lerapprocher du photographe Walker Evans, qui est exposé en même temps que lui au MoMA en 1933, et l’installe à la fois dans la veine nostalgique à travers la célébration du vernaculaire américain et dans la modernité ascétique du constat des formes pures, position lui permettant alors de faire le lien entre public savant et public populaire. Car la simplicité de sa peinture est évidemment l’une des grandes causes de l’engouement du public. La période moderniste de l’entre deux-guerres est en effet une réaction contre l’esthétique surchargée du baroque victorien, en particulier dans la décoration, mais au plan de la réception populaire il faut toujours lier décoration/arts décoratifs et beaux-arts, que tant Hopper qu’Evans avaient connu dans leurs jeunes années. Le génie de Hopper, sa chance, est d’avoir toujours su rester apolitique dans sa peinture, ou plus exactement ambigu et en marge des prises de positions qui ont caractérisé la plupart de ses confrères durant ses quelque quarante années de production, du milieu des années 1920 au milieu des années 1960, permettant ainsi à chacun de penser que Hopper était alors l’expression de sa propre vision du monde. En 1925, Edward Hopper achève sa célèbre "Maison au bord de la voie ferrée ("The House by the Railroad"), qui est considérée comme l’un de ses meilleurs tableaux. L’œuvre entre dans les collections du Museum of Modern Art dès 1930, grâce à un don d'un millionnaire. La même année, le Whitney Museum of American Art acquiert le tableau "Early Sunday Morning" pour une somme très importante.    "On reproche souvent la mélancolie des personnages de mes tableaux. Pensez-vous que la vie soit toujours un chemin de roses ?" Hopper adorait donc l'Amérique sans tendresse excessive. L'un de ces peuples trouve une grâce particulière à ses yeux: le peuple français. De ses séjours parisiens, Ed gardera ­toujours un amour pour la culture française, pour sa peinture bien sûr, au premier rang de laquelle figurent bien entendu Courbet, Degas et les impressionnistes, mais aussi pour sa littérature et sa poésie. Il récitait par cœur Verlaine et Rimbaud. Il ­lisait Mallarmé et Montaigne. Pourtant le même homme, en 1927, écrit: "L'art américain devrait être sevré de sa mère française". L'art américain, en 1927, qu'est-ce que c'est que ça ? C'est une idée obsédante. Elle obsédera vingt ans plus tard Robert Rauschenberg. Hopper rêve d'un art amé­ricain autonome, cessant d'être une pâle copie de l'art européen. À la modernité européenne, Picasso n'a qu'un an de moins que lui, il oppose, bien que nourrie par la peinture française, sa vision américaine. En 1934, dans une interview au magazine Time, il devient alors plus catégorique: "La spécificité américaine d'un peintre est innée, il n'a nullement besoin de la rechercher". Autrement dit. Il suffit de ne plus copier l'Europe, d'être soi-même, et le reste suivra. Reste à savoir en quoi consiste cette"spécificité américaine". Il ne faut pas la confondre avec le regard ironique que pose Hopper sur l'Amérique, cet univers "beckettien" où les êtres semblent attendre quelque chose qui n'arrivera ­jamais, le rêve américain ? Parlant de l'œil de son confrère John Sloan (1871-1951), très influencé par l'art français, Hopper emploie le mot "frais". Derrière le compliment s'entend un autre mot: naïf. L'art venant d'Amérique est entaché de naïveté, pense Hopper. Aussi décide-t-il, porté par sa passion pour le théâtre et son organisation visuelle, à New York, Jo et Ed voient toutes les pièces qui se montent, qu'elles soient classiques ou contemporaines comme celles d'Ibsen, aussi décide-t-il de jouer avec cette naïveté. En réalité, ce que construit Hopper, c’est une autre temporalité, qui n’est pas exactement réaliste comme le serait une photographie. Il crée plutôt un effet d’entre-deux: l’événement est ailleurs, soit hors champ, soit hors temps, de l’image, ce qui lui confère ainsi un pouvoir d’évocation considérable pour susciter d’autres œuvres mais aussi d’anticipation ou de peur, permettant que se fasse ainsi naturellement des liens avec les thrillers et le film noir. Cet "effet Hopper" passe en grande partie par un usage plus symboliste que réaliste de la lumière, particulièrement frappant dans les huiles. Inspiration et forte épuration esthétisante.   "Nos traits nationaux peuvent être si simplistes et étriqués qu'ils en paraissent puérils à des peuples plus subtils et plus raffinés". L'année 1933 est marquée par la première rétrospective de l’œuvre de Hopper au Museum of Modern Art de New York. En 1939, le peintre fait partie du jury du Carnegie Institute, avant d’être élu membre de l'Académie américaine des arts et des lettres en 1945. En 1952, il expose à la Biennale de Venise aux côtés de deux autres concitoyens. L’année suivante, il reçoit le titre de Doctor of Fine Arts de l’Art Institute of Chicago. Hopper meurt le quinze mai 1967, dans son atelier près de Washington Square, à New York. Sa femme, le peintre Josephine Nivison, qui meurt dix mois plus tard, lègue les œuvres de son mari au Whitney Museum of American Art avec les siennes propres lesquelles furent détruites ou perdues par le musée. D’autres œuvres importantes se trouvent au MoMA de New York et à l’Art Institute of Chicago. L’admiration publique de Hopper a une histoire réelle. Malgré une reconnaissance critique ancienne, ce n’est qu’avec le long développement des grandes expositions itinérantes à partir de 1980 et la publication, à partir de 1985, d’un nombre alors croissant de monographies ou d’ouvrages sur l’art américain lui faisant une large place, que le "Hopper mondialisé" tel que nous le connaissons aujourd’hui apparaît véritablement. De plus, si son œuvre est de mieux en mieux connue après sa mort (1967),et surtout celle de sa femme (1968) qui lègue la totalité de ses archives au Whitney, la très large majorité de cette reconnaissance publique porte sur un corpus assez limité d’œuvres, une trentaine ou quarantaine tout au plus sur un ensemble évalué à quelque huit cents en tout. Mais en matière d’iconicité, c’est bien sûr la rareté,ou la sélectivité qui en établit le statut. Cette reconnaissance se manifeste par une "consommation de Hopper" sous toutes ses formes, directes (posters, cartes, livres et expositions) ou indirectes: couvertures de livres et produits dérivés qui déclinent dans le quotidien l’engouement pour le peintre ou plus exactement l’atmosphèrequelques œuvre reproduites à l’envi. Si Hopper est devenu un produit mondialisé, l’Amérique en revanche se reconnaît bien en lui. Si la question nationaliste s'exprime, dans les années 1920 et 1930, à travers la tonalité raciale, le nationalisme ne cesse d’être invoqué à propos de Hopper. Ses modalités sont suffisamment connues: la nostalgie de l’Amérique passée et la transfiguration du quotidien, ce que dès 1924, un critique nomme "la vitalité du banal" et de l’autre le "motif national". Il s’agit donc d’un regard généreux et poétique sur une certaine laideur du quotidien que Hopper rachète et transcende en y insufflant poésie et beauté. Comme le fera alors le post-moderne, il transfigure la banalité en valeur à travers une exaltation du commun qui n’est pourtant jamais que celle qu’avait inventé le père du modernisme, Marcel Duchamp. Mais il s’agit aussi bien plus que d’uneopération purement esthétique, voire d’esthétisation. Il exalte une qualité morale, celle de faire face à la vérité.   "Je crois que les grands peintres avec leur intellect comme maître ont tenté de transformer cette peinture et toile en un compte rendu de leurs émotions". Quand le pinceau travaille sans modelé, sans transparence, sans glacis, tout son art repose alors sur le choix des couleurs préparées sur la palette, ou directement sorties du tube. Or, Hopper sait les juxtaposer comme personne pour rendre la lumière qui frappe de biais le cadre des fenêtres et le flanc des maisons. C’est parce qu’elles jouxtent les teintes franchement bleutées des surfaces d’ombres, que les surfaces jaunasses de la pierre ou des stores n’ont soudain plus rien de laborieux. Car ce n’est plus le rendu de la matière qui compte désormais, mais l’incroyable présence des fiers bâtiments que la lumière a frappés à telle heure de la journée, bâtiments plus fiers encore que cette superbe "Veronika Lake" aux cheveux roux et à la robe transparente. C'est d'abord une affaire de composition où le peintre excelle: donner l'illusion de la simplicité. Rien de plus évident que la femme lisant dans le compartiment vert, et l'exactitude du titre, "Compartiment C, voiture 293", semble le con­firmer. Or, dans la réalité, la voiture 293 n'existe pas, pas plus que n'existent le vert, ce compartiment, le paysage crépusculaire et la lumière. D'ailleurs, cette lumière, d'où vient-elle ? La lampe est éteinte. Les ombres suggèrent qu'elle provient du couloir, mais comment le couloir d'un train à la tombée de la nuit peut-il projeter sur une femme une lumière solaire d'une telle crudité ? Voilà donc l'étrangeté posée. Quelque chose d'artistiquement impur vient troubler ce qu'un regard hâtif prendrait pour du classicisme, mais classique, Hopper l'est aussi par ses dessins préparatoires, ses esquisses, ses études de mouvement, sa touche. Une lumière merveilleuse inonde le compartiment alors que le paysage fantomatique, avec sa route "blafarde" sous un pont "blanchâtre" semble être un mauvais présage. Où va cette femme, vers le bonheur ou le malheur ? Quelle est la nature du calme absolu ­régnant sur les magnifiques paysages désertés, "Collines au sud de Truro" ? Où est-on dans un tableau de Hopper. Dans une comédie ou une tragédie ? Ainsi se définit la "spécificité américaine", par l'ambiguïté et le décalage, ce que l'on retrouvera chez Rothko (abstraction ou paysage ?), Rauschenberg (sculpture ou peinture ?) ou, récemment, Christopher Wools (peinture, photographie ou imprimerie ?). Hopper en est le précurseur. "Plus de moi-même en sort quand j’improvise". "Je suis probablement un solitaire", disait-il. Et probablement l'inventeur de l'art américain.   Bibliographie et références:   - Avis Berman, "Edward Hopper's New York" - Gail Levin, "Edward Hopper, the art and the artist" - Virginia M. Mecklenburg, "Edward Hopper" - Heinz Liexbrock, "Edward Hopper, quarante chefs-d’œuvre" - Jean-Paul Hameury, "Edward Hopper" - Karin Müller, "Lever de rideau sur Edward Hopper" - Philippe Besson, "L'arrière-saison chez Hopper" - Rosalind Ormiston, "Edward Hopper" - Thierry Grillet, "Edward Hopper" - Rolf Günter Renner, "Edward Hopper" - Cécile Martet, "Edward Hopper en dix œuvres" - Guillemette de Préval, "L’énigmatique Edward Hopper"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 21/01/24
“Faut-il peindre ce qu'il y a sur un visage ? Ce qu'il y a dans un visage ? Ou ce qui se cache derrière un visage ? Pour apprendre quelque chose aux gens, il faut mélanger ce qu'ils connaissent avec ce qu'ils ignorent. Toutes les images que nous avons de la nature, c'est aux peintres que nous les devons. C'est par eux que nous les percevons. Rien que cela devrait les rendre suspects". Touche-à-tout, tour à tour peintre maudit, artiste mondain, sculpteur, graveur, céramiste, Pablo Picasso (1881-1973) se plongea dans l’art dès ses quatorze ans lorsqu’il entra à l’École des beaux-arts à Barcelone. Il s’installera en France à vingt-trois ans où il fréquentera des artistes dont Georges Braque avec qui il définit de nouvelles conventions picturales qui les menèrent au cubisme. Pablo Picasso a, grâce à son grand talent, son goût du risque et à sa capacité à se remettre en cause, contribué à toutes les inventions esthétiques de son siècle contribuant également à l’essor du surréalisme. Il a produit près de cinquante-mille œuvres, pour la plupart des tableaux, mais aussi des sculptures, des céramiques, des dessins, des tapisseries, ainsi que des estampes. Parmi les plus célèbres figurent le proto-cubiste "Les Demoiselles d'Avignon" (1907) et "Guernica" (1937), une représentation dramatique du bombardement de Guernica pendant la guerre civile espagnole. Considéré comme radical dans son travail, Picasso continue de recueillir le respect pour sa maîtrise technique, sa créativité visionnaire et sa profonde empathie. Ensemble, ces qualités ont distingué l’espagnol "inquiétant" aux yeux "sombres" en tant qu’artiste révolutionnaire. Pendant ses quatre-vingt ans de ses quatre-vingt-onze ans, Picasso s’est consacré à une production artistique qu’il croyait superstitieusement le maintenir en vie, contribuant de manière significative, et parallèle à tout le développement de l’art moderne au XXème siècle. Picasso reste célèbre pour se réinventer sans cesse, passant d’un style à l’autre si radicalement différent que l’œuvre de sa vie semble être le produit de cinq ou six grands artistes plutôt que d’un seul. De son penchant pour la diversité des styles, il a insisté sur le fait que son travail varié n’était pas révélateur de changements radicaux au long de sa carrière, mais plutôt de son dévouement à évaluer objectivement pour chaque pièce la forme et la technique les mieux adaptées pour obtenir l’effet souhaité. "Chaque fois que je voulais dire quelque chose, je le disais comme je pensais que je devais le faire ", expliquait-il. "Des thèmes différents exigent inévitablement des méthodes d’expression différentes. Cela n’implique ni évolution ni progrès. Il s’agit de suivre l’idée que l’on veut exprimer et la manière dont on veut l’exprimer. Je mets dans ma peinture tout ce que j'aime".    “Certains peintres transforment le soleil en un point jaune, d’autres transforment un point jaune en soleil. C’est dangereux le succès. On commence à se copier soi-même et se copier soi-même est plus dangereux que de copier les autres, c’est stérile". L’expatrié espagnol Pablo Picasso, l’un des artistes les plus grands et les plus influents du XXème siècle, ainsi co-créateur du cubisme est né le vingt-cinq octobre 1881 à Malaga, en Espagne. Sa mère, fille de vignerons, était Maria Picasso y Lopez. Son père, Don José Ruiz Blasco, était peintre et professeur d’art. Enfant sérieux et très vite fatigué du monde, le jeune Picasso possédait des yeux noirs perçants qui semblaient marquer son destin vers la grandeur. "Quand j’étais enfant, ma mère m’a dit: si tu deviens soldat, tu seras général. Si tu deviens moine, tu deviendras pape. Au lieu de tout cela, je suis devenu artiste peintre et j’ai fini comme Picasso". Élève relativement très peu motivé et dissipé, Picasso fait preuve d’un talent prodigieux pour le dessin dès son plus jeune âge. Selon la légende, ses premiers mots furent "piz,piz", tentative enfantine de dire "lápiz", mot espagnol pour crayon. Son père a commencé à lui apprendre à dessiner et à peindre quand il était enfant, et à l’âge de treize ans, son niveau de compétence avait dépassé celui de son père. Bientôt, Picasso abandonna tout appétit pour ses devoirs, choisissant de passer les jours d’école à gribouiller dans son cahier à la place. “Pour avoir été un mauvais élève, j’ai été banni dans la calabasse, cellule nue avec des murs blanchis à la chaux et un banc sur lequel m’asseoir. J’ai aimé cet endroit, parce que j’ai emporté un carnet de croquis et que j’y ai dessiné sans cesse. J’aurais pu y rester pour toujours, dessiner sans m’arrêter." En 1895, à l’âge de quatorze ans, sa famille s’installe à Barcelone, où il s’inscrit aussitôt à la prestigieuse École des beaux-arts de la ville. Bien que l’école n’accepte généralement que des étudiants plus âgés, le résultat de l’examen d’entrée de Picasso est si bon qu’on lui accorde une exception et il est admis. Cependant, Picasso s’irrite vite des règles et des formalités strictes de l’École, et commence à sécher les cours pour pouvoir parcourir les rues de Barcelone en esquissant toutes les scènes de la ville qu’il observait.    “La jeunesse est la période où l’on se déguise, où l’on cache sa personnalité. C’est la période de mensonges sincères. Rien ne peut être fait sans la solitude. En peinture on peut tout essayer. On a le droit. Mais à condition de ne jamais recommencer. L’art lave notre âme de la poussière du quotidien". Picasso, encouragé par son père qui lui accorde toute confiance, peint ses tout premiers tableaux à l'âge de huit ans, son préféré étant "Le Petit Picador jaune" (1889), sa toute première peinture à l'huile, dont il refusera toujours de se séparer. En 1897, âgé de seize ans, il s’installe à Madrid pour s'inscrire à l’Académie Royale de San Fernando. Mais, il est de nouveau déçu par l’accent singulier que l'école accorde aux sujets et aux techniques qu'il estime désuètes. Pour preuve, il écrit à un ami: "Ils n’arrêtent pas de parler des mêmes vieux trucs, Velázquez pour la peinture, Michel-Ange pour la sculpture." Une fois de plus, Picasso déserte les cours pour arpenter la ville et peindre ce qu’il remarque: des gitans, des mendiants et des prostituées. En 1899, il s’installe enfin à Barcelone et rencontre une foule d’artistes et d’intellectuels qui fréquentent un café appelé "El Quatre Gats", "les quatre chats". Inspiré par les anarchistes et les radicaux qu’il y rencontre, Picasso rompt alors définitivement avec les méthodes académiques et entame ce qui allait devenir un long processus d’expérimentation et d’innovation pour sa vie artistique. En juin 1898, il retourne à Barcelone, puis part pour Horta de Sant Joan, le village de son ami Pallarès, situé près de la ville de Gandesa où il partage la vie des paysans. Plus tard, il dira: "Tout ce que je sais, je l'ai appris dans le village de Pallarès". En avril 1899, il est de nouveau de retour à Barcelone, où il s'installe rue des Escudillers. Il rencontre Miquel Utrillo, se lie d'amitié avec le poète Jaime Sabartés, Carlos Casagemas, le peintre Opisso, le sculpteur aragonais Pablo Gargallo et Julio Gonzalez. Une exposition de ses peintures se tient dans le cabaret "El Quatre Gats" en février 1900.   "La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive contre l’ennemi. Il faudrait pouvoir montrer les tableaux qui sont sous le tableau. Quand je travaille, ça me repose. Ne rien faire ou recevoir des visites me fatigue". Il est alors fortement influencé par le modernisme catalan à cette époque. Sa toile, "Les Derniers Moments", représente l'Espagne à l'Exposition universelle de 1900 à Paris. Il part, avec Casagemas dont il est proche, pour la capitale française où il s'installe dans l'atelier du peintre catalan Isidre Nonell à Montmartre. Picasso s'imprègne de l'atmosphère du Moulin de la Galette et rencontre le marchand Pedro Mañach, ainsi que Berthe Weill qui lui achète trois scènes de tauromachie, les premières toiles qu'il vend à Paris. Réalisant des œuvres de commande, il vend aussi quelques pastels à des amateurs. Il rentre à Barcelone le vingt décembre, avec Casagemas que le peintre emmène avec lui jusqu'à Malaga pour le sortir de sa mélancolie. À la mi-janvier 1901, Picasso part pour Madrid. Le dix-sept février, Casagemas, après avoir tenté de tuer son amante Germaine, qui était une danseuse volage du Moulin rouge, se suicide à Paris. Picasso, bouleversé par la mort de son ami, peindra un tableau clé, "La Mort de Casagemas", dont il dira qu'il a conditionné grandement son passage à la période bleue, empreinte de douleur, de tristesse et faisant référence aux grands maîtres espagnols. En avril 1901, il retourne à Barcelone puis, en mai, il repart à Paris et s'installe boulevard de Clichy, chez Pedro Mañach qui le loge pendant quelques mois dans son appartement personnel et lui offre un salaire. Il livre alors quelques dessins à des périodiques humoristiques parisiens qu'il signe sous le nom sibyllin de "Ruiz27". Le Bateau-Lavoir semble avoir été construit de bric et de broc avec cette succession d’étages qui s’élèvent entre deux rues et une distribution irrationnelle de logements et de couloirs. C’est qu’il n’a été divisé en une trentaine d’ateliers que dans un deuxième temps. Le nom sous lequel cet immeuble est entré dans l’histoire ne lui viendra qu’un peu plus tard.    “Pour apprendre quelque chose aux gens, il faut mélanger ce qu'ils connaissent avec ce qu'ils ignorent. C’est l’âge qui nous a forcé à arrêter, mais il reste l’envie de fumer. C’est la même chose que pour faire l’amour. On ne le fait plus mais on en a encore envie". Lorsque Picasso s’y installe, il est connu comme "la maison du trappeur". Le confort et l’hygiène dans ce quartier populaire n’étant pas une priorité, un seul cabinet d’aisances et un seul robinet sont partagés par les locataires, pour la plupart des artistes fauchés, qui ne paient qu’un loyer modeste. Un marchand de légumes, de moules, un homme-sandwich et un ténor italien y ont aussi leurs pénates. Pablo Picasso, en avril 1904, arrive à Paris accompagné de Sebastià Junyer Vidal et du chien Gat, que lui a donné Miquel Utrillo. Ses œuvres qui ont pour lui de l’importance l’ont suivi, les autres, qu’il considère comme des travaux de jeunesse, sont restées à Barcelone. Junyer Vidal, qui paie le loyer de l’atelier situé à l’étage supérieur du Bateau-Lavoir, du côté de la rue Émile-Goudeau, et dont le mobilier est réduit au minimum, profite de l’unique lit. Picasso, lui, se contente d’un tapis. Pablo Picasso, en octobre 1906, a vingt-cinq ans. Il n’est donc encore qu’un jeune peintre et rarement un peintre, âgé seulement d’un quart de siècle, s’est imposé dans la peinture avec une telle maîtrise, une telle originalité. Il a désormais, il le sait, la main d’un maître au service d’un regard des plus personnels et hors des voies traditionnelles de la peinture. Cela, c’est déjà la maturité d’un artiste qui s’avance avec, certes, de l’ambition, mais sans l’insolence des jeunes turcs qui, ne respectant pas leurs ancêtres, veulent comme le soutenaient les ultraïstes espagnols "couper le cordon ombilical". Il a l’œil sur ses prédécesseurs, les classiques autant que les initiateurs d’une modernité dont personne ne peut encore savoir ce qu’elle sera, surtout pas lui. Il est loin de se prendre pour un prophète, et de prôner quelque révolution que ce soit. Il ne se soucie pas d’être le Moïse de la peinture du XXème siècle, contrairement à Cézanne, qui déclarait être en quête d’une terre promise, et qui mourut en ce même mois d’octobre 1906 sans avoir trouvé où s’enraciner, en chemin jusqu’à sa dernière œuvre et encore alors dans l’inachèvement, plus taraudé de questions que fier de certitudes. Il ne veut rendre de compte qu’à lui-même. Parce qu’il ne peint que pour lui-même. Parce que sa vie est là, non ailleurs. Parce qu’il ne peut s’accomplir que là. Pas plus qu’il n’a choisi, un jour, de s’engager en peinture, il n’a de plan de carrière. À chaque tableau, il remet en jeu son acquis.    "Qui voit la figure humaine correctement: le photographe, le miroir ou le peintre ? La peinture, ce n'est pas copier la nature mais c'est apprendre à travailler comme elle". Au Salon d’automne de 1912, le cubisme fait scandale. Paris s’émeut de voir déferler les vandales, ces émules de Braque et de Picasso qui se haussent du col dans un monument national, le Grand Palais. On en débat même à la chambre des députés où les partisans de la liberté d’expression et de la création s’opposent aux défenseurs d’une tradition qu’ils aimeraient voir bouger le moins possible. À cette époque, les impressionnistes étaient des fumistes qui peignaient mal. Les cubistes, eux, sont des malfaiteurs, pour la plupart étrangers, qui agressent la nation. Le scandale n’intéresse pas Picasso, qui se tient à l’écart des Salons. Il n’attaque personne, ne défend personne, ne s’avance pas en héraut du cubisme, regarde de haut ses suiveurs, les Gleizes, Metzinger, Delaunay, qui tirent les marrons du feu, maigres châtaignes dans des braises hésitantes. Et tant pis si l’ami Apollinaire fait preuve d’un fâcheux aveuglement à l’égard de ces cubistes mineurs. Tant pis aussi si Leo Stein le lâche au profit de Matisse. Heureusement, Gertrude lui reste fidèle. En ces temps de polémique dérisoire et alors que monte la tension plus grave qui prélude à la guerre, Picasso préfère quitter Paris et retourner à Céret. En emmenant, bien sûr, Éva, auprès de laquelle il connaît une satisfaisante paix amoureuse, qui le change des foucades de Fernande. Le printemps s’éveille sur la montagne. Manolo et Burty Haviland sont toujours aussi chaleureux, détendus, heureux d’avoir jeté là leur ancre. Pablo s’installe à un étage d’une grande bâtisse, la maison Delcros, où il a déjà séjourné en 1911. Il y fait venir Max Jacob qui, alors continuellement fauché, n’hésite pas à profiter de l’hospitalité de son ami.    "Je mets dans mes tableaux tout ce que j'aime. Tant pis pour les choses, elles n'ont qu'à s'arranger entre elles. Il faut bien que la nature existe, pour pouvoir la violer". Le huit janvier 1927, une jolie jeune fille sort des Galeries Lafayette. À moins que ce ne soit du métro qu’elle a pris pour se rendre au grand magasin. Elle est seule, ou accompagnée de sa sœur. Elle n’a que dix-sept ans, mais paraît sortie depuis longtemps de l’adolescence. Sa beauté va alors entrer dans l’histoire de l’art. Pablo Picasso, au même moment, passe boulevard Haussmann. L’homme est séduit, le peintre est ébloui. Marie-Thérèse Walter a raconté elle-même cette histoire, quarante ans plus tard, dans un entretien accordé à un journaliste de Life, une autre fois à Pierre Cabanne. Picasso l’aurait abordée, la prenant par le bras, se présentant, lui faisant part de son intention de faire d’elle un portrait et proclamant qu’ils réaliseraient de "grandes choses ensemble". Une version plus romanesque a été donnée de cette histoire par la sœur de l’intéressée, qui a confié ses souvenirs à un enquêteur diligent. Les deux jeunes filles, emplettes faites, se seraient dirigées vers la gare Saint-Lazare, où Marie-Thérèse devait prendre le train pour regagner le domicile familial à Maisons-Alfort, alors que son aînée, déjà indépendante, résidait à Paris. Le peintre les aurait suivies, les observant à travers un trou fait dans son journal, puis aurait abordé Marie-Thérèse, une fois celle-ci seule. Il lui aurait alors dit que, chaque jour, il l’attendrait ici même, dans la gare, à dix-huit heures. Un peu plus tard, elle serait revenue, avec sa sœur mise dans la confidence, tout simplement pour voir si l’homme avait tenu son engagement. Les critiques d’art et les historiens divisent généralement la carrière d’adulte de Pablo Picasso en périodes distinctes. La première a duré de 1901 à 1904 et s’appelle sa "période bleue", d’après la couleur qui a dominé presque tous ses tableaux au cours de ces années. La "période rose" est celle du Bateau-Lavoir, ensuite arrive la période "cubiste", entremêlée d'influences africaines, notamment congolaises. Ce cycle est marqué au début par les deux figures du côté droit des "Demoiselles d'Avignon" qui ont été en partie inspirées par les masques africains que Picasso possédait. C'est le début de son engagement auprès du mouvement surréaliste.    "Pourquoi je suis communiste ? C’est bien simple. Je possède un milliard et je veux le garder. La beauté des femmes n'est faite que pour être sublimée par le viol du pinceau. La couleur rouge est aussi celle du sang". À partir de 1927, il s’engage dans un nouveau mouvement philosophique et culturel, le surréalisme, dont la manifestation artistique est le produit de son propre cubisme. La peinture surréaliste la plus connue de Picasso, considérée comme l’une des plus grandes peintures de tous les temps, fut achevée en 1937, pendant la guerre civile espagnole: “Guernica”. Après que les bombardiers allemands soutenant les forces nationalistes de Francisco Franco eurent mené une attaque aérienne dévastatrice contre la ville basque de Guernica le vingt-six avril 1937, Picasso, indigné par les bombardements et l’inhumanité de la guerre, peint cette œuvre. En noir, blanc et gris, le tableau est un témoignage surréaliste des horreurs de la guerre, avec un minotaure et plusieurs figures humaines dans divers états d’angoisse et de terreur. "Guernica" reste l’une des peintures anti-guerre les plus puissantes de l’histoire. Contrairement à l’éblouissante complexité du cubisme synthétique, les tableaux ultérieurs de Picasso présentent une imagerie enfantine et une technique brute. Abordant la validité artistique de ces œuvres plus tardives, Picasso a fait alors remarquer un jour à propos du passage d’un groupe d’écoliers dans sa vieillesse: "Quand j’étais aussi jeune que ces enfants, je savais dessiner comme Raphaël, mais il m’a fallu une vie pour apprendre à dessiner comme eux". "Si le tableau de ­Picasso présente quelque défaut, c’est d’être trop vrai, terriblement vrai, atrocement vrai", déclara Max Aub, qui fut le commanditaire du tableau pour le compte du gouvernement républicain espagnol. Aujourd'hui, il est conservé au Musée national Reina Sofia de Madrid.    "J'ai mis toute ma vie à savoir dessiner comme un enfant. Les ordinateurs sont inutiles. Ils ne savent que donner des réponses. Donnez-moi un musée et je le remplirai". Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Picasso est devenu plus ouvertement politique, rejoignant le Parti communiste. Il a reçu à deux reprises le Prix international Lénine pour la paix, d’abord en 1950, puis à nouveau en 1961. À ce moment de sa vie, il était une célébrité internationale, l’artiste vivant le plus célèbre du monde. Bien que les paparazzi aient fait la chronique de chacun de ses mouvements, peu d’entre eux ont prêté attention à son art à cette époque. Picasso a continué à créer de l’art et à maintenir un programme ambitieux dans ses dernières années, croyant superstitieusement que le travail le maintiendrait en vie. Un an avant sa mort, il a créé à l’aide d’un crayon et d’un crayon l’incarnation de son œuvre ultérieure, "Self Portrait Facing Death". Le sujet autobiographique, dessiné avec une technique brute, apparaît comme quelque chose entre un humain et un singe, avec un visage vert, des cheveux roses. Pourtant, l’expression dans ses yeux, capturant toute une vie de sagesse, de peur et d’incertitude, est l’œuvre indubitable d’un maître à la hauteur de ses pouvoirs. Le sept octobre 1944, s'ouvre alors le Salon d'Automne et la rétrospective Picasso. "Le Charnier" est peint en mai 1945, d'après le souvenir de la découverte en décembre 1944, du corps supplicié de son ami, le jeune poète surréaliste Robert Rius. Picasso part avec Dora Maar pour le cap d'Antibes, en juillet, et, le 26 novembre, Françoise revient vivre chez Picasso. Elle partage sa vie et l'inspire. Elle lui donnera deux enfants, Claude et Paloma. Ils s'installent à Vallauris où il commence une activité de céramiste. En 1953, Françoise Gilot et Picasso se séparent. Coureur de jupons depuis toujours, Picasso a eu d’innombrables relations avec des amies, des maîtresses, des muses et des prostituées, ne se mariant que deux fois. Il a épousé une ballerine nommée Olga Khokhlova en 1918, et ils sont restés ensemble pendant neuf ans, se séparant en 1927. Ils avaient un fils ensemble, Paulo. En 1961, à l’âge de soixante-dix-neuf ans, il épouse sa deuxième femme, Jacqueline Roque. Elle se suicide en 1986. Entre deux mariages, en 1935, Picasso rencontre Dora Maar, une collègue artiste, sur le tournage du film "Le Crime de Monsieur Lange" de Renoir (sorti en 1936). Il a eu quatre enfants: Paulo, Maya, Claude et Paloma.   "Le goût est l’ennemi de la créativité. De nos jours, l'on ne va plus à l'asile, on fonde le cubisme. J’essaie toujours de faire ce que je ne sais pas faire, c’est ainsi que j’espère apprendre à le faire". En février 1949, "La Colombe" est choisie par Aragon pour l'affiche du Congrès de la Paix qui ouvre à Paris, le vingt avril. Le dix-neuf avril 1949 naît Paloma. Le six août 1950, Laurent Casanova inaugure "L'Homme au mouton" à Vallauris. Picasso exécute "La Chèvre", "La Femme à la poussette", "La Petite Fille sautant à la corde". Le quinze janvier 1951, il peint "Massacre en Corée". En 1952, il dessine "La Guerre et La Paix" pour la décoration de la chapelle de Vallauris, qui deviendra le musée Picasso. En juin, Picasso achète le château de Vauvenargues, dans lequel il emménage l'année suivante, déclarant à Daniel-Henry Kahnweiler, son ami marchand d'art, étonné: "J’ai acheté la Sainte-Victoire de Cézanne. Laquelle ? La vraie, l'unique". L'inauguration de la rétrospective au Grand Palais et au Petit Palais se déroule le dix-neuf novembre 1966. En janvier 1970, le musée Picasso de Barcelone reçoit la donation des œuvres conservées par sa famille. Une exposition se déroule au Palais des Papes d'Avignon de mai à octobre. Picasso meurt le huit avril 1973 d'une embolie pulmonaire. Il est enterré deux jours plus tard dans le parc du château de Vauvenargues dans les Bouches-du-Rhône, selon la décision de sa femme Jacqueline et de son fils Paulo, après que la mairie de Mougins ait refusé l'inhumation sur sa commune, voyant en lui un "communiste milliardaire". L'enterrement a lieu dans une ambiance familiale délétère, Marie-Thérèse Walter, sa fille Maya ou Paloma, ainsi que son fils Claude se voyant interdire l'accès au château. Selon le vœu de Picasso, la sculpture monumentale en bronze "La Femme au vase" est scellée sur sa tombe, dans le parc du château. Jacqueline Roque sera elle-même enterrée à ses côtés en 1986. Il est souvent dit de Picasso qu’il était un "homme à femmes" misogyne. Dans ses mémoires, "Grand-père", Marina Picasso, sa petite-fille, décrit ainsi son traitement des femmes: "Il les soumettait à sa sexualité animale, les apprivoisait, les ensorcelait, les ingérait et les détruisait sur ses toiles. Après avoir passé de nombreuses nuits à extraire leur essence, une fois qu’elles étaient asséchées, il les délaissait". "L'amour est une ortie qu'il faut moissonner chaque instant si l'on veut faire la sieste étendu à son ombre. Au fond il n’y a que l’amour. Quel qu’il soit". Les femmes qu'il fréquentait étaient ses muses.    "Tout acte de création est d’abord un acte de destruction. L’art est un mensonge qui permet de dévoiler la vérité. Nos morts continuent de vieillir avec nous". Picasso aimait la vie et la dévorait avec ses mains et ses outils, pinceaux, burin, terre, plâtre, marbre, bronze, comme si c’étaient ses mâchoires. Il n’avait qu’une idée: avancer. Avancer pour se libérer, avancer pour libérer les gens, avancer pour libérer l’art de la soumission, de la médiocrité, de la routine. Avancer au-dessus des obstacles contre tout et, quelquefois, contre tous. Parce que si, pour Gabriel Celaya, poète espagnol contemporain de Picasso et compagnon de route communiste, "la poésie est une arme chargée de futur", pour Picasso c’est l’art qui est une arme chargée de futur. Iconoclaste, insolent, engagé, Picasso est un artiste universel réunissant en lui-même les caractéristiques profondes de la Méditerranée: le feu dans les convictions. La rage pour faire évoluer l'esprit comme son univers à lui. Jeu des extrêmes où se réunissent toutes les contradictions des hommes et des femmes libres, ou non. La lutte ancestrale entre l’homme et la bête, sa passion pour la corrida et le "Minotaure". Les passions, publiques et privées, sans mesure et exprimées dans la provocation et en même temps les relations glaciales avec certains de ses proches. Sang et feu, une Espagne toujours rêvée et revisitée à partir d’un exil impossible à surmonter à cause d’un régime instauré dans le sang et le feu. Pendant la guerre, il a tenu bon, en peignant. Il a traversé le temps de l’occupation sans rien changer à ses habitudes, recevant même des allemands dans son atelier quand il ne pouvait faire autrement, tout en confortant ses amitiés avec certains qui s’impliquaient dans la Résistance. Il n’a pas abandonné la peinture pour la clandestinité, mais il ne s’est aucunement compromis et, dans Paris libéré, il apparaît comme le triomphe de l’art moderne sur la barbarie. Il est fêté, couronné d’une gloire qu’il n’a pas recherchée, visité comme un monument historique. Ernest Hemingway, écrivain-soldat, sort du Ritz où il a ses quartiers pour venir le saluer et, ne le trouvant pas, lui laisse en cadeau une caisse de grenades. Le photographe Robert Capa, rescapé du débarquement, le photographie et bien d’autres G.I.s tentent leur chance auprès de Sabartès pour l’approcher. Des amis sortent de l’ombre dans laquelle ils s’étaient cachés, auréolés du prestige d’un autre courage, tel Paul Éluard, plus fraternel encore et avec une seule idée en tête: entraîner Picasso au Parti communiste, où lui-même a rejoint Louis Aragon. D’autres aimeraient au contraire qu’un peu d’ombre leur permette de faire oublier qu’ils n’ont pas été exemplaires. Des jeunes filles viennent à lui, qui ne demandent qu’à se laisser séduire. Une grande part de mythe fige finalement les choses et cache l’essentiel: une œuvre foisonnante, riche, insaisissable, à savourer toujours dans le présent, à l’instar de son processus créatif inscrit dans l’immédiateté du réel que Picasso désire dévorer à pleines dents: "Je n’en peux plus de ce miracle" disait-il "qui est de ne rien savoir dans ce monde que d’aimer les choses et les manger vivantes. Au fond, je suis un poète qui a mal tourné".    Bibliographie et références:   - Anne Baldassari , "Picasso surréaliste" - Brassaï, "Conversations avec Picasso" - Pierre Cabanne, "Le siècle de Picasso" - Sophie Chauveau, "Picasso, le minotaure" - Jean Clair, "Picasso, sous le soleil de Mithra" - Pierre Descargues, "Pablo Picasso" - Philippe Dagen, "Picasso, ou le génie brutal" - Pierre Daix, "La vie de peintre de Pablo Picasso" - Dominique Dupuis-Labbé, "Picasso érotique" - Françoise Gilot, "Vivre avec Picasso" - William Rubin, "Picasso et Braque" - Olivier Widmaeir, "Picasso portrait intime"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 16/01/24
"Si toute vie va inévitablement vers sa fin, nous devons durant la nôtre, la colorier avec nos couleurs d'amour et d'espoir. Ma chambre s'éclairait du bleu foncé, tombant de la fenêtre unique. La lumière venait de loin. De la colline, où se trouvait l'église. J'éprouve du plaisir à peindre une fois de plus cette église et cette petite colline sur mes tableaux. Je haïssais le travail de la retouche. Jamais je ne m'en suis tiré. Je ne voyais pas la nécessité de boucher ces points, rides et pattes, de rajeunir des figures toutes différentes, jamais vivantes. Quand je tombais sur le portrait d'une connaissance, je lui souriais. J'étais prêt à l'embellir, pour son bonheur, celle-là". De son véritable nom, Moïche Zakharovitch Chagalov en biélorusse, Marc Chagall (1887-1985) est souvent associé à une myriade de mouvements artistiques, d’un genre profondément post-impressionniste ou à des interprétations cubistes de fables. Regardant sa ville bien-aimée de Vitebsk s’écrouler sous les attaques antisémites, les œuvres fantaisistes de Chagall dépeignent avec nostalgie le mode de vie paysan. Bien qu’il soit une figure centrale de l’art moderniste, les peintures de Chagall rendent sans cesse hommage à la tradition et au passé.Très peu d’artistes ont réussi à exposer au Louvre de leur vivant. Georges Braque a été le premier avec son œuvre "Still lifewith harp and violin". Tandis que, Chagall, avec d’autres artistes, Salvador Dalí, Pablo Picasso ou bien Edgar Degas, ont commencé leur parcours artistique en copiant les œuvres des maîtres anciens au Louvre. Le peintre rencontre sa muse, sa femme et son amante, Bella Rosenfeld, en 1909 et l’épouse peu de temps après. Le couple partageait ensemble une vision unique du monde, et lorsqu’elle rencontra Chagall pour la première fois, Bella décrivit romantiquement les yeux de l’artiste comme étant si bleus qu’ils étaient "comme s’ils étaient tombés tout droit du ciel". Bella apparaît dans de très nombreuses peintures de Chagall, et il la dépeint souvent flottant dans les airs, défiant alors la gravité avec son amour. "La terre qui a nourri les racines de mon art était Vitebsk". Il cherchait à capturer l’essence même de la vie paysanne et l’âme de sa maison, affirmant que sa ville avait une présence fantasque et qu’elle existait principalement dans son âme et ses rêves. Vaches, granges, poulets, chevaux, femmes qui travaillent et dansent le violon remplissent ses œuvres, capturant l’esprit de la vie paysanne. Avec trois récriminations à côté de son nom en raison de son statut de juif, d’artiste et d’émigré, Chagall a été dépouillé de son identité. Son style artistique allait à l’encontre du réalisme socialiste qui a formé l’art soviétique, et on se moquait souvent de lui pour sa préférence pour le style de vie français. Les œuvres de Chagall ont même été interdites dans les musées, les livres et les espaces publics. Non seulement en raison de leur style peu conventionnel, mais aussi de leur représentation de la culture juive. Il a peint le plafond de l’Opéra Garnier à Paris. D’une superficie de plus de deux cents mètres carrés, la peinture de Chagall est l'hommage aux quatorze compositeurs d’opéra importants et à leurs œuvres, et il l’a achevé à l’âge de soixante-dix-sept ans. Malgré cette tâche colossale, l'artiste a refusé d’être payé pour son travail. "C'est toute une vie qui s'identifie à mon travail". L'artiste connaît une longue et prolifique carrière en Europe de l'Ouest et aux États-Unis. Il réalise tableaux, dessins, estampes, sculptures et céramiques, conçoit des costumes et des mises en scène pour le théâtre et le ballet, et peint des décors. Vers la fin de sa vie, il est un grand artiste en vitraux. Son influence est particulièrement forte dans le Paris des années 1920 et 1930. Chagall reçoit une éducation juive traditionnelle avant de fréquenter l'école secondaire russe. Il étudie l'art auprès de Yehuda Pen et de Nicholas Roerich, puis s'inscrit à l'école Zvantseva de Léon Bakst et de Mstislav Dobuzhinsky. À compter de 1910, Chagall vit principalement en France, sauf durant son exil en temps de guerre où il réside en Russie et aux États-Unis. Il finit sa vie à Saint-Paul-de-Vence, dans les Alpes-Maritimes, célèbre dans le monde entier.   "L’essentiel c’est l’art, la peinture, une peinture différente de celle que tout le monde fait. Mais laquelle ? Dieu, ou je ne sais plus qui, me donnera-t-il la force de pouvoir souffler dans mes toiles mon soupir, soupir de la prière et de la tristesse, la prière du salut, de la renaissance ?  Si mon art n’a joué absolument aucun rôle dans la vie des miens, par contre, leur vie et leurs activités ont trouvé une place très significative dans mon art. J'ai souvent affirmé que je n'étais pas un artiste, mais une sorte de vache. Cela ne fait aucune différence. J'ai eu l'idée sotte de coller l'image d'une vache sur ma carte de visite". L’artiste a connu le régime tsariste, la révolution communiste, la première guerre mondiale, l’horreur du nazisme, l’exode de 1940, la seconde guerre mondiale, la pacification de la guerre froide et l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev. Son œuvre, elle, a frôlé la modernité, le primitivisme, le cubisme et le surréalisme. Mais sa créativité a toujours su suivre sa destinée malgré les événements externes. Les bouleversements politiques et esthétiques donnent à ses œuvres ce magnétisme chagallien indéfiniment lié à sa force d’inspiration. Juif biélorusse du XXème siècle, Chagall devait voir sa vie bouleversée par les occurrences politiques. Tantôt refugié, tantôt exilé, tantôt refusé, l’artiste a vécu à Paris, Moscou, New York, laissant ses émotions s’exprimer dans ses créations et son style suivre ses pulsions. Bien que Chagall demeure à ce jour un des seuls peintres "inclassables", sa touche créatrice et son langage artistique le lient à toutes les facettes de l’avant-gardisme. Fauviste dans ses trois couleurs dominantes: le bleu, le vert et le rouge. Cubiste dans sa manière de travailler l’espace et les formes géométriques. Surréaliste dans ses images de "rêve", authentiques fruits de l’inconscient. Son art est toujours en évolution, liant et mélangeant tous les styles, réconciliant les différences des mouvements artistiques de son temps, sur l’espace d’une toile. Cette capacité de suivre à la fois toutes les tendances mais en même temps aucune réellement lui vaudront l’approbation et l’admiration de Guillaume Apollinaire qui a dit de lui: "artiste extrêmement varié, capable de peintures monumentales et embrassé par aucun système", un artiste "surnaturel" en somme. Dans ses mains, toutes les différences artistiques se concilient pour envoyer sur la toile les "messages" de la vie de Chagall. L’artiste est ainsi empreint d’une spiritualité profonde et utilise le support artistique pour dévoiler ses états d’âme. Malgré le contexte de la pensée moderniste de l’art du XXème qui valorisait avant tout la dimension subjective de l’artiste et demandait à ce dernier de s’effacer peu à peu du tableau, la place que Chagall s’auto-attribue dans ses œuvres reste fondamentale.   "Si je crée avec mon cœur, à peu près tout fonctionne. Si c'est avec ma tête, c'est presque rien. J'avais envie de les faire transporter sur mes toiles, pour les mettre en sûreté. C'est ma conception de l'art". Il puise l'inspiration dans ses peurs, ses frustrations, sa nostalgie pour son pays natal, son amour pour Bella, son exil. Il raconte son vécu, l’histoire du siècle qui l’a vu naître et le verra mourir. Finalement, la peinture n’est qu’un support pour faire ressortir son humanisme, partager ses souvenirs immatériels et rendre palpables ses émotions. Les couleurs ne sont ainsi qu’un moyen pour externaliser le contraste de sa vie. La dissolution de la perspective et la primitivité des formes ne sont que des portes d’entrée dans le monde chagallien. Pour qu’une œuvre existe pour l’artiste, au sens qu’il donne à ce mot, elle doit transmettre une part de son autobiographie. Les touches sont des mots d’un vocabulaire artistique et d’une symbolique très personnelle. l’œuvre de Chagall peut se lire comme une vaste autobiographie. Il a par même écrit un dictionnaire Chagall, pour explorer le "réseau de symboles"qui construit les tableaux et qui donne une explication à son imaginaire. La présence de l’Église, par exemple, rattache Chagall à son pays natal et à la fascination d’un gamin juif pour les inaccessibles églises orthodoxes. Il a d’ailleurs écrit dans son autobiographie "Ma vie": "J’éprouve toujours du plaisir à peindre une fois de plus cette église sur mes tableaux". Le couple est également un symbole récurrent dans l’œuvre de Chagall. Toujours le même, toujours uni, toujours Bella et Marc. Tout comme les paysages d’Aix-en-Provence où les pommes sont pour Cézanne le passage obligé pour que se développe son art, le couple est la figure fondamentale qui permet à la peinture de Chagall d’exister. La figuration et la dimension narrative du peintre sont les objectifs de sa création artistique. Les traces autobiographiques tout au long de ses œuvres font découvrir à la fois les émotions personnelles de l’artiste et les traumatismes du siècle qu’il a traversé. C’est sûrement là le secret du magnétisme chagallien. Chagall, dont les parents sont illettrés, est l’aîné d’une famille de neuf enfants. Son père travaille dans un dépôt de harengs, tandis que sa mère tient un modeste commerce d’épicerie. Son œuvre est illuminée par les images de son enfance heureuse, passée dans la petite ville de Vitebsk, en Russie. D’origine juive, il menait dans le ghetto une existence relativement libre, au sein d’une famille de condition modeste, qui toutefois ne connaissait pas la pauvreté. C’est un univers de chaleur et de foi, univers baigné par la tradition hassidique, courant mystique d’Europe centrale selon lequel l’omniprésence du Dieu caché se révèle dans les merveilles du monde.   "Je suis bien à l'aise avec vous tous. Mais avez vous entendu parler des traditions, d'Aix, du peintre à l'oreille coupée, de cubes, de carrés, de Paris ? Je l'avoue, je ne pourrais pas affirmer que Paris m'attirait et savais qu'il fallait partir enfin". Les séjours passés à la campagne, chez son grand-père, ont marqué l'imaginaire. Son œuvre témoigne de la fascination qu’exerçaient sur l’enfant les animaux de la ferme. À Vitebsk, le jeune Chagall entre dans l’atelier de Pen, pour y étudier le dessin et la peinture. Déjà, il puise son inspiration dans la vie familiale et l’observation du quotidien ("La Femme à lacorbeille",1906; "Mariaska",1907; "Le Mariage",1909). Mais peu satisfait de l’enseignement qu’il reçoit, il part étudier à Saint-Pétersbourg. Étant juif, il doit obtenir un permis de séjour, et pour cela trouver un emploi. Par chance, il rencontre l’avocat Goldberg, d’origine juive qui le prend chez lui comme prétendu domestique, lui laissant tout loisir de suivre le cours de peinture de Nicolas Roerich, puis de Léon Bakst, comme lui d’origine juive. Auprès de ce dernier, décorateur des ballets russes fondés par Serge de Diaghilev, il trouve plus de liberté et affirme sa vision de coloriste. La revue "Zoltoe Runo" ("La Toison d’Or") lui fait connaître les peintres novateurs de Paris (Cézanne, Van Gogh, Lautrec, Matisse) . À travers leur exemple, Chagall découvre ainsi le pouvoir expressif de la couleur ("Le Nu Rouge",1908; "Le Mort",1908). En 1910, un mécène, Vinaver, lui offre une bourse pour séjourner à Paris. Chagall s’y rend l’année suivante, et trouve un atelier à "La Ruche", où résident la plupart des futurs maîtres de l’école de Paris. Il y rencontre aussi Guillaume Apollinaire, dont il écrira avec humour qu’il portait "son ventre tel un recueil d’œuvres complètes". Apollinaire reconnaît d’emblée le talent du jeune peintre. Chagall est aussi l’ami du poète Blaise Cendrars qui lui consacre en 1913 son "Quatrième poème élastique" et titre les tableaux de cette période. Il vivra avec Fernand Léger, Chaïm Soutine, Amadeo Modigliani. À Paris, Chagall découvre la peinture de Cézanne, les nouvelles recherches des peintres cubistes. Il retient certains principes de leur construction rigoureuse, sans renoncer pour autant à son imaginaire ("À la Russie, aux ânes et aux autres",1912; "Moi et le Village", 1913). En 1914, à la fin de son premier séjour à Paris, il envoie à Berlin à la Galerie Der Sturm, qui réalise sa première exposition, tout un ensemble de peintures et de dessins. Chagall, qui avait regagné Vitebsk pour y épouser Bella Rosenfeld, se voit contraint de rester en Russie à cause de la guerre. Accusés d’espionner pour le compte de l’Allemagne, les juifs sont chassés des régions frontalières, et Vitebsk accueille bientôt un flot important de réfugiés. "Pourim" (1916), "Cimetière juif" (1917), "La fête des tabernacles" (1915), témoignent du nouvel intérêt de Chagall pour les coutumes et traditions de son peuple. En retrouvant ainsi le monde de son enfance, il revient à une sorte de réalisme, "La Maison grise" (1917), "La Mère" (1914). Plus tard, l'artiste sera marqué par son exil.    "De Bach et de Mozart, j'entends leur souffle qui sonne, moi-même je deviens un son. Comme sur la palette du peintre, il n’y a dans notre vie qu’une seule couleur qui donne un sens à la vie et à l’art, la couleur de l’amour". Le XXème siècle a, pour une large part, refoulé l’allégorie et le narratif dans les œuvres d’art. Et c’est parce que Chagall a su s’affranchir des règles et des codes, voire des diktats, de la pensée moderniste tout en s’en nourrissant, qu’il a ainsi pu rester figuratif et témoigner de son temps. Il emprunte alors aux mouvements d’avant-garde, cubisme, surréalisme, quelques-unes de leurs formes, semble parfois s’en rapprocher, mais demeure toujours indépendant. Le parallèle entre les images de guerre et les images de paix révèle la complexité d’une œuvre ne se réduisant pas à un genre donné, mais intègre les événements, les situations et les émotions de l’artiste. Ainsi, selon les circonstances, Chagall visite et revisite ainsi certains thèmes, les enrichissant à chaque fois d’une dimension personnelle: sa ville natale de Vitebsk, les traditions juives de son enfance, les épisodes bibliques dont la crucifixion, ainsi que le couple et la famille. Chagall a passé trois années à Paris où il s’est nourri, sans y adhérer, des recherches d’avant-garde des artistes cubistes et futuristes, s’est lié d’amitié avec Apollinaire, Cendrars et Delaunay. Son identité artistique se construit par une articulation entre cette modernité et ses racines juives et russes. En 1914, Chagall se rend au vernissage de sa première exposition à Berlin et poursuit son voyage vers la Russie pour y retrouver sa famille et sa fiancée, Bella Rosenfeld. La déclaration de guerre l’oblige à y rester huit longues années. Chagall épouse Bella en 1915 et leur fille Ida naît le printemps suivant. Il crée une série de peintures représentant son environnement proche et l’intimité avec Bella: "C’est comme si elle me connaissait depuis longtemps, comme si elle savait tout de mon enfance, de mon présent, de mon avenir, comme si elle veillait sur moi. Je sentis que c’était elle ma femme. Je suis entré dans une maison nouvelle, j’en suis inséparable". À Vitebsk, qui est une ville-garnison, Chagall assiste aux mouvements des troupes et des populations chassées des lignes de front en 1914. Mobilisé au milieu de l’année 1915, il échappe aux combats en travaillant alors dans un service d’intendance à Saint-Pétersbourg. Son engagement politique à combattre les inégalités sociales et les différences de traitement entre les religions est sensible. Il rend compte ainsi des ravages désastreux de la guerre et en livre une chronique vivante à travers notamment une série de dessins expressifs.    "Mes chers, vous voyez, je suis revenu vers vous. Je suis triste ici. La seule chose que je désire, c'est faire des tableaux et encore quelque chose. Ni la Russie impériale, ni la Russie des soviets n'ont besoin de moi". Les évolutions artistiques majeures n’ont pas lieu dans l’agitation d’une capitale, mais dans une petite ville reculée de province, aussi pittoresque que paisible: Vitebsk. Située au nord-est de la Biélorussie actuelle, elle ne dénote pas particulièrement dans le paysage de l’art, elle n’est pas non plus connue pour sa faune artistique, mais devient ainsi dès 1918 l’un des centres névralgiques des avant-gardes européennes. Pourquoi ? En 1918, les bolchéviques se sont emparés du pouvoir et plongent le pays dans un état de guerre civile. Il souffle alors en Russie le vent torride de la contestation populaire. Tout affairés qu’ils sont à mater l’armée tsariste, les révolutionnaires donnent à de nombreux artistes des responsabilités clés dans le champ de la culture. Une première. C’est dans ce contexte que Chagall est nommé commissaire des beaux arts de Vitebsk, sa ville natale. L’artiste juif est alors tout auréolé d’un succès rencontré lors de son passage bref à Paris. Pris dans l’élan de la révolution, ravi de son statut enfin acquis de citoyen russe, il souhaite célébrer les idées socialistes qui affleurent dans le pays en fondant une école d’art nouvelle génération. Désireux de balayer d’un revers de main les vieilles idées du passé, il ne défend pas dogmatiquement une ligne esthétique qui incarnerait ainsi à elle seule la révolution, mais sait une chose essentielle. Il faut enseigner l’art autrement et ce quoi qu’en pense la population locale, celle-ci restant un peu penaude face à ses propositions à la fois politiques et picturales. "L’École populaire d’art" est ainsi inaugurée en 1918 et elle est ouverte à tous, sans restriction d’âge et gratuite pour ceux qui n’en ont pas les moyens. Mutée en véritable laboratoire pointu des formes artistiques, accueillant notamment le chantre du suprématisme Kasimir Malevitch, l’école est un peu passée à la trappe de l’histoire, en France en tout cas. Sa courte durée d’activité ayant probablement empêché sa juste appréciation. On retient surtout alors, la mythique école allemande du Bauhaus qui naîtra un an plus tard en juin 1919.   "Voici la mansarde d'Apollinaire, Zeus doux. En vers, en chiffres, en syllabes courantes, il traçait pour nous un chemin. Il sortait de sa chambre d'angle, souriait peu farouchement et ses yeux doux et mystérieux chantaient la volupté". L’école de Vitebsk réunit sous le même toit pendant quatre ans des styles absolument contradictoires, faisant d’elle un lieu hors-norme d’émulation intellectuelle et artistique. Et un lieu de tensions. Malevitch poussera peu à peu vers la porte son fondateur Chagall. Charismatique et pédagogue, le théoricien vampirise autour de lui les étudiants et prend sous son joug le troisième pilier de l’école, El Lissitski. Ce dernier, d’ailleurs peu connu, signe des œuvres surprenantes dépliant sur la toile des architectures en perspective isométrique. À la différence de l’approche individualiste de Chagall, celle de Malevich considère l’art comme une expérience collective dont l’objectif est d’inventer une nouvelle réalité sur la toile mais aussi de la traverser pour partir à la conquête des espaces urbains. Naît alors à Vitebsk, Ounovis, un mouvement initié par Malevitch. Ses membres portent blason sur le bras, un carré noir sur fond blanc, en signe de reconnaissance.Ils imaginent des décors de théâtre, peignent des trams, recouvrent la ville de leurs occurrences géométriques. À Vitebsk, les artistes veulent révolutionner l’art, comme les bolchéviques ont su révolutionné la politique et le pays. L'idole de Chagall en Russie était le peintre symboliste Mikhaïl Vroubel. Dans son autobiographie, il s'appelle lui-même "disciple de Vroubel". Une continuité de nature stylistique est très difficile à tracer entre les deux artistes, mais Chagall n'en est pas moins l'héritier d'une puissante tradition mythologique créé par Vroubel. L'art de Vroubel puis celui de Chagall procèdent tous deux à la transformation totale du monde visible, les objets sont encadrés dans des supports matériels aux significations spirituelles infinies. Des détails insignifiants participent chez les deux artistes à la grande dynamique d'un monde en mutation. Dès 1914 apparaît également la figure du "Juif errant": un baluchon sur l’épaule, il peut être l’illustration littérale d’une expression yiddish, "Luftmensch", l’homme de l’air, désignant l’homme pauvre, vagabondant de ville en ville. Il symbolise l’espoir et la conscience d'un monde menacé, que Chagall sera alors bientôt appelé à quitter.   "Dieu, toi qui te dissimules dans les nuages, ou derrière la maison du cordonnier, fais que se révèle mon âme, âme douloureuse de gamin bégayant, révèle moi mon chemin. Je ne voudrais pas être pareil à tous les autres. Je veux voir un monde nouveau". L'artiste retourne en 1922 à Berlin puis à Paris. Ses œuvres sont connues aux États-Unis où des expositions sont organisées. En 1923, Chagall fait la connaissance d'Ambroise Vollard, marchand et éditeur de livres qui, ensuite, lui commande trente gouaches et cent eaux-fortes illustrant les "Fables de La Fontaine" (1925), cent dix-huit eaux-fortes pour "Les Âmes mortes", de Nicolas Gogol (1926) mais aussi, et surtout, des illustrations pour la Bible (1930).Entre 1927 et 1929, Marc Chagall s'installe alors au mas Lloret, à Céret, dans le département des Pyrénées-Orientales. L’illustration de la Bible permet à Chagall de s’inscrire dans la très longue tradition des représentations bibliques, à la fois occidentale et orientale. Avant d'entreprendre ce projet, il ressent la nécessité d'approcher la terre mythique de ses ancêtres et part pour la Palestine en 1931. L’expérience est alors bouleversante, tant sur le plan plastique que sur le plan spirituel. "En Orient, dit-il, j’ai trouvé la Bible et une part de moi-même". Ainsi, dans les quarante gouaches sur la Bible, préparatoires aux eaux-fortes, le choix des sujets montre à la fois une parfaite connaissance du texte biblique et une grande liberté à l’égard de la tradition. Chagall puise dans ses souvenirs, ceux de Vitebsk et ceux plus récents de son voyage en Palestine, pour créer ses figures de prophètes et de patriarches à visage humain. Il condense chaque récit en une image réduite à ses protagonistes principaux, qui annonce ainsi par sa puissance évocatrice la monumentalité des grandes compositions bibliques ultérieures. On ne peut le réduire au rôle de peintre, interprète de la tradition juive prédominante, dans sa ville natale, le hassidisme. Il sort de cet univers culturel, pour faire de "la peinture tout court". Au début des années 1930, il voyage beaucoup avec sa famille. En juillet 1937, il prend la nationalité française pour fuir l'antisémitisme de l'Europe centrale. C'est cette année-là qu'il fait la connaissance du peintre hongrois Imre Ámos à Paris, qui s'est ensuite inspiré de son style dans certaines de ses peintures. À la fin du printemps 1941, Chagall est arrêté et doit son salut au journaliste américain Varian Fry, qui lui permet de rejoindre les États-Unis. Il vit alors en exil à New York, comme de nombreux intellectuels français. La guerre et les persécutions inspirent à l’artiste des scènes douloureuses comme les crucifixions ("Obsession" 1943), ("Crucifixion blanche" 1943), et des scènes villageoises qui, éclairées par les incendies tout proches, semblent autant de pogroms. Après Picasso, c'est au tour de Marc Chagall de peindre la souffrance des communautés juives d’Europe centrale. Autour de la croix, des scènes de violence et de panique: synagogue en flammes, lamentation des anciens, mais aussi une troupe de révolutionnaires rouges et un homme vêtu de l’uniforme nazi. Dans ces deux œuvres, la symbolique de la Passion est appliquée aux troubles du temps, à la folie meurtrière des hommes. Il innove radicalement. Il ose peindre un Jésus rendu à sa judaïté, dans une représentation de la crucifixion qui associe toutes les souffrances du judaïsme européen à l’agonie du Christ en croix.   "Tant d'années se sont écoulées depuis qu'elle est morte. Où es tu, maintenant, petite mère ? Et toi, petit père ? Au ciel, sur la terre ?" À New York, le peintre découvre la lithographie en couleurs, il réalise à nouveau des décors et des costumes de scène, pour le ballet "Aleko" d’après un argument de Pouchkine, et pour "L’Oiseau de feu", sur une musique de Stravinsky. Sa femme, Bella, meurt en 1944. Cet événement marque le choix de ses sujets à cette époque. Pendant quatre mois, il cessera de peindre. Il rencontre en 1945 Virginia Haggard, mariée à John McNeil dont elle n'est pas divorcée. Marc et Virginia ont un fils en 1946, le futur chanteur et auteur-compositeur David McNeil, lequel porte le nom du mari de sa mère. Il a raconté ses souvenirs d'enfance avec son père dans "Quelques pas dans les pas d’un ange". Une première rétrospective de son œuvre en 1947, au musée national d’art moderne, donne à Chagall l’occasion de revenir à Paris. Il s’installe désormais en France, résidant d’abord à Orgeval, puis en Provence à Vence et enfin à Saint-Paul, sur la Côte d'Azur où il aide Frans Krajcberg à partir pour le Brésil. Il rompt alors avec Virginia et se remarie en 1952 avec Valentina Brodsky (1905-1993) dite Vava. Maeght vend ses œuvres à travers le monde entier et ses techniques se diversifient: gravures, mosaïques, vitraux. Il continue alors de peindre des décors, conçoit des costumes pour l'opéra, notamment "La Flûte enchantée". En juin 1970, il représente une grive et une mère offrant du raisin à un enfant pour l'étiquette du célèbre vin bordelais "Château Mouton Rothschild". Il aborde la céramique et la sculpture. L’œuvre prend une ampleur exceptionnelle. Ce sont les grandes suites lithographiées dans l’atelier parisien de Mourlot qui illustrent "Daphnis et Chloé" (1959-1961) "The story of the Exodus" (1966), "Le Cirque" (1962-1966), dont il écrit lui-même le texte, "L’Odyssée" (1974-1975). À partir de 1956, son art prend une dimension monumentale. L’artiste découvre le vitrail et la mosaïque. Il trouve dans ces techniques le mode d’expression privilégié de son inspiration biblique que mettent en œuvre les maîtres verriers Charles Marq et Brigitte Simon à l'église d’Assy, aux cathédrales de Metz et de Reims, et à la synagogue de Jérusalem. Sur le thème d’Ulysse, il réalise pour l’université de Nice une mosaïque de onze mètres de long qui est inaugurée en 1969, précédant l’ouverture du "Message Biblique" en 1973 qui le consacre définitivement comme l'un des plus grands peintres de son temps. Il s'éteint à Saint-Paul-de-Vence le premier avril 1985, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept-ans ans, célèbre et reconnu dans le monde entier. L’artiste, surnommé alors"l’ange-peintre" repose dans le cimetière du village baigné par la lumière méditerranéenne qu’il a tant aimé.   Bibliographie et références:   - Marc Chagall, "Mon univers, autobiographie" - Marc Chagall, Ma vie et mon œuvre" - Denise Bourdet, "Marc Chagall" - Franz Meyer, "Marc Chagall" - Alexandre Kamenski, "Chagall, période russe" - Daniel Marchesseau, "Chagall, ivre d'images" - Didier Ottinger, "Le monde renversé de Chagall" - David McNeil, "Quelques pas dans les pas d’un ange" - Bill Wyman, "Wyman shoots Chagall" - V. A. Shishanov, "La vie de Marc Chagall" - Jackie Wullschläger, "École artistique de Vitebsk"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 27/12/23
"Un artiste est un explorateur. Nul n’est artiste du premier coup. L’œuvre d’art que je ne fais pas, personne ne le fera. Un conseil, ne copiez pas trop d’après nature. L’art est une abstraction. Tirez-la de la nature en rêvant devant et ne pensez plus à la création qu’au résultat. Le laid peut être beau, le joli, jamais. Le public veut comprendre et apprendre en un seul jour, une minute, ce que l'artiste a mis des années à comprendre". Voyageur infatigable, peintre itinérant et solitaire, Paul Gauguin (1848-1903) a peint la Bretagne et la Polynésie comme personne avant lui. Sûr de sa force et de son talent, celui qui abandonna tout pour devenir artiste ne connut jamais le succès de son vivant. Il est aujourd’hui l’un des peintres les plus chers au monde. Y croirait-il lui même ? Paul Gauguin naît à Paris en 1848. En 1851, son père fuit le coup d’État de Napoléon III et l’emmène au Pérou, où il passe quatre ans. Revenu en France, Gauguin s’engage dans la marine marchande, puis militaire. Il mène la vie de mousse pendant six ans et participe à la guerre de 1870. En rentrant à Paris, il s’établit comme agent de change à la Bourse. Gauguin s’enrichit rapidement. Il mène une vie de parfait bourgeois parisien et collectionne les impressionnistes. Il se met au dessin en dilettante et commence alors à fréquenter Pissarro. Ses premières toiles sont assez banales ("Les Maraîchers de Vaugirard", 1879) mais elles laissent déjà transparaître une perspective recourbée qui fera la renommée de ses chefs-d’œuvre. Il peint le portrait de ses proches dans le même esprit ("Clovis endormi", 1884). De plus en plus absorbé par la peinture, Gauguin s’ennuie de sa vie policée, et entre dans une crise de la quarantaine sans retour. À trente-huit ans, il quitte femmes et enfants pour se consacrer à l’art. Du jour au lendemain, le peintre se retrouve sans revenu, et se sépare alors de sa collection pour survivre. Sur les conseils d’un ami, il quitte Paris pour s’installer en Bretagne, à Pont-Aven. "Un trou pas trop cher", comme il le dira lui-même, où vivent déjà de nombreux artistes. Gauguin s’émerveille de la lumière et des paysages du bord de mer, d’où jaillissent le jaune, le vermillon et le bleu scintillant. Sa peinture devient brute, à l’image de son environnement. En observant Émile Bernard peignant "Bretonnes dans la prairie verte" (1888), lui vient une révélation. Il peint aussitôt "Vision après le sermon" (1888) et représente la vie de la population locale dans de nombreuses toiles ("Bretonnes dansant", 1888). Le périple breton se coupe de fuites chroniques en Martinique ou à Arles, où il cohabite orageusement avec van Gogh. En 1891, Gauguin effectue son premier séjour en Polynésie. Cédant alors au mythe de Rousseau, il espère retrouver la condition première de l’homme, loin de la civilisation. Il fait l’expérience des tristes tropiques bien avant l’heure. Jusqu’où l’artiste poussera-t-il ainsi sa quête de pureté ? Sous leur aspect idyllique, les grandes toiles paradisiaques cachent une réalité crue. À Tahiti, Gauguin trouve alors sa muse en la personne de Teha’amana, âgée de treize ans. Le peintre en a quarante-trois. Le talent ne s’embarrasse pas de considérations morales. Tout s’adoucit sous les tropiques, et l’artiste développe autour de lui un harem d’adolescentes qu’il pare bientôt des atours de l'érotisme. Une sensualité pour les enfants qu’il représentera dans de nombreux tableaux ("Merahi metua no Tehamana", 1893). Gauguin recompose ainsi un Éden originel alors bien éloigné de la réalité de la colonisation. Il construit des cabanons, grave des bas-reliefs en bois, renoue avec la "vie sauvage" qu’il décrit dans un journal, "Noa Noa". Qu’importe si tout n’est que pur fantasme. En 1893, le peintre rentre à Paris. Il organise une exposition chez Durand-Ruel, mais le succès reste mitigé. Même pour quelques centaines de francs, ses tableaux restent invendus. Il finit par les brader pour repartir dans les îles. Rentré aux Marquises, il reprend ses habitudes et aménage dans la "Maison du Jouir". En 1897, il réalise l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre, "D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?" Malade, Gauguin décède à Atuona en 1903, âgé de cinquante-quatre ans.   "Un grand artiste, c’est un grand homme dans un grand enfant. L’art n’a pas de limite et aucun artiste ne possède la perfection. Un artiste sans inspiration est comme un navire sans gouvernail ni pilote, qui ne sait où se trouve le port. Copier la nature, qu'est-ce que cela veut dire ? Suivre les maîtres ! Mais pourquoi donc les suivre ? Ils ne sont des maîtres que parce qu'ils n'ont suivi personne. J’aime la Bretagne, j’y trouve le sauvage, le primitif. Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j’entends le son sourd, mat et puissant que je cherche en peinture". Paul Gauguin nait à Paris, le sept juin 1848, son père collaborait au "National", d'Armand Marrast, avec Thiers et Degouve de Nuncques. Sa mère, Aline Chazal était la fille de Flora Tristan et la petite fille de Thérèse Laisnay et Mariano de Tristán y Moscoso, un militaire membre d'une famille de propriétaires terriens nobles espagnols du Pérou. Le peintre a d'ailleurs passé sa plus jeune enfance à Lima, où son père, mort en 1851 durant le voyage depuis la France, au large de Punta Arenas et enterré à Puerto del Hambre, venait fuir le régime politique de Napoléon III, auteur d'un coup d'État qui conforta son pouvoir. Le jeune enfant ne retourna en France qu’à l’âge de sept ans avec sa mère et sa sœur. Un exil péruvien qui développa probablement le goût du voyage et de l’exotisme chez Gauguin. De retour en France, le jeune Paul fit ses études dans le Loiret, fréquentant notamment le petit séminaire ou le lycée Pothier par lequel différentes personnalités d’hier et d’aujourd’hui sont également passées, comme l’essayiste Charles Péguy, l’avocat Jean Zay ou bien encore le compositeur Philippe Fénelon. Ce retour en terre natale fut un dépaysement pour Gauguin qui, pendant six ans, avait évolué selon la vie péruvienne. D’ailleurs, il parlait mal le français et une partie de lui était restée là-bas. Après son échec au concours d'entrée à l’École navale, il revient à Orléans, et s'inscrit, durant l'année scolaire 1864-1865 au lycée impérial de la rue Jeanne-d'Arc, futur lycée Pothier. À seize ans, Paul Gauguin s’engagea dans la marine marchande. La situation financière de la famille n’était plus la même depuis le décès du père. En retrouvant alors le continent de son enfance, le jeune matelot fut heureux. Il se rendit sur la tombe de son père, enterré à Puerto del Hambre (Chili), puis se dirigea vers le Panama, les îles polynésiennes. Il découvrit des mondes inconnus ou oubliés et profita de ces instants malgré un métier éreintant. Il occupa ses rares moments de repos par la contemplation et un peu de dessin. Mais il n’était pas encore touché véritablement par la fibre artistique, dessinant plus pour tuer le temps que par passion.Ces nouveaux paysages lui constituèrent une bibliothèque mentale d’images qui lui fut très précieuse par la suite.   "En désaccord avec son temps, c’est là ce qui donne à l’artiste sa raison d’être. Tout portrait qu‘on peint avec âme est un portrait, non du modèle, mais de l‘artiste. Le meilleur succès d'une œuvre c’est de faire du bien à son auteur. Voyez-vous j'ai beau comprendre la valeur des mots, abstrait et concret dans le dictionnaire, je ne les saisis pas en peinture. La vérité ne se dégage pas de la polémique, mais des œuvres qu'on a faites". Après ces quelques années dans la marine marchande, il effectue son service militaire dans la marine nationale. Il obtient le grade de lieutenant et embarque, en 1866, sur le trois-mâts "Chili", dont il est le second lieutenant puis sur la corvette Jérôme-Napoléon. Il participe à la guerre de 1870 et prend part à la capture de navires allemands. Après son retour à Toulon, le vingt-trois avril 1871, il quitte la marine. Il devient agent de change à la Bourse à Paris et connaît un certain succès dans ses affaires. Il partage alors une vie bourgeoise confortable avec son épouse danoise, Mette-Sophie Gad et leurs cinq enfants. Son tuteur, Gustave Arosa, homme d'affaires et amateur d'art, introduit Gauguin auprès des impressionnistes. En 1882, il abandonne son emploi de courtier en bourse qui est dans une phase de mauvaise conjoncture, avec la faillite de l'Union générale pour se consacrer alors à sa nouvelle passion, la peinture. De janvier à novembre 1884, il s'établit à Rouen, où Camille Pissarro, qui l'avait guidé dans son approche de l'impressionnisme, vit également. Pendant ces dix mois passés à Rouen, il réalise près de quarante tableaux, principalement des vues de la ville et de ses alentours. Cela ne suffit pas pour vivre, il part vivre avec sa femme et ses enfants dans la famille de celle-ci à Copenhague. Il abandonne la peinture pour devenir représentant en toile goudronnée. Mais il n'est pas doué pour ce travail, ses affaires vont mal et sa belle-famille lui reproche son mode de vie bohème. Il retourne donc à Paris en 1885 pour peindre à plein temps, laissant femme et enfants au Danemark, n'ayant pas les moyens d'assurer leur subsistance. Il est déchiré par cette situation. En mars 1885, Paul Gauguin commence à travailler la céramique et il s’associe avec Ernest Chaplet pour produire cinquante œuvres en céramique. Cette même année, il fréquente le café-restaurant "Au Tambourin", tenu par Agostina Segatori, une modèle italienne, au soixante boulevard de Clichy. En 1886, sur les conseils d'Armand Félix Marie Jobbé-Duval, il effectue un premier séjour à Pont-Aven en Bretagne, où il rencontre Émile Bernard, le tenant du cloisonnisme. De retour à Paris, il rencontre alors pour la première fois Vincent van Gogh, en novembre de la même année. En avril 1887, il s'embarque avec le peintre Charles Laval pour le Panama où ils vont travailler au percement du canal. Ils y rencontrent des conditions de vie particulièrement difficiles et décident de partir dès qu'ils auront réuni suffisamment d'argent pour la Martinique, que Gauguin avait découverte lors d'une escale. Sous l'influence du peintre Émile Bernard, novateur et très croyant, son style évolue. Gauguin devient plus naturel et plus synthétique. Il cherche ainsi son inspiration dans l'art exotique, les vitraux médiévaux et les estampes japonaises, pour peindre des œuvres modernes qui soient spirituellement chargées de sens. Cette année-là, il peint "La Vision après le sermon" aussi appelée "La Lutte de Jacob avec l'ange", œuvre qui influencera Pablo Picasso, Henri Matisse et Edvard Munch. Cette œuvre est pour l'artiste le moyen de représenter "une hallucination collective" en retournant à un certain primitivisme de l'art, en questionnant le thème du sauvage.   "L’artiste doit nécessairement aimer la vie et nous montrer alors qu’elle est belle. Sans lui, nous en douterions. Elle était peu jolie, en somme, selon les règles européennes de l’esthétique. Mais elle était belle. Tous ses trait soffraient en revanche, une harmonie très raphaélique dans la rencontre des courbes de son corps". Gauguin rejoint Vincent van Gogh qui l'a invité à venir à Arles, dans le sud de la France, grâce au frère de celui-ci, Théodorus. Il découvre les estampes japonaises à travers Vincent van Gogh, alors qu'ils passent ensemble deux mois à peindre. Ils peignent alors la série sur les "Alyscamps", des portraits, des paysages et des natures mortes. Les deux confrères sont très sensibles et connaissent des moments de dépression. Gauguin, comme Van Gogh, tentera de se suicider. Rapprochés par un intérêt commun pour la couleur, les deux peintres entrent en conflit personnel et artistique, qui culmine quand Gauguin peint Van Gogh peignant des tournesols, portrait dont Van Gogh dira: "C'est bien moi, mais devenu fou". Leur cohabitation tourne mal et se termine sur le fameux épisode de l'oreille coupée de Van Gogh, le vingt-trois décembre 1888. En 1891, ruiné, il habite un temps à Paris, à l'hôtel Delambre, au trente-cinq de la rue du même nom dans le quatorzième arrondissement. Inspiré par l'œuvre de Jacques-Antoine Moerenhout et grâce à une vente de ses œuvres dont le succès est assuré alors par deux articles enthousiastes d'Octave Mirbeau, il s'embarque pour la Polynésie et s'installe à Tahiti où il espère pouvoir fuir la civilisation occidentale et tout ce qui est artificiel et conventionnel. Il passe désormais toute sa vie dans ces régions tropicales, d'abord à Tahiti puis dans l'île de Hiva Oa dans l'archipel des Marquises. Il rentre en métropole une seule fois. La légende de Gauguin a façonné notre image de l’artiste moderne, figure antinomique de toute activité commerciale et a fortiori étrangère au fonctionnement du marché international. Or, il fut conscient très tôt de l’enjeu des expositions à l’étranger. On a beaucoup écrit sur son génie, sur son œuvre et ses écrits, sur sa vie de misère, ses rêves et ses espoirs, son innovation artistique radicale. On a décrit aussi, un peu moins, le mythe constitutif de sa gloire. Gauguin aurait incarné l’espérance d’un "Paradis perdu", à l’âge de la modernité rationaliste, ou encore le retour aux valeurs primitives, suivant l’appel d’une nature bafouée par la civilisation technicienne et marchande. On n’a quasiment pas analysé, cependant, le processus par lequel se constituèrent ce mythe et cette gloire, et par quels canaux sa réputation de génie put s’étoffer très tôt à l’échelle internationale. La face oubliée, ou occultée, d’un Gauguin véritable affairiste des arts, n’est pas séparable du peintre des Tropiques, celui qui avait choisi l’exil et la barbarie. La construction, par l'artiste et ses soutiens, de sa figure d’exilé, participait de la même stratégie que ses tentatives pour exporter ses toiles. Le génie fêté aujourd’hui n’aurait pas existé sans une intense activité d’exportation de son œuvre, qui fut alors au centre même de la construction de son image de marginal radical.   "Honneur à tous les artistes qui s‘avancent dans l‘arbitraire et laissent après eux la nécessité. Ils sont la vie. Sa bouche avait été modelée par un sculpteur qui parle toutes les langues de la pensée et du baiser, de la joie et de la souffrance. Et je lisais en elle la peur de l’inconnu, la mélancolie de l’amertume mêlée au plaisir, et ce don de la passivité qui cède apparemment et, somme toute, reste dominatrice". Dès son entrée dans le champ de l’art français, Gauguin tenta d’exposer ses toiles à l’étranger. Dix ans plus tard, sa réputation commençait à percer. Il avait su activer l’efficace réseau international, médiatique et littéraire des milieux symbolistes qui pouvaient voir en lui un homologue de leur situation dans le champ de la littérature. Puis le peintre misa immédiatement sur ces liens à l’étranger pour construire sa réputation de prophète incompris. Après sa mort, cette image fut à l’arrière-plan de sa consécration parisienne. Elle accompagna encore l’expansion de son art vers l’étranger, sur fond d’activité fébrile de marchands décidés à faire monter ses prix. Si Gauguin fut capable d’envisager très tôt sa carrière dans une perspective internationale, c’est probablement parce qu’il avait été sensibilisé, dès son enfance, aux pays étrangers. Ses parents, mariés depuis 1846, partirent avec leurs deux enfants, Marie et Paul, chercher fortune au Pérou. Revenu en France, Paul s’engagea en 1865 comme pilotin à bord d’un navire de commerce sur la ligne "Le Havre-Rio". En 1868, il se dirigeait vers Valparaiso. La mort de sa mère arrêta son voyage. Il s’engagea alors sur le "Jérôme-Napoléon", naviguant sur les côtes de Norvège et du Danemark, pour ne rentrer en France qu’en 1871. À cette date, il renonça à la marine, entra à Paris chez un agent de change, et se mit alors à la peinture. Le nouvel artiste commença à exposer dès 1876, Paris étant bien sûr le pôle de ses préoccupations. N’était-ce pas la capitale mondiale de l’art, où se créaient les réputations, la bourse des valeurs artistiques ? Il fut admis au Salon de 1876 mais se détourna vite de la voie officielle. Son cosmopolitisme refit surface, qui le porta vers le milieu d’avant-garde constitué dans le quartier des Batignolles depuis les années 1860. On y parlait, d’après la presse populaire, toutes les langues. On n’y peignait "pas français". Gauguin misa tout d’abord sur le réseau impressionniste soutenu par le marchand Paul Durand-Ruel. Son caractère difficile le brouilla avec le groupe rapidement, et il lui fallut trouver d’autres pistes de vente. Il choisit immédiatement l’étranger. Ses relations familiales lui fournissaient de bons atouts. Sa femme, Mette, était norvégienne, et son beau-frère de même nationalité, Fritz Thaulow, était peintre. Chez Thaulow, Gauguin entra en contact avec la colonie scandinave à Paris. Il espérait trouver des débouchés au Norvège. En 1884, il envisagea d’y transporter alors ses activités. Thaulow l’avait fait participer début janvier à une exposition à Christiania, (Oslo) où il avait envoyé huit toiles.   "Dans chaque enfant il y a un artiste. Le problème est de savoir comment rester un artiste en grandissant. Il me fallut revenir en France. Des devoirs impérieux de famille me rappelaient. Adieu, terre hospitalière, terre délicieuse, patrie de liberté et de beauté ! Je pars avec deux ans de plus, rajeuni de vingt ans, plus barbare aussi qu'à l'arrivée et pourtant plus instruit. Oui, les sauvages ont enseigné bien des choses, ces ignorants, de la science de vivre et de l'art d'être heureux". En décembre 1884, il rejoignit sa femme à Copenhague. Le séjour s’avéra malheureux. Ses peintures, exposées à la Société des Amis de l’Art grâce au peintre Kröyer, rencontré à Paris chez Thaulow, scandalisaient le public. D’où une violente dispute avec la famille de son épouse. En juin 1885, Gauguin se sépara de sa femme et s’en retourna à Paris. Que faire ? Gauguin se brouillait avec tout le monde. À son retour en France, l’artiste hésitait entre deux stratégies. Fallait-il miser sur ses propres forces ? Ou s’attacher au réseau impressionniste soutenu par des marchands d’implantation parisienne et internationale ? Gauguin opta pour les deux solutions à la fois. Du côté étranger, il continuait sa tentative pour se faire connaître au Danemark, utilisant encore sa femme comme médiateur pour exposer alors des tableaux à Copenhague. Un nouveau scandale ne le désarma pas. Il le retourna, au contraire, pour travailler à sa réputation de prophète incompris. "Il faut constater la malveillance, voilà tout et pour cela n’en pas faire un secret", écrivit-il à sa femme en décembre 1885. "Si tu peux même le faire constater par la presse, c’est de la publicité et un jour on verra quel est le bon côté". Ce genre d’attitude détachée n’était tenable que parce que Gauguin misait aussi, de l’autre côté, sur le marché parisien, où il commençait à mieux s’intégrer. Il s’était, en effet, réconcilié avec les impressionnistes. Réconciliation fragile. Le marchand Durand-Ruel n’estimait pas son travail suffisant pour le montrer en Amérique, encore moins pour organiser une exposition Gauguin à Paris. Quoi qu’il en pensât, Gauguin n’était pas une valeur d’exportation. Est-ce à dire que l’artiste n’était doué pour l’international que lorsqu’il côtoyait alors des milieux cosmopolites déconnectés du monde des affaires ? Parti vivre à crédit à Pont-Aven, il y fut accueilli à l’été 1886 par une population dont la variété réveillait ses instincts d’homme d’affaires. Mais alors les artistes de Pont-Aven pouvaient-ils faire plus pour Gauguin que lui ne faisait pour eux ? Dettes et hôtels à crédit, déménagements très fréquents, mévente, tous subissaient le même lot. Gauguin ne plaisait d’ailleurs pas à tous. C’est peut-être pour cette raison que Gauguin misa de nouveau sur le réseau impressionniste. Il avait participé ainsi à la huitième et dernière manifestation du groupe, en 1886. Degas le soutenait dans son opposition farouche à la théorie des nouveaux jeunes, les "pointillistes" menés par Seurat et Signac. Bonne occasion, d’après Gauguin, pour se faire remarquer par la prestigieuse galerie Goupil, qui s’intéressait depuis quelque temps aux toiles impressionnistes.    "S’il veut être alors en paix avec lui-même, un musicien doit faire de la musique, un peintre peindre, un poète écrire. Chaque jour se fait meilleur pour moi, je finis par comprendre la langue assez bien. Mes voisins, trois très proches et les autres nombreux de distance en distance, me regardent comme des leurs. Mes pieds, au contact perpétuel du caillou, se sont durcis, familiarisés au sol". Pourquoi Gauguin s’investit-il si énergiquement dans la vente de ses toiles à l’étranger ? La logique de l’avant-gardisme parisien excluait des ventes aux amateurs français. L’art de Gauguin déplaisait, certes mais encore il était impensable d’envisager de vendre à Paris, car vendre aurait impliqué un art commercial, des compromissions avec Mammon et un nécessaire renoncement aux options esthétiques radicales de l’avant-garde symboliste. À l’étranger en revanche, on pouvait faire ce qu’on voulait. Paris n’en saurait rien. Une vente à l’étranger n’apportait que des bénéfices. On pouvait proclamer chez soi son succès à l’étranger, succès que peu sauraient mesurer, tant étaient encore séparés les champs artistiques nationaux. Gauguin fut l’un des premiers artistes de l’avant-garde parisienne à exploiter systématiquement la logique du "nul n’est prophète en son pays". Il sut miser, mieux que les autres, sur les logiques de distinction propres au champ de l’art moderne. Un artiste était d’autant mieux consacré chez lui, qu’il avait su prouver qu’il était accueilli ailleurs. Gauguin fut ainsi un véritable professionnel de l’exil: envoi de ses toiles alors à l’étranger, exil de lui-même et de son art, référence incessante à un au-delà qui participa de manière essentielle à la construction de son mythe. L’exposition de Bruxelles fut pour Gauguin une occasion de se faire mieux connaître du milieu littéraire franco-belge, alors queles marchands refusaient de prendre ses toiles. La génération symboliste franco-belge était relativement unie. Lors du Salon des XX (1889), une conférence de Teodor de Wyzewa sur "Les origines de la littérature décadente (Verlaine, Laforgue, Mallarmé)" marqua cette alliance entre les milieux d’avant-garde bruxellois et la littérature française novatrice. À Paris, le Mercure de France était l’homologue de la revue L’Art moderne, plate-forme des XX à Bruxelles, et Maus y avait d’ailleurs ses entrées. Au "Mercure de France", Albert Aurier et Charles Morice s’étaient imposés comme les théoriciens du symbolisme littéraire. Gauguin devint pour eux le héros de la peinture symboliste. En 1890, de retour à Paris après un séjour en Bretagne, Gauguin fut alors sacré "chef des peintres symbolistes", de façon tout à fait paradoxale, par les jeunes écrivains et poètes, mais pas par les peintres.   "En tant qu’artiste, votre loyauté est envers votre art. Si ce n’est pas le cas, vous serez un artiste de second ordre. Aucun grand artiste ne voit les choses telles qu‘elles sont réellement. S‘il le faisait, il cesserait d‘être un artiste. Mon corps, presque constamment nu, ne souffre plus du soleil. La civilisation s’en va alors petit à petit de moi. Je commence à penser simplement, à n’avoir que peu de haine pour mon prochain, mieux, à l’aimer. J’ai toutes les jouissances de la vie libre, animale et humaine. J’échappe au factice, j’entre dans la nature". La peinture de Gauguin représentait alors, par son exotisme, son refus des sujets contemporains, ses aplats et ses couleurs assombries, une rupture typique, et visuellement identifiable, avec l’esthétique impressionniste. Gauguin pouvait donc incarner un pôle fédérateur de l’opposition à l’impressionnisme, tout comme à l’esthétique littéraire qui lui était systématiquement associée: le naturalisme. Si bien que même le romancier Octave Mirbeau, qui avait embrassé le naturalisme et se moquait bien à l’époque du symbolisme littéraire, put, dans sa rivalité avec Zola, prendre parti lui aussi pour Gauguin, sans contradiction avec ses propres choix esthétiques. Lui-même introduit auprès des avant-gardes littéraires belges, Mirbeau poursuivait la logique de son propre détour par l’étranger, puisqu’il n’obtenait pas la place qu’il briguait dans le champ littéraire français. En prenant Gauguin sous sa protection, il étendait ce détour au champ de la peinture, de manière similaire à la stratégie de Gauguin. Ainsi, de même que "Mirbeau et consorts", entendons la nébuleuse naturaliste du champ littéraire, étaient un pilier pour la nouvelle légende de Gauguin, de même Gauguin était lui aussi un pilier des stratégies des avant-gardes littéraires de l’époque. L’originalité de la réputation de Gauguin était de reposer nécessairement sur les épaules des autres. Champ étranger, champ littéraire, ou l’épouse de l’artiste, mais jamais Gauguin directement. Gauguin, lui, avait embrassé son rôle d’artiste éloigné dans toutes ses implications. C’était à Mette, revenue à Paris, de vendre les tableaux de Gauguin pendant qu’il était à Tahiti. Mais Gauguin pouvait-il tirer profit d’une carrière conduite par d’autres ? À son retour à Paris, en août 1893, son œuvre commençait à intéresser les marchands. Durand-Ruel organisa une exposition Gauguin. Le retour de l’artiste vers le champ artistique était donc entamé. Un retour non seulement symbolique, celui de ses œuvres dans les galeries de peinture, mais aussi physique. Gauguin l’exilé ne pouvait alors laisser complètement sa réputation en des mains étrangères. Charles Morice lui proposa de faire un ouvrage sur ses souvenirs polynésiens. Ce fut "Noa-Noa". Désormais, il ne s’agissait plus d’une prise en charge du peintre par un homme de lettres, mais d’une collaboration. L'artiste Gauguin devait enêtre la figure centrale. Le peintre Gauguin se lança alors plus clairement, dans une diffusion plus personnelle.    "Il faudrait renaître une vie pour la peinture, une autre pour l'art. En quatre cents ans, on pourrait se compléter. J’ai connu la misère extrême, mais ce n’est rien ou presque rien. Ce qui est dur, c’est vraiment l’empêchement du travail. L’art est une abstraction, c’est le moyen de monter vers Dieu en faisant comme le divin Maître, créer". Mais cette initiative n’aboutissait pas du tout à l’indépendance vis-à-vis du champ littéraire. Elle se reliait, en effet, à la valorisation individualiste de la décadence et de la barbarie, lancée par Paul Verlaine puis par Maurice Barrès dans "Sous l’œil des Barbares" (1888). Dans cette perspective, elle restait dépendante du système de valeur et d’oppositions du champ littéraire. Le moi était barbare, radicalement autre. Gauguin s’inspirait implicitement de la figure d’Arthur Rimbaud, dont l’avant-gardisme avait abouti en une rupture totale, exil radical jusqu’à l’abandonde la poésie. Le mythe de Rimbaud s’était constitué en partie sur son absence et sa référence incessante à une altérité toujours décapante. Gauguin ne pouvait-il reprendre à son compte la genèse de ce mythe ? La référence de Gauguin était d’ailleurs mal conçue, et l’on y sent la non-familiarité du peintre avec les subtilités de la littérature de son époque. La disparition de Rimbaud avait accompli, aux yeux des milieux avant-gardistes, sa vocation de poète. Gauguin, lui, tirait parti des conséquences symboliques de sa proximité de "barbare" avec le poète. Mais il continuait de peindre. Pour que le système fonctionnât, il aurait fallu qu’il disparaisse lui aussi. Gauguin le comprit-il ? Il s’en retourna à Tahiti. De fait, depuis 1893 et son exposition chez Durand-Ruel, Gauguin était alors considéré par le marché comme un artiste posthume. À Paris, son art devint une affaire de marchand, quittant le domaine des expositions pour intégrer celui, plus discret et privé, des transactions. Et à Paris, à Copenhague comme à Bruxelles, on faisait des grands bénéfices sur son nom, alors qu’il se sentait "lâché par tout le monde". Jusqu’à sa mort, les seules expositions de Gauguin eurent lieu à Bruxelles. Gauguin ne profitait guère à Tahiti de ces ventes multiples, et désespérait dans son éloignement. La jeune génération, en particulier les peintres nabis, n’était-elle pas en train de marcher sur ses traces ? Désormais Gauguin ne se réjouissait plus de l’incompréhension, ni des expositions étrangères, ni de sa réputation dans les milieux cosmopolites européens. Il ne se félicitait plus non plus de ses relations à l’étranger. Gauguin ne constatait plus alors que les inconvénients de son exil radical.    "L’art est beau quand la main, la tête et le cœur de l’homme travaillent ensemble. Sinon, il manque alors d'âme. Il devait durer, les montagnes pouvant cacher les Maories pendant longtemps. Pourquoi ne voulez-vous pas être, comme ceux de Tahiti, gouvernés par les lois françaises ? demandait-on à un indigène quelques jours avant l’action". La fuite du monde avait permis de donner naissance à sa légende. Mais sa réputation s’était émancipée de lui. Gauguin avait été fabriqué par les littérateurs qui glosaient sur son œuvre, célébré par des jeunes qui reprenaient ses idées et pris en charge par des marchands qui commençaient à stocker ses toiles. Dans la logique du champ de l’art moderne, les absents, entendons les proscrits, avaient toujours raison, surtout lorsqu’ils pouvaient prouver qu’ils étaient alors des prophètes incompris reçus seulement par l’étranger. Mais avoir raison, ou être prophète, ne permettait pas de vivre. Pour vivre de cette position symbolique, il fallait rester au pays. Il fallait partir pour que la réputation se développe jusqu’à se transformer en renommée. Mais l’option du départ devenait un péril pour une carrière artistique lorsqu’elle se prolongeait trop. Gauguin ne l’avait pas compris, à la différence d’Odilon Redon qui conseilla vivement à ce dernier de rester à Paris. Encore fallait-il pouvoir y subsister. Redon, qui disposait de rentes familiales, le pouvait. Gauguin, sans le sou et sans l’habitus social indispensable pour se conformer au savoir-vivre de la société de son temps, ne pouvait rester à Paris. Le choix du départ réussit donc alors à Gauguin de manière paradoxale. Il en fit, avant sa mort, un être posthume. Il contribua à créer la réputation du peintre des îles. C’est seulement comme mort, même avant sa mort, que Gauguin pouvait bénéficier de son éloignement. Son ami Daniel de Monfreid lui déconseilla ainsi vers 1901-1902 de rentrer en France: "Vous êtes actuellement cet artiste inouï, légendaire qui, du fond de l’Océanie, envoie ses œuvres déconcertantes, inimitables, œuvres d’un grand homme pour ainsi dire disparu du monde. Vos ennemis ne disent rien, vous êtes si loin ! Bref vous jouissez de l’immunité des morts. Vous êtes passé dans l’histoire". L’immunité des morts était effectivement d’une efficacité étonnante. L’éloignement et la mort de Gauguin furent décisifs dans sa carrière, sa réputation et la montée de sa cote. Ses œuvres, qui ne furent plus exposées après 1897, réapparurent juste à sa mort, en 1903. L’expansion internationale de l’œuvre de Gauguin se fit alors à une vitesse surprenante. Les caractéristiques essentielles de sa peinture ne connaissent pas beaucoup de changements. Il soigne particulièrement l'expressivité des couleurs, la recherche de la perspective et l'utilisation de formes pleines et volumineuses. Influencé par l'environnement tropical et la culture polynésienne, son œuvre gagne en force, il réalise des sculptures sur bois et peint ses plus beaux tableaux, notamment son œuvre majeure, aujourd'hui conservée au musée des Beaux-Arts de Boston: "D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, qu'il considère lui-même, dans sa création, comme son testament pictural.    "L’artiste est celui qui sauve le monde de la douleur en lui donnant ainsi les formes les plus belles de l’amour. Je me souviens d'avoir vécu. Je me souviens aussi de ne pas avoir vécu. Pas plus tard que cette nuit j'ai rêvé que j'étais mort, et chose curieuse c'était le moment vrai où je vivais heureux. Rester réveillé, c'est à peu près la même chose que rêver endormi. Le rêve endormi est souvent plus hardi, quelquefois un peu plus logique". À Tahiti, il fait la connaissance de Teha'amana, appelée aussi Tehura, jeune fille native de Rarotonga dans les îles Cook, à l'ouest de la Polynésie française. Celle-ci, âgée de treize ans, devient son modèle. Alors âgé de quarante-trois ans, il entame une relation avec elle. Il est très inspiré et peint soixante-dix toiles en quelques mois. Après quelques années de bonheur, des soucis administratifs, la mort de sa fille préférée Aline en 1897, et des ennuis de santé, suite à une agression, il a une blessure à la jambe qui ne guérit pas depuis 1894, le minent tant qu'il déprime et tente de se suicider. Il est contraint de vendre ses toiles pour acheter de la morphine et de l'arsenic qui calment ses plaies à la jambe. Il contracte également une syphilis peu avant son départ. Il se fait rapatrier en France, à Paris, en 1893, et n'est pas trop bien reçu. Il se met en ménage avec "Annah la Javanaise", grâce à Ambroise Vollard, à Paris, puisà Pont-Aven. Il a alors un tibia brisé lors d'une altercation à Concarneau le vingt-cinq mai 1894, responsable de sa boiterie, de sa canne, de ses douleurs, du laudanum. Il repart seul le trois juillet 1895 pour Tahiti. Il se met en ménage avec Pau'ura, peint encore, s'alcoolise, s'aigrit contre les protestants et les chinois, écrit et caricature dans des petits journaux éphémères. Il décide alors de partir enfin pour les Marquises, où il débarque en septembre 1901, afin de retrouver l'inspiration. Arrivé à Atuona, sur l'île de Hiva Oa, il fait la connaissance de l'infirmier du dispensaire, l'annamite déporté Ky Dong, de l'Américain Ben Varney et du Breton Émile Frébault. L'évêque Jean Martin, chef de la mission catholique, finit par lui vendre un terrain marécageux. Il y fait construire une maison sur pilotis, qu'il baptise en guise de provocation "Maison du Jouir". Il lui semble être au paradis. Il va vite déchanter en se rendant compte des abus de l'administration coloniale et en essayant de se battre pour les indigènes. Il refuse notamment de payer ses impôts et incite les marquisiens à en faire de même. Il essaie, sans succès, de posséder une plantation et de devenir juge de paix. Il enlève à l'école catholique, avec l'accord du chef d'un petit village, Marie-Rose Vaeoho, âgée de treize ans, trente-neuf ans plus jeune que lui, qui devient sa vahiné. Il enchaîne procès sur procès et, le trente mars 1903, il est condamné à cinq cents francs d'amende et trois mois de prison ferme pour diffamation envers un brigadier de gendarmerie. Ambroise Vollard, avec lequel il est sous contrat, lui verse des mensualités de trois cents francs, et lui fournit gratuitement toile et couleurs, contre un minimum de vingt-cinq tableaux par an, essentiellement des natures mortes dont le marchand a fixé le prix unitaire à deux cents francs. Alors affaibli, sa blessure à la jambe s'étant transformée en eczéma purulent très douloureux, fatigué de lutter et rongé par la syphilis, il meurt le huit mai 1903 en artiste maudit dans une misérable case, à l'âge de cinquante-quatre ans. Il est enterré dans le cimetière d'Atuona où la tombe de Jacques Brel viendra alors côtoyer la sienne, soixante-quinze ans et demi plus tard. Contrairement à l'auteur-compositeur-interprète belge qui était très apprécié pour sa gentillesse et sa grande simplicité, n'hésitant jamais à mettre son avion bimoteur à la disposition des marquisiens, Paul Gauguin laisse sur place une mauvaise réputation après sa mort, notamment à cause de ses relations "déplacées" et "répétées" avec de très jeunes filles. En conséquence, ces tableaux sur place sont vendus à un prix dérisoire, beaucoup de ses sculptures sont détruites.   "Pour celui qui contemple l’art, c’est la grâce qui se lit à travers la beauté, c’est la bonté qui transparaît sous la grâce. J'ai devant moi, des cocotiers, des bananiers. Tout est vert. pour faire plaisir à Signac je vous dirais que des petits points de rouge se disséminent dans le vert. Malgré cela, ce qui va fâcher Signac, j'atteste que dans tout ce vert on aperçoit de grandes taches de bleu. Ne vous y trompez pas, ce n'est pas le ciel bleu, mais seulement la montagne dans le lointain. Que dire à tous ces cocotiers ?" La gloire de Gauguin, manifeste par le succès que commence à connaître sa peinture dans les plus prestigieuses collections modernistes d’Europe après 1909, est inséparable d’une montée de la cote de ses œuvres. À partir de cette époque, on constate le développement d’une véritable émulation entre collectionneurs sur la peinture de Gauguin, où le mimétisme joue parfois plus que le souci de distinction qui, jusqu’ici, s’imposait comme premier critère d’acquisition de la peinture de Gauguin. L’art de Gauguin avait franchi une étape nouvelle: celle de la spéculation. À la veille de la première guerre mondiale, il était devenu un grand artiste et les musées commencèrent à s’intéresser à son œuvre. Une fois de plus, l’étranger précéda les institutions parisiennes. La "muséalisation" européenne de l’œuvre de Gauguin diminuait l’offre de ses toiles et faisait automatiquement monter sa cote. D’où l’intérêt de nouveaux marchands pour son œuvre après 1908. Le souvenir de Gauguin s’impose d’autant plus que son œuvre est aujourd’hui la propriété de nombreux musées, propageant dans le monde entier l'opinion d’une histoire de l’art marquée par des figures de prophètes, martyrs dévoués à l’art. Cette "gratuité" doit être mise en valeur au moins autant que le marché a envahi les logiques artistiques. Ainsi, il n’est pas sans signification que la répartition mondiale des œuvres de Gauguin aujourd’hui reproduise la répartition mondiale des richesses. La carte de ses huiles, d’après le catalogue raisonné publié en1981 par le critique d'art G. M. Sugana, met en évidence la domination des États-Unis, de la Suisse et du Japon. En 1891, Gauguin est un artiste frustré en mal de reconnaissance, un quarantenaire désabusé par les hommes. La révolution picturale qu’il a déjà amorcée ne trouve pas encore son public. Cette vie fausse, artificielle lui devient insupportable. En avril, il quitte tout, sa famille, sa femme, ses amis, pour partir s’installer en Polynésie, fuyant la vulgarité de la civilisation occidentale dans laquelle il n’arrive pas à trouver sa place. C’est à Tahiti qu’il trouve alors refuge. Les premières impressions sont décevantes. Imprégné des fresques fabuleuses qui prenaient vie sous la plume des grands voyageurs du XVIIIème et du XIXème siècles comme Cook et Bougainville, le peintre est désagréablement surpris par cette terre barbare où la colonisation, la civilisation et la religion ont déjà fait des ravages. Des pans entiers de la nature sauvage sont déjà mis à mal, cultivés, rasés. Les pratiques religieuses polythéistes ont été éradiquées le plus souvent par la force, et la corruption d’un peuple par nature docile et peu guerrier est à l’œuvre. La douce tranquillité solitaire à laquelle aspirait l’artiste lui pèse aussitôt. S’il lui arrive parfois de se glorifier alors de cet isolement d'homme créateur libéré d’attaches sociales, le plus souvent la claustration l’oppresse. Ce sentiment de séparation le tenaillera aussi lors de son second séjour, pour alors ne plus le quitter jusqu’à sa mort. Tout cependant n’est pas pour lui déplaire, bien au contraire. La population locale le subjugue. La générosité, l’hospitalité, la simplicité de ces hommes et de ces femmes, leur façon de communier dans un même élan de gaieté méditative chamboule son âme. En leur compagnie, il découvre des paysages aux couleurs éblouissantes qui font mûrir sa peinture et lui donnent un éclat nouveau qui sera son signe distinctif. Plus que les paysages, sa véritable source d’inspiration sont ces vahinés à la sexualité simple et naïve. C’est la révélation. En ce début du XXème siècle, le mode de vie des polynésiennes est différent de celui des femmes occidentales. Toutes les jeunes filles sont en ménage dès leur puberté, deviennent rapidement mère et à dix-huit ans, elles ont déjà plusieurs enfants. Les familles polynésiennes ne respectent guère la monogamie, qui n’est pas dans leur culture. Les missionnaires catholiques et protestants tentent alors en vain d’éradiquer une coutume profondément enracinée dans leurs mœurs, celle qui consiste à céder les jeunes filles comme offrande. C’est ainsi que Gauguin, fasciné par ces coutumes locales et pourvu d’une libido exigeante, accepte une jeune fille offerte par un couple: Teha’amana, ou Tehura. Dépourvue d’affectation, sans codes ni barrières, elle offre ainsi sa nudité au peintre avec naturel et innocence. Elle symbolise pour lui la beauté originelle, la femme dans toute sa pureté, seule capable d’assouvir ou apaiser sa puissance créatrice. Le somptueux portrait qu’il fait d’elle, "Merahi metua no Teha’amana", reflète la force et l’énergie vitale de la jeune vahiné, et en même temps sa grâce primitive qui tranche tant avec la sensualité "lubrique" des nus académiques propres à son époque. Paul Gauguin, dépravé libidineux ? Il est aisé de l'imaginer à l’affût des charmes naissants de filles de plus en plus jeunes. De nos jours où acheter un acte sexuel est désormais interdit et puni, la question ne se poserait même plus. "Maison du jouir", lupanar endiablé ou temple d'inspiration créatrice ? La vérité est le point d'équilibre de deux contradictions. Restent, au delà de la polémique, les œuvres. Des dizaines de chefs-d’œuvre qui célèbrent la femme tahitienne dans toute son innocente beauté. Cette sensualité offerte, Gauguin n’aurait sans doute pu la peindre dans toute sa puissance s’il n’avait partagé les nuits de ces jeunes polynésiennes sans pudeur, tantôt lascives et alanguies, tantôt énergiques et vigoureuses.   Bibliographie et références:   - Marcel Guérin, "Œuvre gravé de Gauguin" - Raymond Cogniat, "La vie de Paul Gauguin" - Laure Dominique Agniel, "Gauguin aux Marquises" - Emmanuelle Baum, "Gauguin en Polynésie" - Juliette Bayle-Ottenheim , "La critique hostile à Gauguin" - Françoise Cachin, "Comprendre Paul Gauguin" - Isabelle Cahn, "Gauguin et le mythe du bon sauvage" - André Cariou, "Gauguin et l'école de Pont-Aven" - Jean-Luc Coatalem, "Sur les traces de Paul Gauguin" - Marie-Thérèse Danielsson, "Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises" - Henri Perruchot, "Gauguin, sa vie ardente et misérable" - Jean-François Staszak, "Géographies de Gauguin"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 16/12/23
"Je fais bien de ne pas rendre l'accès de mon cœur facile. Quand on y est une fois entré, on n'en sort pas sans le déchirer; c'est une plaie qui ne cautérise jamais bien. Qu'est-ce que la vertu ? C'est, sous quelque face qu'on la considère, un sacrifice de soi-même. Le sacrifice que l'on fait de soi-même en idée est une disposition préconçue à s'immoler en réalité. Je crois que nous avons plus d'idées que de mots. Combien de choses senties et qui ne sont pas nommées". Vivante, volontiers polémique, imprégnée de l’esprit des Lumières, l’Encyclopédie, à laquelle le nom de Diderot ( 1713-1784) reste attaché, sera la réussite éditoriale, intellectuelle et commerciale du XVIIIème siècle. Vorace, Denis Diderot l’était. Et il fallait un homme comme lui pour mener à bien une entreprise monumentale comme l’Encyclopédie. Durant vingt-cinq ans, de 1748 à 1773, Diderot y a consacré toute son énergie. Enfin presque !! Malgré le travail titanesque, Diderot trouve le moyen de composer parallèlement plusieurs romans ("Les Bijoux indiscrets", 1748," La Religieuse", 1760, "Le Neveu de Rameau", 1760, "Jacques le Fataliste", 1765), des piècesde théâtre ("Le Fils naturel", 1757), quelques essais philosophiques ("la Lettre sur les aveugles", 1749, les "Pensées sur l’interprétation de la nature", 1753, "Le Rêve de d’Alembert", 1769), des critiques d’art, il en a inventé le genre, et des essais ("Paradoxe sur le comédien", 1773-1778), sans parler de ses nombreux comptes rendus de lecture parus dans divers journaux. Seule une partie de ses écrits fut publiée de son vivant. Diderot est un homme qui a une immense culture, des centres d’intérêt très variés, des intuitions fortes, des idées à revendre. Il explore, innove, lance des idées. Mais il a du mal à discipliner sa pensée. On ne trouve donc chez lui aucun exposé systématique de sa philosophie. Denis Diderot est né à Langres le cinq octobre 1713, d'un père qui était coutelier, et il eut un frère chanoine. Il devait mourir le trente-et-un juillet 1784, cinq ans avant cette Révolution que son œuvre avait préparée. Il entra à neuf ans chez les Jésuites, qui furent frappés par l'intelligence de l'enfant, et il reçut la tonsure à douze ans. Mais son père, on ne sait pourquoi, s'opposa à sa vocation religieuse, et il l'envoya terminer ses études à Paris, au collège d'Harcourt. Se détournant de sa famille, il s'enfuit à Paris et épouse secrètement une jeune lingère, Antoinette Champion (1710-1795). Il mène alors une vie de bohème littéraire. Prodigieusement doué, avide de nouveautés, l'étudiant prolongé s'informe des cours tenus par les professeurs célèbres, lit beaucoup, d'Homère à Voltaire et Swift, y compris les auteurs clandestins en copies manuscrites (Boulainvilliers, Meslier). Il fréquente les salles de théâtre, et ne quitte pas les hauts lieux de la nouvelle intelligentsia, les cafés "Procope" et de la "Régence". Il fait la connaissance des personnalités en devenir: d'Alembert, Condillac, La Mettrie. Ses traductions de l'anglais le sortent de l'anonymat: "l'Histoire de Grèce" (1743) de "Temple Stanyan", l'"Essai sur le mérite et la vertu" (1745) de Shaftesbury. Il publie en1746 les "Pensées philosophiques", condamnées aussitôt à être brûlées. Il rédige l'année suivante la "Promenade dusceptique", dont le manuscrit est saisi. L'ancien étudiant en théologie s'achemine vers le matérialisme et l'athéisme.   "Il n'y a qu'un pas du fanatisme à la barbarie. Il est bien rare que le cœur mente. Mais on n'aime pas à l'écouter". "L'homme est un véritable inculte." Ce n'est qu'à trente-deux ans, après de longues années de misère, qu'il publia son premier ouvrage, une traduction libre de "L'Essai sur le mérite et la vertu", œuvre d'ailleurs sans grande importance (1745). Mais à partir de cette année commence une production d'œuvres littéraires et philosophiques qui ne s'arrêtera qu'à sa mort. Ses compétences le désignent pour animer à partir de 1747, "l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers"(1751-1772), conçue d'abord par le libraire André-François Le Breton (1708-1779) comme l'adaptation française de la "Cyclopaedia" (1728) d'Ephraim Chambers. L'entreprise va rapidement s'émanciper de ce modèle tandis que Diderot s'affirme comme un penseur intrépide. À partir de 1748, le chantier encyclopédique accapare Diderot. Mais cette activité le familiarise avec les secteurs les plus divers du savoir et l'ouvre à de nombreuses formes d'écriture. Elle lui permet de composer des œuvres philosophiques majeures: "la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient" paraît en 1749 (la "Lettre sur les sourds et muets" paraîtra en 1751). Ainsi le "Prospectus" de l'Encyclopédie qu'il rédige est un acte de foi dans le progrès des connaissances. De telles positions ne pouvaient laisser indifférentes les autorités: Diderot est arrêté en 1749. Il passe un mois enfermé au donjon de Vincennes. C'est là que Rousseau lui rend visite et discute avec lui de la question du progrès des sciences et des arts, qui nourrira le "Discours sur les sciences et les arts" (1750) du citoyen de Genève. Se réconciliant avec sa famille à Langres, Diderot fait la connaissance d'une jeune femme, Sophie Volland, qui devient sa maîtresse, sa confidente, et avec laquelle il entretient une abondante correspondance. C'est l'époque également où il se tourne vers le théâtre et invente alors des formes nouvelles de critique d'art. L'œuvre dramatique de Diderot associe la réflexion critique et la pratique proprement littéraire. Ainsi, en 1757, paraît le "Fils naturel ou les Épreuves de la vertu", comédie en cinq actes et en prose, accompagnée de trois "Entretiens sur le Fils naturel". Un dispositif identique est reproduit l'année suivante. Diderot publie un nouveau drame, le "Père de famille",suivi d'un discours, De la poésie dramatique. L'illustration d'un nouveau drame bourgeois, ou genre sérieux, fait date.    "J’entends crier de toute part à l’impiété. Le chrétien est impie en Asie, le musulman en Europe, le papiste à Londres, le calviniste à Paris, le janséniste au haut de la rue Saint-Jacques, le moliniste au fond du faubourg Saint-Médard. Qu’est-ce donc qu’un impie ? Tout le monde l’est-il, ou personne ?" La recherche de Diderot se poursuit dans des traductions ou adaptations de l'anglais. L'expérience du style du comédien David Garrick, qu'il relate dans un article de 1769 (Garrick et les acteurs anglais), nourrit alors une réflexion qui aboutira au "Paradoxe sur le comédien", écrit entre 1769 et 1777 et publié en 1830, défense du jeu raisonné contre l'inefficacité d'une spontanéité pulsionnelle. Cette diversité, ce "protéisme" furent très admirés par nombre de ses contemporains, et Rousseau disait de lui à Mme d'Epinay: "Diderot est un génie transcendant, comme il n'y en a pas deux dans ce siècle." Il ne semble pourtant pas que la postérité ait eu pour lui une admiration aussi totale que celle de Rousseau. L'homme fut sans doute un grand caractère. Son dévouement total à l'Encyclopédie, son courage en face des puissants, sa passion du travail, sa générosité font de lui une des grandes figures du XVIIIème siècle. Il a pu écrire sans mentir: "On ne me vole pas ma vie, je la donne. Un simple plaisir, pour moi me touche faiblement. C'est pour moi et pour mes amis que je lis, que je réfléchis, que j'écris, que je médite, que j'entends, que je regarde, que je sens. Dans leur absence, ma dévotion rapporte tout à eux, et je songe sans cesse à leur bonheur." Il est certain que sa bonté fut une part de son génie, et il est remarquable que ce sceptique, qui attaqua avec tant de violence la théologie chrétienne, ait prétendu diriger sa vie par les préceptes de l'Évangile. Ainsi, sa philosophie est assez brouillonne, et ses opinions sont parfois contradictoires. Sa seule grande idée qui n'ait jamais varié, c'est qu'il faut détruire les religions, afin de fonder la science. Sur ce point capital, le sceptique n'a jamais eu le moindre doute. Il a combattu tous les dogmes de son temps avec une égale passion, et l'énorme Encyclopédie en est l'immortel témoignage.    "Pour ébranler une hypothèse, il ne faut quelquefois que la pousser aussi loin qu'elle peut aller. Il y a un peu de testicule au fond de nos sentiments les plus sublimes et de notre tendresse la plus épurée". Immortel, non point par sa partie négative, qui n'est pas très originale. Les arguments qu'il invoque contre les Églises sont ceux de la raison raisonnante, c'est-à-dire ceux de Voltaire et de bien d'autres. Mais la partie constructive représente véritablement le péristyle de la science moderne. "Jamais, écrivait Grimm, génies ne se sont ressemblés comme celui de Bacon et de M. Diderot." Certes, Francis Bacon, qui fut le génial auteur du "Novum organum", et qui mourut en inventant l'art de conserver les viandes par le froid, paraît être le père et le fondateur des sciences expérimentales. Mais cent cinquante ans après, le fils du coutelier de Langres réunissait les premiers résultats acquis par la nouvelle méthode. Avec son esprit cartésien, il les classait, il les coordonnait, sur les fondations jetées par Francis Bacon, il a fait sortir de terre les assises du monument: cette partie de son œuvre est sans doute impérissable. Le style de ses ouvrages philosophiques est merveilleusement clair, rapide, original: on le reconnaît à première vue. Cependant, il est parfois déparé par des négligences: il semble que l'auteur, se fiant à sa verve, à son don d'improvisation, qui est unique ait souvent négligé de relire la page qu'il venait d'écrire. En revanche, ses ouvrages littéraires font regretter que cet écrivain de génie n'ait pas consacré aux lettres la meilleure partie de son temps, car ses pages les plus belles sont précisément celles qui ne prouvent rien: "Le Neveu de Rameau" et "Jacques le Fataliste" sont ainsi d'authentiques chefs-d'œuvre de la littérature de tous les temps. Certes, "l'Encyclopédie" est admirable, mais elle nous a privés d'un très grand romancier. Ses deux pièces de théâtre, "Le Fils naturel" et "Le Père de famille", ne sont pas des ouvrages parfaits, mais ils sont les premiers de leur genre, et presque tout le théâtre moderne en est sorti. Plus qu'un grand écrivain, il fut un grand créateur. Il a inventé les "Encyclopédies", la Nouvelle, la Critique d'art, la Comédie dramatique, et dans chacun de ces genres, il improvisa ainsi de nouveaux modèles, qui sont presque tous des chefs-d'œuvre.    "Quand je me promets une vie heureuse, je me la promets longue. Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison". Certes, il n'est pas mort à la fleur de l'âge, puisqu'il a vécu soixante et onze années. Pourtant ses ouvrages par leur aisance, leur vivacité, leur enthousiasme, leur éclat, ont l'air d'être des "œuvres de jeunesse". Aussi a-t-on pu dire: Que n'a-t-il vécu plusieurs siècles ! Depuis plus de dix ans, Diderot était invité par Catherine II dont les largesses imposaient la reconnaissance. Peu enclin aux mondanités et d'un caractère casanier, ses obligations éditoriales et familiales incitaient Diderot à reporter le déplacement. Ce n'est qu'en 1773, après avoir terminé l'Encyclopédie et conclu le mariage de sa fille qu'il entreprit enfin ce voyage. Il effectue ainsi l'unique voyage hors de France de sa vie de juin 1773 à octobre 1774. Ce voyage sera marqué d'un séjour à Saint-Pétersbourg, de ses entretiens avec Catherine II et des séjours à La Haye, dans les Provinces-Unies de l'époque. La correspondance de Diderot révèle le grand sérieux des sujets abordés: la valeur de la libre concurrence dans le commerce et le gouvernement, la nécessité de régler la succession au trône russe, la commission législative que Catherine avait assemblée en 1767, l’éducation publique, le luxe, le divorce, les académies, et bien sûr la littérature. Il espère aussi faire démarrer la traduction et l'adaptation de l'Encyclopédie en russe. Vers le cinq novembre 1773, il reçoit une première pression politique par le biais de l'ambassadeur de France à Pétersbourg, François-Michel Durand de Distroff, pour essayer d'améliorer l'attitude de la souveraine vis-à-vis de la France. Il visita les environs de la ville impériale, assista à des représentations théâtrales et fut membre étranger de l’Académie russe des sciences. Il quitte la ville en mars 1774, après plusieurs semaines de problèmes de santé, période pénible, humide et froide.    "Il vaut mieux écrire de grandes choses que d’en exécuter de petites. L'homme le plus heureux est celui qui fait le bonheur d'un plus grand nombre d'autres". Dès son retour, il ralentit progressivement sa vie sociale, sa santé se dégrade et il l’accepte mal. Il multiplie et allonge les séjours à Sèvres, dans la maison de son ami le joaillier Étienne-Benjamin Belle où il vient régulièrement pendant les dix dernières années de sa vie et au château du Grandval à Sucy-en-Brie, chez d'Holbach, parfois en famille. En septembre 1781, il collabore alors un peu à l'Encyclopédie méthodique de Charles-Joseph Panckoucke et Jacques-André Naigeon. À partir de 1783, Diderot met de l'ordre dans ses textes et travaille avec Naigeon à établir trois copies de ses œuvres: une pour lui, une pour sa fille et la dernière pour Catherine II. Sophie Volland meurt le vingt février 1784. Le cinq mars 1784, le décès prématuré de sa petite-fille lui est caché pour le ménager. En juin 1784, il déménage au trente-neuf rue de Richelieu à Paris, dans l'hôtel dit de Bezons, grâce aux bons soins de Melchior Grimm et de Catherine II qui souhaitaient lui éviter de gravir les quatre étages d'escalier de son logis de la rue Taranne. Il ne profite que deux mois de ce confort et y meurt le trente-et-un juillet 1784, probablement d'un accident vasculaire. À sa demande répétée, il est autopsié le premier août, puis inhumé à l’église Saint-Roch, dans la chapelle de la Vierge, le même jour. Naigeon semble être le seul homme de lettres à suivre le convoi. En juin 1786, sa bibliothèque et ses archives sont envoyées à Saint-Pétersbourg. Elles n'y recevront pas l’attention accordée à celles de Voltaire: les pertes, les disparitions et l'absence de tout inventaire nuiront également à la connaissance et la bonne réception de l'œuvre de Diderot. Durant la Révolution, les tombes de l’église Saint-Roch sont profanées et les corps jetés à la fosse commune. La sépulture et la dépouille de Diderot ont donc disparu, contrairement à celles de Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, tous deux inhumés au Panthéon de Paris. Si Diderot exerce d'abord sa plume en traduisant de l'anglais l'"Histoire de la Grèce" (1742) de Temple Stanyan, puis, avec Eidous et Toussaint, le "Dictionnaire universel de médecine et de chirurgie" (de 1744 à 1748) de Robert James, son premier véritable travaild'écriture date de 1745, avec l'adaptation en français de l'"Essai sur le mérite et la vertu" de Shaftesbury.    "Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre le maître des autres en les gênant. Il faut souvent donner à la sagesse l'air de la folie. Une danse est un poème". Mais sa première création originale, quoique inspirée de Shaftesbury, est, en 1746, les "Pensées philosophiques", aussitôt condamnées par le Parlement de Paris. Par sa forte coloration déiste, l'œuvre constituait le premier pas de l'itinéraire qui devait mener le philosophe au matérialisme athée. La forme dialoguée de certaines pensées, qui mettaient aux prises chrétiens et incrédules, apparemment en faveur des premiers, ne trompa personne, pas plus que la très orthodoxe profession de foi catholique de la pensée LVIII. L'enthousiasme de l'auteur des "Pensées philosophiques pour les preuves de l'existence de Dieu" fondées sur la connaissance de la nature, chères aux déistes, y apparaît en effet clairement et l'on sent même poindre, dans la fameuse pensée XXI énonçant l'hypothèse du jet fortuit des atomes comme origine du monde, le matérialisme futur de Diderot. Plus prudent, dans "La Promenade du Sceptique" (1747), Diderot use du déguisement de la fable et de l'allégorie pour attaquer alors le christianisme et exalter la religion naturelle. Un roman libertin, "Les Bijoux indiscrets" (1748), le distrait même quelque temps de ses spéculations philosophiques. Né, dit-on, d'un pari, et destiné alors à subvenir aux dépenses de Mme de Puisieux, la maîtresse de Diderot, ce pétulant récit dans lequel s'enchaînent, sur un rythme alerte, les situations cocasses, résultant des vertus magiques d'un anneau capable de faire parler les bijoux des dames, employé par le sultan du Congo pour se désennuyer et vérifier la moralité des femmes de la Cour, intéresse avant tout par sa drôlerie, mais ne peut-on pas voir déjà, dans cet anneau révélateur, l'équivalent du neveu de Rameau qui, tel un levain, permet par sa présence de dégager le vrai du paraître ? Novateur, il ne le fut pas qu'en philosophie. Son œuvre romanesque, qu'on peut presque entièrement situer dans cette partie du XVIIIème siècle que le spécialiste de l'histoire du roman Henri Coulet appelle "période de fermentation" (1760-1789), caractérisée par la hardiesse des formes et l'ampleur des ambitions, se distingue par son originalité formelle. Chacun des grands textes romanesques de Diderot, "La Religieuse", "Le Neveu de Rameau", "Jacques le Fataliste", est un laboratoire de recherche sur l'écriture et pose ainsi de ce fait d'ardus problèmes de classification à la critique contemporaine.   "Le monde commence et finit sans cesse. Il est à chaque instant son commencement et sa fin. Ne payez jamais d'avance, si vous ne voulez pas être mal servi." Le dix-huitième siècle a beaucoup aimé les Dictionnaires. Il en a publié de toutes sortes et de tous formats, mais l'Encyclopédie occupe, dans l'histoire des idées et de la librairie, une place à part. Les autres dictionnaires étaient alors des dictionnaires spécialisés: langue, histoire, agronomie,commerce, art militaire, droit, géographie, médecine, police, etc. L'Encyclopédie se veut universelle, raisonnée,et, pour la première fois, un dictionnaire français comporte un très grand nombre d'illustrations. L'idée d'une encyclopédie française était, comme on dit, depuis longtemps dans l'air. En 1675, Colbert avait invité l'Académie des Sciences à travailler à un "traité de mécanique", où seraient décrites "toutes les machines en usage dans la pratique des arts" et la compagnie s'appliquait sans hâte à la confection de cet ouvrage. En 1694, Thomas Corneille avait publié un "Dictionnaire des Arts et des Sciences" dont Fontenelle donna une nouvelle édition en 1731, augmentée de la physique et des mathématiques. Enfin, en 1728, Chambers avait publié, à Londres, une "Cyclopaedia or an Universal Dictionary of Arts and Sciences" qui connut un grand succès. En 1744, le "Journal des Savants" rend compte avec éloge de la quatrième édition. Ce n'est pas une simple compilation. On y trouve alors une sorte d'histoire des idées et même une préface "montrant l'origine d'où chaque partie de nos connaissances est amenée et le rapport qu'elles ont à leur tige commune, aussi bien qu'entre elles. En 1745, un anglais, Mills, et un allemand, Sellius, apportèrent à André-François Le Breton, libraire, la traduction de la "Cyclopaedia" de Chambers. Le Breton l'accepta, puis se brouilla avec Mills. Il s'associa alors avec trois autres libraires, Briasson, Durand et David l'Aîné, obtint un nouveau privilège, chercha un directeur et, ne s'étant pasentendu avec l'abbé de Malves, s'adressa à Diderot qui venait de traduire le dictionnaire de médecine de James.   "Quand on veut écrire des femmes, il faut tremper sa plume dans l'arc-en-ciel, et secouer sur sa ligne la poussière des ailes du papillon. Il faut être plein de légèreté, de délicatesse et de grâces. Un mot n'est pas la chose, mais un éclair à la lueur duquel on l'aperçoit". Le Breton cherchait assurément à réaliser une bonne affaire. Mais l'idée le séduisait pour une autre raison. Il comptait parmi les francs-maçons de la première heure, ceux qui avaient acclimaté à Paris, entre 1725 et 1732, la maçonnerie anglaise, en 1729, il avait installé la première loge orangiste chez son cousin Debure. De celle-là est issue la loge d'Aumont, dont les séances se tenaient à l'auberge du sieur Landelle, où fréquentèrent les éditeurs et principaux collaborateurs de l'Encyclopédie. En 1765, Le Breton figure encore comme Vénérable inamovible sur le tableau des loges dressé par la Grande Loge de France. Or, en 1740, dans un discours qui reproduisit celui qu'avait prononcé trois ans plus tôt le chevalier Ramsay, le duc d'Antin,grand maître, avait vivement souhaité l'édition d'un dictionnaire universel d'inspiration maçonnique. Diderot accepta avec enthousiasme l'idée de Gua de Malves, qui était de refondre, de développer l'œuvre de Chambers, d'en faire une somme ordonnée de toutes les conquêtes de l'esprit. Le choix de Diderot était à la fois décisif et compromettant. On le soupçonnait fortement d'être l'auteur des "Bijoux indiscrets", roman licencieux. En juin 1746, le Parlement de Paris a condamné ses "Pensées philosophiques" parues sans nom d'auteur. En 1749, paraît alors la "Lettre sur les aveugles". Diderot est enfermé à Vincennes le vingt-quatre juillet. Le gouvernement prend alors en considération cet intérêt commercial. Diderot, dont la détention a été très adoucie, est libéré au bout de dix semaines et maintenu à la tête de l'entreprise avec l'approbation du chancelier Daguesseau. L'histoire de l'Encyclopédie est communément racontée comme une suite de persécutions et de coups terribles assénés par le pouvoir. C'est une flatteuse légende. Prenant une position antireligieuse, il était à prévoir que l'Encyclopédie serait critiquée, attaquée par les défenseurs de la religion. Pourquoi ne l'aurait-elle pas été ? En 1752, à la suite de la condamnation par la Sorbonne de la thèsede l'abbé de Prades, collaborateur de Diderot pour la théologie, le conseil d'État examine les deux premiers volumes parus. Il condamne les téméraires irrévérences de l'ouvrage, déclare alors les deux tomes "supprimés", mesure parfaitement inoffensive, puisqu'ils sont alors entre les mains des souscripteurs, et, dans ses mémoires, le marquis d'Argenson assure que Mme de Pompadour et plusieurs ministres incitent aussitôt les éditeurs, au nom de l'intérêt public, à poursuivre la publication sans désemparer. Le propos du mémorialiste est conforme à la vérité puisque, dans l'avertissement du tomme III, Diderot se dit "rassuré par la confiance du ministère public", se vante de continuerle dictionnaire pour complaire au gouvernement. Madame de Pompadour n'avait de cesse de protéger Diderot.   "On avale à pleine gorgée le mensonge qui nous flatte et l'on boit goutte à goutte une vérité qui nous est amère. On ne se fait pas toujours une langue propre à son cœur". Le comte d'Argenson, alors ministre, assure le passage en Allemagne de l'abbé de Prades et Diderot entrepose ses manuscrits chez le directeur de la librairie, Malesherbes,fils de Daguesseau. Chacune des années suivantes voit paraître un nouveau volume. En dépit des attaques de Palissot, des pamphlets, des protestations de l'épiscopat, des blâmes du Parlement, Louis XV et sa police demeurent parfaitement impassibles. Le nombre des souscripteurs atteint alors quatre mille. L'attentat de Damiens (1757), la publication de "De l'Esprit" (1758) par Helvétius, "maître d'hôtel de l'Encyclopédie", incitent enfin le Parlement à frapper un grand coup. "L'Encyclopédie", contre laquelle l'avocat Joly de Fleury prononce un fougueux réquisitoire, est inscrite sur une liste de huit ouvrages condamnés. Condamnés à quoi ? à rien. Elle ne sera pas brûlée, mais simplement soumise à l'examen d'une commission de révision qui ne se réunira jamais, avec "suppression" pour la seconde fois des tomes distribués, donc insaisissables (six février 1759). De son côté, le huit mars, le conseil d'État révoque, sans plus, le privilège d'édition, ce qui revient uniquement à retirer aux éditeurs la propriété commerciale de l'ouvrage, mais un autre privilège leur est presque aussitôt accordé (huit septembre) pour les gravures. Quant à la police, à laquelle incombe l'exécution des mesures, elle s'empresse de conclure avec les libraires un arrangement réglant la publication "tacite" des volumes suivants. L'impression continue paisiblement. Quelle est la philosophie de Diderot ? On sait qu’il professa, après d’autres et avec d’autres (Helvétius, d’Holbach) une philosophie matérialiste. Mais, si on met à part les précautions qu’il dut prendre pour s’avancer prudemment masqué, il reste que ce matérialisme est difficilement saisissable. Il expose une conception de la matière douée de sensibilité et de la nature comme étant alorsconstituée d’une seule substance matérielle éternellement productive.   "Comment s 'étaient-ils rencontrés ? Par hasard comme tout le monde. Comment s 'appelaient-ils ? Que vous importe ? D 'où venaient-ils ? Du lieu prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l 'on sait où l on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien. Jacques disait que son capitaine que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut". Toutefois ce matérialisme est avancé avec de nombreuses réserves. Diderot n’a jamais renoncé à la force curative et heuristique du scepticisme. Sous le choc de l’immatérialisme de Berkeley, il dut accepter que nous ne puissions fournir des preuves démonstratives absolument rigoureuses de l’existence de la matière. La confrontation des énoncés philosophiques spéculatifs avec les résultats encore très imparfaits des sciencesdu vivant et de la médecine le conduit à reconnaître qu’il faut encore suspendre son jugement sur des points pourtant cruciaux de son matérialisme, par exemple le passage de la matière inanimée à la matière vivante. La volonté de penser les choses dans leur spécificité conduit Diderot à se méfier des généralisations qui font bon marché des différences propres. On n’explique pas l’homme avec les mêmes concepts qui servent pourl’animal. Bref, Diderot est un matérialiste que le sceptique en lui rappelle constamment à la prudence. D’où le fait que Diderot n’eut pas la passion de convertir. Non dogmatique, non sectaire, un des effets de la position sceptique est de produire une civilité de la pensée et de la conversation. Mais elle est aussi inséparable d’un rapport libre et accueillant à l’égard d’autres doctrines plus ou moins voisines. Diderot n’a jamais caché sonadmiration pour Platon, Leibniz, Malebranche, à côté d’Épicure, de Montaigne, de Bayle, sans parler des poètes latins. Avant que le terme ne soit devenu péjoratif, Diderot fut une sorte d’éclectique. Philosophe, romancier, dramaturge et critique se rejoignent sur bien des points: esprit novateur, transgression des genres,amour du vrai, du bon, du beau dans tous les domaines, recherche d'un principe unificateur en philosophie comme en art. Et ce serait sans doute contenter les mânes de ce "touche-à-tout de génie" que de dire que son œuvre, novatrice et brillante, est frappée au coin d'une grande unité. "Je rage d'être empêtré dans une diable de philosophie que mon esprit ne peut s'empêcher d'approuver et mon cœur aussitôt de démentir".    Bibliographie et références:   - Jacques Attali, "Diderot ou le bonheur de penser" - Pierre Chartier, "Vie de Diderot: portrait du philosophe" - Anne-Marie Chouillet, "Les ennemis de Diderot" - Michel Delon, " La philosophie de Diderot" - Charly Guyot, "Diderot par lui-même" - Serguei V. Korolev, "La bibliothèque de Diderot" - Dominique Lecourt, "Diderot, passions, sexe et raison" - Éric-Emmanuel Schmitt, "Diderot ou la philosophie de la séduction" - Gerhardt Stenger, "Diderot, le combattant de la liberté" - Maurice Tourneux, "Diderot et Catherine II" - Arthur M. Wilson, "Diderot: sa vie et son œuvre"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 13/12/23
"Ne crains pas, ni ne doute, car le doute est stérile et la crainte est servile. Écoute plutôt ce battement rythmique que ma main haute imprime, novatrice, à la grande phrase humaine en voie toujours de création". C'est de l'œuvre de Saint-John Perse que nous parlons ici, non de sa vie, du poète, non pas de l'homme. On sait ce qu'il écrivait à Roger Caillois en 1953: "Aussi vécue qu'elle soit contre l'abstraction, mon œuvre entend échapper à toute incidence personnelle." Cela nous autorise sans doute à ne rappeler que brièvement ce que nul n'ignore,que, dans la vie même du poète, la mer les mers ont eu une importance et une place primordiales et furent, tout comme dans son œuvre qui se veut pourtant "hors du lieu et du temps", le lieu de prédilection. Amie d'enfance et compagne d'exil, espace offert aux voiles du navigateur solitaire comme aux méditations du grand âge, la mer est partout dans cette vie, partout dans cette œuvre, présence intemporelle, rythme vital. Cette grande œuvre, dont la composition embrasse plus de cinquante années, est d'une si magistrale ordonnance que, sur un sujet aux aspects "innombrables", il nous semble possible de proposer, sans la trahir, ce trop bref article. Si, de toute évidence, Saint-John Perse poète de la mer culmine, si l'on ose dire, avec "Amers" (1950-1957), ce "chant de mer comme il n'en fut jamais chanté", il n'est pas moins évident que la poésie de la mer n'est étrangère à aucun des cycles successifs de sa création, offrant de l'un à l'autre, en constance, la diversité de ses visages, visages réels, visages de songe. Cette poésie obéit nécessairement à la grande pulsation de l'œuvre, et peut-être ne sera-ce pas le moindre intérêt de ces pages que de mettre en lumière, de façon précise, cette oscillation majeure de la poésie de Saint-John Perse entre le monde des réalités et le monde de l'âme, et les variations étranges de son amplitude, jusqu'à la plus originale fusion. Le lecteur qui ouvre pour la première fois les recueils au programme sera séduit par la beauté des images et la force du propos, qui peuvent aussi le déconcerter. Sa lecture est arrêtée par des mots rares ou techniques, des périphrases obscures, des images insolites, mais le plus difficile à cerner est le sens de l’ensemble de chaque poème. De quoi s’agit-il en somme ? Le lecteur voit défiler des paysages américains, européens, asiatiques, des peuples saisis sur le vif "en leurs voies et façons", des époques diverses depuis l’Antiquité assyrienne jusqu’aux premières expériences de fission de l’atome en 1945. Le lecteur de "Chronique et Chant" reconnaît sans peine la thématique du grand âge et le paysage provençal, sa lumière, sa flore et sa faune. Reconstruire le monde littéraire des poèmes peut constituer une première approche valable. Saint-John Perse a écrit en 1910 à Jacques Rivière que la critique doit être un compagnonnage qui restitue à l’œuvre sa matérialité, son "carénage."   "Longue jouissance et long mutisme. Nul sifflement là-haut, de frondes ni de faux. Ils naviguaient déjà tous feux éteints, quand descendit sur eux la surdité des dieux." Le lecteur patient s’efforcera d’abord de restituer le "carénage" des poèmes, or celui-ci se trouve dans les références à l’expérience propre du poète, qui était vaste, et à une large documentation. Les connaissances de Saint-John Perse sont encyclopédiques. Dans les livres de sa bibliothèque et dans les dossiers qu’il avait soigneusement constitués, on trouve les clefs des expressions obscures des poèmes sur les pages soulignées et annotées d’ouvrages savants d’ornithologie, de botanique, de géologie, d’ethnologie, d’histoire, de parapsychologie ou d’occultisme, comme sur les feuillets de brochures ou d’articles de presse soigneusement classés. Ces recherches améliorent sa connaissance du monde réel et la précision de son lexique, il tend, selon les termes du chant II "d’Oiseaux", à retrouver la "langue très sûre et très révérencieuse" des "vieux naturalistes français", qui écrivaient à une époque où n’avait pas été consacrée la séparation de la littérature et de la science. Il y a parfois des collages issus de ces ouvrages scientifiques. S’assurer du sens littéral des mots est donc indispensable à la lecture de l’œuvre, d’autant plus que l’imagination de Saint-John Perse recourt souvent à des dictionnaires. Il y cherche des informations sur les mots eux-mêmes, sur leur formation et les liens qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Le sens de ces mots, y compris quand ils sont techniques, est respecté. De plus, il aime jouer avec diverses acceptions d’un mot, non sans humour. Cet ensemble de références constitue le "magasin" du poète, selon l’expression employée par Baudelaire au sujet des albums de croquis de Delacroix. Pour construire les poèmes, Perse puise dans ce magasin de mots, d’images, et constitue de vastes ensembles structurés et orientés selon des pôles opposés et des réseaux d’analogies. L’attention au sens littéral des versets s’accompagne d’une exploration de l’ensemble de chaque œuvre. Par exemple, le poète, dans"Vents", est appelé le Voyageur, l’Errant, le Proscrit, le Prodigue, il parcourt de vastes territoires. Une manière d’entrer dans l’univers poétique de Saint-John Perse serait donc d’en dresser la carte et la chronologie afin de tracer ses propres sentiers à travers ces territoires variés. Le génie du poète est d'avoir laissé toute liberté au lecteur.    "Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il appartient au poète de relever là le métaphysicien." "La poésie réinvente la vie au cours des marées". La complexité de ce parcours semble contraster avec la rigueur de la composition: "Vents" est organisé en vingt-six chants à la manière des épopées antiques. Ces chants sont structurés en quatre séquences, constituées de sept chants pour la première et la dernière et de six pour les séquences ii et iii. Comment cet ensemble s’organise-t-il ? Pour appréhender la composition du poème, il faut tenir compte de trois dimensions: tout d’abord le parcours géographique de "Vents", orienté selon les points cardinaux: l’Ouest, le Sud, le Nord, l’Ouest à nouveau, l’Est enfin.On étudiera ensuite l’axe temporel parcouru, en distinguant, d’une part, une dimension horizontale, qui déroule le récit de différents épisodes de l’histoire humaine, tels que rites de l’ancienne Égypte ou de Babylone, les migrations en Amérique, des Indiens aux savants contemporains, et, d’autre part, une dimension verticale, où sont superposées les diverses valeurs symboliques de ce récit. "Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel". La géographie du poème oppose en effet les points cardinaux. Le mouvement principal est orienté vers l’Ouest, comme les vents dominants. Les immigrants, face au vent, traversent l’Atlantique, puis le continent américain, à la recherche de terres sauvages, jusqu’aux îles du Pacifique. La séquence ii oppose l’hiver stimulant du Nord au Sud, marqué par la mélancolie et la mollesse, puis, à ce dernier, l’ascèse de chevauchées dans les paysages désertiques du grand Ouest. Mais alors que le cavalier allait se perdre au loin à l’Ouest, une main le renverse vers les métropoles dela côte Est et vers l’Europe. L’évocation de la France bourgeoise et pusillanime à la fin du poème est opposée à l’esprit d’aventure américain. "Une mer crédule et hantée d'invisibles départs, se gorgeait de poissons violets et d'oiseaux."    "Et l’homme de vigie, là haut, parmi ses ocres, ses craies fauves sonne midi le rouge dans sa corne de fer. Ceux qui sont vieux dans le pays le plus tôt sont levés à pousser le volet et regarder le ciel, la mer qui change de couleur et les îles". La poésie de Saint-John Perse, comme il l’affirme lui-même, procède par "la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes de réactions et d’associations étrangères" (Discours de Stockholm). Le sens ne vient pas d’un système dogmatique extérieur au poème, mais il est issu du réseau d’analogies tissé par le poème. Des analogies "locales", sous la forme de métaphores, nourrissent les analogies profondes, de valeur symbolique, entre les différents plans de la réalité: la nature, la vie de l’esprit, la dimension ontologique. Perse prélève des éléments du réel, les sort de leur contexte par la périphrase ou la métaphore, les chargeant ainsi d’une énergie neuve qui permet le vaste processus allégorique de l’ensemble du poème. Fidèle aux modèles romantiques admirés dans sa jeunesse, Chateaubriand, Hugo, Poe, Saint-John Perse a toujours tenu à définir la poésie comme une aventure strictement individuelle. Il écrivait à propos d’"Anabase" que cette œuvre se voulait "toujours hors du lieu et hors du temps". C’est pourquoi il n’a pas assez de sarcasmes envers la littérature engagée et déclare que la poésie se trouve au-dessus des vicissitudes de l’histoire humaine. Mais, si l’on tient compte de la configuration du champ littéraire et intellectuel de son temps, l’œuvre de Saint-John Perse est pourtant historique, car elle est inséparable de la position du poète dans ce champ. Le choix même d’une "inactualité" ne se comprend que sur la scène où il est revendiqué. Il est fructueux de situer la poésie de Saint-John Perse dans les enjeux intellectuels, éthiques et esthétiques de son époque afin de d’apprécier l’épaisseur de sens qui en fait la richesse.   "Les voici mûrs, ces fruits d'un ombrageux destin. De notre songe issus, de notre sang nourris, et qui hantaient la pourpre de nos nuits, ils sont les fruits du long souci, ils sont les fruits du long désir, ils furent nos plus secrets complices et, souvent proches de l'aveu, nous tiraient à leurs fins hors de l'abîme de nos nuits. Au feu du jour toute faveur ! Les voici mûrs et sous la pourpre, ces fruits d'un impérieux destin. Nous n'y trouvons point notre gré". Dans le "Discours de Florence", l'hommage à Léon-Paul Fargue, il développe la dimension "ontologique" de la poésieet analyse la place du poète dans l’histoire littéraire, par rapport au romantisme, au symbolisme, au surréalisme.Toutefois ces textes ne présentent pas un commentaire définitif, car Saint-John Perse, exilé en Amérique, éloigné d’un milieu littéraire qu’il estimait défavorable, a été amené à figer des partis pris qui sont souvent plus rigides dans les textes en prose que dans les poèmes où se déploient la force de l’imaginaire, le sens du rythme et le goût du jeu qui font la séduction de son écriture poétique. La correspondance publiée dans le volume de  "La Pléiade" et les éditions complètes rassemblées récemment apportent un complément indispensable à l’étude des Discours. Un renouveau de la critique persienne a suivi l’ouverture de la Fondation Saint-John Perse à Aix-en-Provence en 1976. Peu avant sa mort, en avril 1975, le poète a confié ses archives et sa bibliothèque personnelle à la Fondation Saint-John Perse, située dans les locaux de la Bibliothèque Méjanes. Finalement la lecture de Saint-John Perse exige la rigueur du philologue, la culture de l’interprète, et peut-être aussi, une intense expérience de vivant. Parce que le poème ne s’adresse pas seulement à notre raison, mais plus à notre vie qu’à notre esprit. La Poésie et la mer rendent grâces.   Œuvres et recueils poétiques:   - Histoire du Régent (1921) - Chanson du Présomptif (1924) - Exil (1942)- Poème à l'étrangère (1944) - Des villes hautes s'éclairaient (1953) - Étroits sont les vaisseaux (1956) - Discours de réception du Prix Nobel de Littérature (Stockholm, 10 décembre 1960) - Éloges, suivi de La Gloire des Rois, Anabase, (1967) - Vents, suivi de Chronique (1968) - Amers, suivi de Oiseaux (1970) - Chant pour un équinoxe (1971) - Œuvres complètes, (1972) - L'Animale (posthume 1981) - L'Incertain (posthume 2001)   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 13/12/23
"À la question toujours posée. "Pourquoi écrivez-vous ?", la réponse du poète sera toujours la plus brève: pour mieux vivre". C'étaient de très grands vents, sur toutes faces de ce monde, de très grands vents en liesse par le monde". Homme singulier que Saint-John Perse, se cachant derrière divers pseudonymes littéraires, pseudonymes comme Saint Leger Leger en trois mots ou Saint leger Leger en deux, ou St L. Leger, et enfin Saint-John Perse à partir d’"Anabase" en 1924, recueil qui fut lui même signé un temps "St-J. Perse." Grand diplomate qui a, sous la Troisième République, durablement influencé la diplomatie française. Auteur d’une œuvre poétique qui, entre symbolisme et lyrisme, a marqué la composition poétique moderne. Homme double donc, même si officiellement son pseudonyme a pour rôle de séparer sa mission diplomatique de sa vocation poétique. Alexis Leger naît le 31 mai 1887 à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe. Fils d’Édouard Leger, avocat, et de Marie Pauline Dormoy, issue d’une famille de planteurs, Marie René Auguste Alexis passe son enfance à Pointe-à-Pitre jusqu’en 1899. Son enfance s’écoule à la Guadeloupe, une enfance heureuse d’abord dans l’îlet familial de Saint-Léger-les-feuilles, dans la petite ville voisine, dans la rue des abymes puis dans les plantations de ses grands-parents:  du côté maternel, l’habitation du bois-debout sur la côte de Capesterre et du côté paternel, l’"Habitation de La Joséphine" en souvenir de l'impératrice Marie Josèphe Tascher de La Pagerie, dite Joséphine de Beauharnais. Vers ses onze ans, il est influencé par un ami de ses parents le RP Duss, grand botaniste qui l’initie à l’importance du langage, à ses nuances, lui parlant du nom savant et "vulgaire"des plantes, des noms évocateurs, d’une puissance poétique si extraordinaire qui frappe l’imagination du futur poète.  "Tu es là, mon amour, et je n'ai lieu qu'en toi. J'élèverai vers toi la source de mon être, et t'ouvrirai ma nuit de femme, plus claire que ta nuit d'homme et la grandeur en moi d'aimer t'enseignera peut-être la grâce d'être aimé". Puis la famille s’installe à Pau dans les Pyrénées atlantiques, où Alexis suit ses études au lycée Louis-Barthou puis à Bordeaux en 1904. C’est le poète Francis Jammes, "l’ermite d’Orthez" qu’il rencontre à Pau, qui va l’influencer et le mettre en relation avec Paul Claudel, André Gide et les écrivains de la NRF. Il publie alors ses premiers poèmes à "La Nouvelle Revue Française" en 1911 puis, en 1925, son recueil le plus célèbre, "Anabase", s’abstenant après de toute publication pendant toute sa carrière de diplomate. Première publication dans la NRF en 1909, avec "Images à Crusoé", variation poétique et évocation de la figure essentielle de l’exilé, autour du mythe littéraire fondé par Defoe. "Éloges", premier recueil proprement dit est publié en 1911 sous le nom de Saintléger Léger, frappant par l’originalité du ton. "Licence alors aux jeux du corps ! Offrande, offrande, et faveur d'être ! La nuit t'ouvre une femme: son corps, ses havres, son rivage et sa nuit antérieure où gît toute mémoire. L'amour en fasse son repaire !" Son œuvre ne comprend guère de "je", de "moi", aucun égo, il ne parle pas de lui-même. Pourtant, ses principaux recueils de poèmes sont, dans leur essence, liés à sa biographie. L’exubérance d’Éloge rappelle les paysages antillais,"ô mes plus grandes fleurs voraces, parmi la feuille rouge, à dévorer tous mes plus beaux insectes vert. les fleurs s’achevaient en des cris de perruche, ô joie inexplicable sinon par la lumière". Il passe le concours des Affaires étrangères en 1914 et pendant cinq ans, de 1916 à 1921, nommé secrétaire d’ambassade à Pékin, il change radicalement d’univers. Il en profite pour voyager en Extrême-Orient, à travers la Chine, la Mongolie, en Asie centrale et jusqu’au Japon. C’est au retour d’un de ses voyages qui l’a conduit dans le désert de Gobi qu’il entreprend d’écrire"Anabase", son œuvre la plus connue. Pour écrire, il dispose d’un calme absolu, un ancien temple taoïste dans les collines au nord-ouest de Pékin. À cette époque, il visite aussi l’archipel malais puis s’engage dans une croisière en voilier dans la Polynésie. "Anabase" sera traduit plus tard par T.S. Eliot, Walter Benjamin, Rilke ou encore Ungaretti.  "L'autre soir, il tonnait, et sur la terre aux tombes j'écoutais retentir cette réponse à l'homme, qui fut brève, et ne fut que fracas". La puissance des éléments, le soulèvement des forces de la nature impriment son rythme à "Vents". Le désespoir de quitter son pays et de devoir émigrer aux Etats-Unis après les décrets de Vichy le frappant, lui l’ancien ambassadeur de France, de déchéance et de radiation de sa nationalité, de confiscation de ses biens et de radiation de sa légion d’honneur, et sa solitude transparaissent dans son recueil "Exil". On peut suivre son parcours à travers des photos, sur un bateau en partance pour l’exil américain en 1940, à Long Beach Island, "le lieu flagrant et nul" où il écrit "Exil"en 1941 et à Hundred Acre Island en 1945. Ni vichyssois, ni gaulliste, il refuse de rejoindre les instances dirigeantes de la France Libre, et il devient conseiller littéraire à la Bibliothèque du Congrès à Washington, sous la protection du très influent Archibald MacLeisch. Il se consacre plus librement à son œuvre poétique et cette période américainesera d’ailleurs prolifique: "Exil"(1941), "Poème à l’Étrangère" (1942), "Pluies" (1943), "Neiges" (1944), "Vents" (1946), puis "Amers", son plus long recueil, qui ne sera publié en volume qu’en 1957. Le diplomate se fait alors poète.  "Amie, l'averse du ciel fut avec nous, la nuit de Dieu fut notre intempérie, et l'amour, en tous lieux, remontait vers ses sources". Le diplomate fera une brillante carrière qui sera comme une longue mise en veille de sa vocation de poète. Secrétaire de la légation française de Pékin de 1916 à 1921, directeur du cabinet d’Aristide Briand en 1925, et enfin secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, avec rang d’ambassadeur de 1933 à 1940. Il a joué un rôle important lors de la conférence de Stresa en 1935 et, conservant ce poste pendant huit ans, il a assuré la continuité de la diplomatie française face aux aléas politiques. Plus tôt, Il fut l’un des auteurs des Accords de Locarno en octobre 1925. Entre 1925 et 1932, la carrière du diplomate s’affirme un peu plus, puisque Leger devient le bras droit d’Aristide Briand, forgeant avec lui une politique d’apaisement des relations internationales, par la signature de toute une série de pactes et d’alliances, dont le fameux pacte Briand-Kellog, en avril 1928. À partir de 1933, en tant que secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères, Leger influence la politique extérieure de la France, dans la continuité de la ligne de Briand, ce qui le place en porte-à-faux des atermoiements funestes qui conduisent le gouvernement français à ratifier les accords de Munich en 1938. Alexis Leger plaidait pour une entente franco-allemande pour assurer la sécurité de la France puis de l'Europe. La question des options politiques d'Alexis Leger est complexe car en grand commis de l’État, il s'est adapté à chaque nouveau ministre, d'où des évolutions. Très proche d'Aristide Briand, il était pacifiste.  "Je sais, j'ai vu. La vie remonte vers ses sources, la foudre ramasse ses outils dans les carrières désertées, le pollen jaune des pins s'assemble aux angles des terrasses et la semence de Dieu s'en va rejoindre en mer les nappes mauves du plancton". En juin 1940, Paul Reynaud le démet brutalement de ses fonctions et Leger en est si blessé qu’il refuse toute nouvelle affectation puis choisit l’exil aux États-Unis. Profondément anti-gaulliste, il refuse toute collaboration avec le mouvement, travaille à la Bibliothèque du Congrès à Washington et dit-on, est très écouté par le président Roosevelt. Dès lors, il va s’établir aux États-Unis, Il se marie avec une Américaine, Dorothy Russel, dédicataire de "Poème à l’étrangère", qui a vingt ans de moins que lui et qu’il appelle "Dot" ou "Diane". Le prix Nobel lui est attribué en 1960. Il le doit en partie à l’action de ses amis américains et à Hammarskjöld, le secrétaire général de l’ONU qui contribuent à faire connaître son œuvre à travers le monde. À partir de 1957, il revient en France pour faire de longs séjours sur la presqu’île de Giens où certains de ses amis américains ont mis à sa disposition une propriété, "Les Vigneaux". C’est là-bas, à Giens, qu’il décède le vingt septembre 1975 et qu’il repose depuis. Qu'il réveille par le contexte le sens secondaire d'un mot, sans pour cela faire disparaître le sens principal, ou qu'il introduise un terme mystérieux qui détourne la pensée de l'univers concret, il s'entend à désarmer la rigidité du langage. Il exprime plus d'une pensée à la fois, car il fait résonner les harmoniques des mots, en les heurtant, en les accordant, en révélant par des modulations sensibles, le mouvement de ses associations d'idées. Il donne ainsi à son style poétique un caractère symphonique. C'est pourquoi il est celui que réclamait silencieusement la pensée contemporaine, de sorte que la grande aventure de l'Esprit en notre temps ne soit pas seulement exprimée en équations, mais soit illustrée dans un humanisme par des images somptueuses, des rythmes puissants et harmonieux, des sonorités vibrantes. Si Ronsard a été célébré le poète de l'humanisme de la Renaissance, Saint-John Perse demeurera le grand poète méconnu de l'humanisme du XXème siècle.    Bibliographie et références:   - Daniel Aranjo, "Saint-John Perse et la musique" - Hommage à Saint-John Perse, "Les cahiers de la pléiade" - Maurice Saillet, "Saint-John Perse poète de gloire" - Alain Bosquet, "Saint-John Perse" - Roger Caillois, "Poétique de Saint-John Perse" - Pierre Guerre, "Saint-John perse et l’homme" - Jean-Marc Tixier, "Saint-John Perse à Giens" - Renaud Meltz, "Alexis Leger dit Saint-John Perse" - Colette Camelin, "Saint-John Perse" - Paul-Henry Thomas, "Saint-John Perse, le poète diplomate"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir. 
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Par : le 12/12/23
"Point n'est besoin d'écrire pour avoir de la poésie dans ses poches. Il suffit juste d'avoir le coeur dans sa poche". Léon-Paul Fargue ne semble encore exister parmi nous que par ses immenses talents de chroniqueur, d’amoureux des rues de Paris. Il est bien plus que cela. Il faut aller vers Léon-Paul Fargue par désir d’enfance, de tendresse, de retrouver les chemins cachés de la ville et des hommes, envers celui qui bien au-delà de son livre "Le piéton de Paris" aura cheminé en nous. Paul Valéry disait de lui: "Poète, constamment poète", et Rilke écrivait en 1926: "Fargue est un de nos plus grands poètes." Et même Paul Claudel dans une autre révélation: "Poète né, Faiseur de vie, associé et collaborateur de la création et "un de ces hommes exceptionnels de qui on est constamment en droit d’attendre l’inattendu." Il était l’homme errant, portant en lui un sentiment du tragique, il était un veilleur du temps qui fuit, de la destinée qui se dérobe. On a surtout retenu le chroniqueur étincelant, l’amoureux des rues de Paris, mais il fut aussi un bien grand poète frappé du sceau de la tristesse. Il fut un passant considérable, une présence merveilleuse, notre désordre si magnifiquement familier. Admiré également par Gide, Ravel, Satie, Jarry, Joyce, Saint-Exupéry, Picasso et bien d’autres, sa paresse et sa timidité ont été un obstacle à la publication de ses œuvres. "Haute Solitude et "Le Piéton de Paris" vont briser son isolement littéraire, mais c’est davantage pour ses proses de souvenirs que se fait sa réputation. Il finit par n’être qu’une sorte de témoin de son temps et de Paris, un peu à la Doisneau ou Prévert.    "La poésie hélas n'a lieu que pour quelques-uns. Et pourtant, elle se manifeste partout. Même là où on l'attend pas". Après 1955, un silence assourdissant tombe sur l’œuvre entière. En 1963, c’est Saint-John Perse qui remet Fargue dans la mémoire des gens en signant une préface à ses poèmes chez Gallimard: "Et par la grâce d’un chant pur au plus secret de l’être et du songe de l’être, il sut, d’un même mouvement, mener le sentiment des choses à leur source, l’ombre des choses à leur clarté première, jusqu’en ce lieu très sûr, ou très suspect, où l’homme et le langage confondus sont, comme dans un seul acte et dans une même parole, d’un même souffle proférés."Mais depuis, la poussière à nouveau retombe, comme neige du passé enfui, sur Fargue. En effet il est par trop inclassable, hors des courants, des systèmes de pensée, des chapelles littéraires. Il est insaisissable avec sa lucidité aveuglante, son ironie décapante. Faisons-le revenir parmi nous en lui rendant un hommage mérité. Seul le poète sera honoré, car lui reste à découvrir, alors que le chroniqueur, l’errant, est devenu légendaire. Et c’est bien dans ses poèmes que vit son domaine profond, lui le témoin du monde éphémère. Ami autant de Marcel Proust que de James Joyce, de Mallarmé que de Paul Valéry, d’Alfred Jarry et Valéry Larbaud son ami fidèle, Léon-Paul Fargue a ébloui son temps. Il lui reste encore à illuminer le nôtre.    "Discerner le murmure des mémoires, le murmure de l'herbe, le murmure des gonds. Il s'agit de devenir silencieux pour que le silence nous livre ses mélodies. Écrire, c'est seulement savoir dérober des secrets pour mieux les offrir à tous". Avec ses compagnons de tournées nocturnes, Alfred Jarry, André Beucler, Valéry Larbaud, Brassaï, Léon-Paul Fargue n’était pas un simple fêtard, il bâtissait sensation après sensation, rencontres après rencontres, son univers poétique, son art de vivre. Là il se délivrait de ses fantômes, de ses angoisses tapies en lui, sans gémir: "Sache souffrir. Mais ne dis rien qui puisse troubler la souffrance des autres." Champion de billard, champion de la gymnastique des mots, il marchait en fait au bras de la nuit. Et il n’aura jamais, au grand jamais, exercé la moindre fonction officielle. Libre et ludion de la vie qui passe, il montait et descendait dans ses marches des émotions, dans ses états d’âme cachés au fond de lui-même. Il se disait "admirablement inutile, mais tout aussi indispensable qu’une robe de femme." Léon-Paul Fargue aura été finalement un badaud, parfois dolent et paresseux, car trop doué, souvent piquant, toujours tendre. Mais il est l’attraction des dîners mondains où l’on se l’arrache pour ses bons mots, sa magie verbale. Mais il termine ses nuits aux halles devant la soupe à l’oignon ou dans un bordel sordide, ou dans un hôtel escorté de ses belles amies, où le long des réverbères de la vie.    "Un enfant court autour des marbres, une voix sourd des hauts parages. Les yeux si graves de ceux qui t'aiment songent et passent entre tous les arbres. La nuit, aux grandes orgues de quelque gare, gronde alors la vague des vieux départs". Homme libre, mais terrassé par l’ombre du père enfui, il se dévoile peu, avec une vie qui semble certes bizarre mais sans événement considérable, "sans drame éloquent", sans engagement profond. Il laisse croire une certaine image de lui. Accoudé à la fenêtre de sa propre vie, il regarde défiler les gens, les souvenirs et les années. "Accoudé à ma fenêtre, je pleurerais de longues heures de larmes sur ces silhouettes qui se promènent dans la foule, oui je pleurerais d’impatience et de ferveur, je pleurerais de solitude, si je ne savais que moi aussi, tout à l’heure, je me laisserai glisser sur la pierre décolorée et meurtrie, l’âme au fond des poches, les poches béantes, la vie pesante comme un journal mouillé et les yeux fatigués par les nuits de souvenirs." Haute solitude, accoudé. Il raconte ainsi sa vie: "Je suis né à Paris dans le premier arrondissement, au 8 de la rue Coquillière. Mon père et mon oncle avaient des ateliers de céramique et de verrerie. J’ai été élevé à Montrouge, rue Mouton-Duvernet. De là nous allâmes à la Chapelle où mon père, après avoir été ingénieur chez Faber en sortant de l’École Centrale, fit fortune en inventant une plume miraculeuse écrivant sans encre, qui annonçait le stylo, et un traitement nouveau des perles de couleur. Cette fortune, il l’a perdue en la plaçant dans d’autres inventions. À ce moment-là je faisais de la peinture. Au lycée, j’avais toujours les prix de dessin, et je me croyais quelque chose. Je fis donc plus beaucoup de peinture, mais j’avais déjà mon cahier de poésie." Le reste rappelons-le brièvement.    "Qui dit cérébral ne dit pas nécessairement intelligent. Repassez ça de temps en temps.” "Dans un vieux rêve au pays vague, des choses brèves meurent sages pour la musique des rêves de tous les vagabonds". Léon-Paul Fargue est né à Paris, le quatre mars 1876, de Marie Aussudre, modeste couturière, et de Léon Fargue, ingénieur, qui ne devait le reconnaître que seize ans plus tard, ce dont il souffrira sa vie durant. La figure du père absent sera toujours présente dans son œuvre. Ce père qui veilla quand même sur lui et lui ouvrit l’univers de la lecture et des études. D’abord placé à l’institution de jeunes gens de la rue Montaigne, il fit de brillantes études au collège, le professeur d’anglais était précisément Mallarmé, puis au lycée Janson de Sailly. Il entre au même moment en khâgne au lycée Henri-IV, où il suit les cours de Bergson et rencontre Alfred Jarry. Il refuse la vie royale de Normal Sup pour se réfugier dans l’oisiveté en essayant la peinture et le piano, et surtout la poésie. Très tôt introduit dans les cercles littéraires, où il brille de mille feux, il se lie d’amitié avec Claudel, Valéry et Gide, Debussy, Marcel Schwob, Henri de Régnier, Pierre Bonnard, Raoul Dufy, Maurice Denis, et Maurice Ravel avec qui il fondera la bande des "Apaches d’Auteuil" en 1902. Il fonde des revues, mais reste fidèle à Montmartre et au "Chat Noir", à l’ombre de Verlaine. Mais son ami Jarry meurt à trente-quatre ans en 1907.    "Alors, paix sur la terre aux hommes de bonne incohérence." "J’ai tant rêvé, j’ai tant rêvé que je ne suis plus d’ici. La grenouille du jeu de tonneau s'ennuie, le soir, sous la tonnelle". Demeuré seul, Fargue va continuer ses périples dans la nuit, dans des endroits plus ou moins avouables, plus ou moins connus. Il continue à déployer toute sa verve, son génie du jonglage des mots dans les salons, mais sa part d’ombre, il la réserve à l’écriture de poèmes. En 1900, après trois ans de service militaire, Fargue retrouve Paris et épisodiquement la fabrique de son père, verrier d’art et céramiste, dont il héritera à la mort de celui-ci en 1909. Mais cela n’était pas là sa vocation. Il ne publie presque rien durant cette période, mais il participe au début de "La Nouvelle Revue Française". En1909, il rencontre Valéry Larbaud et ce sera une amitié profonde et durable. En 1912 paraît "Poèmes" son second livre. Mobilisé en 1914 à Laon, il se fera réformer et retrouvera Paris, et ses amis Jean Cocteau et Erik Satie. Dans les années 1920, Fargue fonde et dirige la prestigieuse revue "Commerce" avec Valéry Larbaud et Paul Valéry, puis Jean Paulhan. Il côtoie le mouvement surréaliste, Philippe Soupault et Robert Desnos, mais sans vouloir rejoindre le groupe. Mais il rencontre également André Malraux, Antoine de Saint-Exupéry qui fut son grand ami "Tonio", Joyce, Beucler ou Michaux.   "Elle en a assez d'être la statue qui hurle en silence un grand mot: Le mot. Elle aimerait mieux être avec les autres". Manquant désormais d’inspiration, il se réfugie dans les années trente dans la chronique journalistique, où il abordera pleins de sujets allant des rues de Paris, à la mode, à la critique d’art ou d’autres thèmes allant du loufoque au sérieux. Sa mère tant aimée meurt le 21 avril 1935. En 1939 il publie son livre le plus connu, qui lui servira aussi de surnom: "Le piéton de Paris. " En 1941 il publie "Haute solitude" son chef-d’œuvre poétique. Il est frappé d’hémiplégie en 1943, lors d’un déjeuner avec Pablo Picasso. Cloué par la paralysie au 1, boulevard du Montparnasse, domicile de sa femme peintre Chériane (1900-1990) qu’il avait épousée en 1935, il garde cependant jusqu’à la fin une activité littéraire intense en ce lieu et tous les dimanches tient salon. Il y meurt le 24 novembre 1947 à l'âge de soixante-et-onze ans. Lui qui parlait aussi remarquablement qu’il écrivait, "Je suis tel sur le papier qu’à la bouche", aura fasciné son temps, sans doute gâché bien de son talent, pour le plaisir d’un bon mot, d’un éclair spirituel. Grand enfant en fait qui n’aura pas "guéri de sa tendre jeunesse." Sa tristesse désabusée fait de lui l’un des poètes les plus insolites, et qui nous demeurent chers.    "Elle aimerait mieux être avec les autres qui font des bulles de musique avec le savon de la lune au bord du lavoir mordoré qu'on voit, là-bas, luire entre les vertes branches. On lui lance à cœur de journée ne pâture de pistoles". Paul Valéry saluait l’originalité de son art, et Rilke écrivait en 1926: "Fargue est un de nos plus grands poètes."Saint-John Perse le situe entre Claudel et Valéry, à l’un des sommets de la poésie française. Ce sont des repères, au-delà du laconisme des dates. Léon-Paul Fargue, 1876-1947. Il y a l’œuvre. Fargue ou le poète de la cité. En ce qui concerne la présence de la ville dans la littérature moderne, il fut un précurseur, trop oublié de nos jours. Il est vrai que les légendes autour de sa vie ont fait du "Piéton de Paris" justement un poète de légende, ce qui ne doit pas nous masquer, aujourd’hui, l’importance de son œuvre poétique, qui est exactement cette tentative de dire la ville et de la vivre dans et par les mots. Poète citadin comme Baudelaire, qu'il admire, Fargue l’emporte sans doute sur Apollinaire, son contemporain, par ce sentiment du tragique de notre condition dans les dédales de la cité. Car s’il fut piéton, il n’était pas simplement flâneur dans Paris, traquant l’insolite dans les rues, écrivant dans l’espace urbain la phrase de son poème, afin de trouver enfin un sens à son existence d’homme errant.    "Qui la traversent sans lui profiter et s'en vont dans les cabinets, et le soir, les insectes couchent dans sa bouche". Il écrivait cette vie dans les rues et sur les façades, et la ville, à travers cette douleur qu’il cherchait à comprendre alors qu’elle le traquait, écrivait son poème. Elle est donc aux origines, à l’origine de la parole de Fargue. Pour lui, homme en marche, elle est beaucoup plus qu’un mythe: être de chair, être vivant, avec qui il n’en finit pas de lutter. Avec ses incessantes métamorphoses, Paris lui fut aussi un miroir, qui lui disait sa fragilité d’"insecte" filant sa phrase dans ce cadre où, pour reprendre la définition de Baudelaire, tout lui devenait allégorie. Ville-miroir mais également ville-prison, car le modernisme envahissant paralysait peu à peu et contrariait toute entreprise de poétiser le réel. Ville-femme enfin, impitoyable et tyrannique, qui lui impose sa loi et va même jusqu’à l’empêcher d’écrire. Et c’est pourquoi, à cause d’elle, il interrompt son poème, pour ne plus parler que d’elle, précisément, dans ses articles."J’habiterai mon nom", écrit Saint-John Perse. À quoi Fargue, par son œuvre, fait écho: "Ville, j’habiterai ton nom."    "Il n’est pas nécessaire d’écrire pour être un poète. Il faut et il suffit d’être en état de grâce et de contemplation". Pour qui entreprend le voyage dans la poésie de Fargue, il y a d’abord et sans cesse la présence de l’homme, sa respiration pourrait-on dire, à quoi s’accorde le rythme des mots, des phrases, de la musique du dire sur la page etdu nous. C’est une poésie du sentiment, avec toutes les fièvres, l’incertitude en quête, l’errance jamais interrompue dans les moindres continents de la mémoire, à travers les "épaisseurs" de ce qui est reconnu et aimé. De l’espace géographique, celui de la cité, à l’espace sémantique, on ne trouve que la démarche de Fargue elle-même. C’est dire que la poétique se confond avec la vie, elle est cette vie. Alors que souvent la poésie n’est plus qu’écriture, exercice où l’auteur s’efface au profit d’une réflexion sur le langage, la parole de Fargue nous ouvre le cœur de l’être. Car elle est parole en acte, véritable "chasse au bonheur" dans le ressassement des événements d’une vie, où la biographie ne cesse d’exister qu’au profit de ces "instants" cristallisés que sont les poèmes. Ainsi l’expriment les titres repères. Banalité, c’est l’appréhension du quotidien "vécu." Espaces, la topographie minutieuse et pourtant "rêvée" des lieux. La déambulation, dans une ville de songe qui supplante la cité aux incessantes métamorphoses, avec "Le Piéton de Paris", "Méandres", et "D’après Paris." La conquête toujours renouvelée des terres intérieures, dans "Refuges" ou "Haute Solitude", ces terres du temps qui tremblent sous nos pas et paraissent se dérober, alors que seuls les mots permettent de les transcrire, les connaître, les saisir enfin grâce à une brillante écriture.    "En vain la mer fait le voyage du fond de l'horizon pour baiser tes pieds sages. Tu les retires hélas toujours à temps". Léon-Paul Fargue ou le "Piéton de Paris". Si la ville est bien ce lieu poétique où l’homme s’efforce de définir "le secret de ses jours", elle n’apparaît jamais comme simple décor ou cadre de sa quête. Elle vit en lui, comme il habite en elle. Ainsi s’établit ce dialogue des images-souvenirs, dialogue d’un homme avec lui-même que l’on perçoit aussitôt dans le ton, dès la phrase inaugurale. Nous découvrons ainsi un poète qui se parle en même temps qu’il parle à l’autre, en un dialogue sans cesse repris et poursuivi entre le veilleur et les ombres, entre les choses et la conscience, la sensibilité et l’imaginaire au travail. C’est ainsi que l’explorateur des quartiers familiers de la grande ville n'aspire qu'à reconnaître ces "lointains graves" dont la musique ne cesse de le hanter. À côté ou par-delà les mouvements littéraires de son temps, symbolisme ou surréalisme, il couve sa voix dans l’intimité bouillonnante de Paris, mais aussi dans l’enfance, toujours présente, dans l’amour et ses courses effervescentes, dans la mort et son cortège de masques, dans le voyage, enfin, d’un citadin qui devient le témoin de l’éphémère, car les pierres, les maisons, les êtres aussi,tout échappe à notre saisie. Il ne reste que le poème. "Je ne suis ni philosophe, ni théologien, ni partisan. Peut-être ne suis-je poète que par le drame de voir mourir autour de moi des physionomies et des façades." Humilité dans l'âme.    "C'est déjà bien assez d'être pauvre, s'il fallait encore se priver de tout !". "Tu te tais, je ne dis rien, nous n'en pensons pas plus, peut-être. Mais toutes les lucioles ont tiré leur lampe de poche". De la rue du Colisée à la gare de l’Est, des jouets de l'enfance à la présence-absence du père, du monde des insectes à celui des automobiles, Fargue ne s’arrête pas de voyager. Dans sa mémoire et dans celle de la ville, mais surtout dans le sentiment bref et illuminé d’un instant reconquis. Dans la rue, comme dans le dédale de sa longue phrase ininterrompue. Ainsi il construit et donne à voir sa ville, en architecte et en urbaniste, préférant le poème non versifié (poème en prose) dont il est un des maîtres incontestés, avec Baudelaire et Lautréamont. Avec la déambulation dans la ville, à travers l’œuvre en vers et en prose, un mystère s’impose au lecteur. La vie de la campagne, si présente partout, avec son monde minuscule, au ras de l’herbe, ses insectes, toute cette population, aux noms parfois imaginés. D’où cela vient-il ? Du Jardin des Plantes, à Paris, dont Léon-Paul fut un visiteur assidu dès l’enfance ? Aux habitants des cités devenues inhumaines, la voix de Fargue, en sa modulation grave et tendre, apparaîtra toujours comme une veilleuse, vigilante vigie témoignant pour l’homme et son précaire destin. Fargue était le Cartier-Bresson de la littérature de Paris.    "Tout exprès pour faire briller sur tes yeux calmes la larme que je fus un jour obligé de boire. La mer est assez salée". La province ? Ces mots restent vagues. À André Beucler, compagnon de la NRF et des balades parisiennes, il confie avec précision: "C’est à Chaillac et à Saint-Benoît-du-Sault que je suis devenu poète, en regardant, au bord de l’Anglin, les nasicornes et les nautonectes se faire des confidences avec les fleurets de leurs antennes, échanger de la télépathie sans fil dans un langage de pincettes." Voici un terroir, une géographie qui nous mettent en prise avec une réalité. Mais qu’en est-il de l’œuvre poétique elle-même, de ses références à un réel ? Rares sont les localisations dans la campagne, les noms de lieux en une province précise, alors que l’œuvre s’appuie sur tant de souvenirs et se nourrit d’eux, et se fait à partir de cette alchimie de l’imaginaire avec une mémoire sélective, pour dire justement son enfance et sa découverte du cosmos. Fargue nous apparaît si souvent en exil dans sa ville, à cause des allusions, des rêveries à un pays lointain, celui de sa tendre enfance, à cause de cette "présence" d’une campagne connue puis perdue, heureuse en un mot.    "Une méduse blonde et bleue qui vient s'instruire en s'attristant traverse les étages bondés de la mer, nette et claire". Et le voici au pays de ses enfances, qu’il a toujours reconnu, tel qu’il le retrouve dans les poèmes de "Pour la musique", dont les titres à eux seuls apparaissent comme autant de jalons: "Au pays", avec la magie du nom de Cromac; "Dimanches" et le "parc bleu de pluie" lorsque "ceux qui m’aiment sont là"; ou les habitants de Chaillac, Camélia jouant de l’harmonium et le comte de Beaufort qui "jouera du cor", sous le titre explicite "En vacances". Où l’on découvre aussitôt ces mêmes "insectes" qui hantent telles pages des Poèmes, dès 1905, où surgit "l’âme des soirs de jadis", le bonheur triste éprouvé autrefois dans cette campagne qu’il évoque avec tant de nostalgie: "ô jardin de jadis, veilleuse parfumé." Ce pays qui est celui de sa mère, de son grand-père Joseph Aussudre, le maçon, comme l’attestent quelques autres noms de lieux, sans référence à Chaillac, à travers des Poèmes: "la lisière du Bois-Moine", "le château du Breuil", ou "la route de la Touche."    "Je suis à marée basse, et je peux rentrer pieds nus dans les barques correctes de la vie bourgeoise, digne et sérieuse"."Comme un ascenseur, et décoiffe sa lampe à fleur d'eau pour te voir feindre sur le sable avec ton ombrelle, en pleurant". Poète visionnaire, comme Rimbaud, Léon-Paul Fargue nous entraîne dans les méandres de sa prose, en une sarabande de mots et d’inventions verbales, où les images se présentent en éclats de lumière qui abolissent l’espace et le temps, au profit de la pure vision. C’est alors "un débat dans l’azur" auquel participe le lecteur de manière très étroite, tant est forte l’émotion poétique: cette plongée dans l’éternité, qui nous offre "Vulturne" (1928) se poursuit avec la même intensité, parfois jusqu’au tragique, dans "Haute solitude" (1941). D’une "visitation préhistorique" à la "Danse mabraque", Fargue nous entraîne en une plongée étourdissante, une révélation, une fête des sens et des mots qui ne semble avoir de correspondances qu’avec les Illuminations, ou telles pages de Lautréamont. Derrière le piéton se cache un grand poète.   "Fais-moi quitter le corps visible. J'escaladerai les échelles des épreuves et des blessures, je traverserai les systèmes". C’est au détour de "Danse mabraque" justement, dans une envolée intersidérale où la gare de l’Est elle-même devient astéroïde, que Fargue situe le nom de son village à son plus haut rang: "J’entrai dans une piscine qui servait de lieu de réunion à ceux que le hasard seul maintenait au même endroit de la terre folle. Car on pouvait parfaitement se retrouver, sans la moindre sensation de changement, et d’un instant à l’autre, sur un viaduc, à Parme, à Chaillac. à Melbourne, à Vancouver, au bord du précipice, dans un salon, dans un paquebot. Nous étions, pour d’autres vivants, invisibles encore, mais énormes comme des siècles." Chaillac, le village de sa mère Marie Aussudre et de son grand-père, le paradis bleu des vacances du petit écolier, le voici dans quelques grandes villes du monde, non pas comme repère géographique, mais emblème de la rêverie solitaire qui permet la découverte du cosmos. L’herbe, les grillons, les odeurs du soir. Et par la magie de cette fusion des souvenirs et de l’imaginaire, la campagne de son enfance se présente comme l’un des pôles de l’œuvre, presque à l’égal de Paris. Tant il est vrai que l’espace-temps n’a pas de secret pour le pur poète. Entre Paris, la ville aimée, et la campagne de ses enfances, la gloire de Fargue signe sa poésie et nous la donne en partage.   Œuvres et recueils poétiques:   - Banalité (1928) - Vulturne (1928) - Sur un piano bord (1928) - Ludions (1930) - Haute solitude (1941) - Le Piéton de Paris (1939) - Déjeuners de soleil (1942) - Refuges (1942) - Bagatelle sur la beauté (1943) - Portraits de famille (1944) - Méandres (1946) - Maurice Ravel (1946) - Fantôme de Rilke (1947)   Bibliographie et références:   - André Beucler, "Dimanche avec Léon-Paul Fargue" - Barbara Pascarel, "Léon-Paul Fargue" - Claudine Chonez, "Léon-Paul Fargue" - André Beucler, "Vingt ans avec Léon-Paul Fargue" - Jean-Claude Walter, "Léon-Paul Fargue" - Henri Thomas, "À la rencontre de Léon-Paul Fargue" - Jean-Paul Goujon, "Léon-Paul Fargue, poète et piéton de Paris" - Pierre Loubier, Léon-Paul Fargue" - Pierre Sassier, "Léon-Paul Fargue" - Paul Valéry, "Mon ami Léon-Paul Fargue" - Jacqueline de Waziers, "Léon-Paul Fargue" - Jérôme Prieur, "Léon-Paul Fargue"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 06/12/23
"Ainsi, dans l'année, ma saison favorite, ce sont les derniers jours alanguis de l'été, qui précèdent immédiatement l'automne et, dans la journée, l'heure où je me promène est quand le soleil se repose avant de s'évanouir, avec des rayons de cuivre jaune sur les murs gris et de cuivre rouge sur les carreaux". Rien de plus sciemment étanches que la poésie de Mallarmé et sa vie. Et c'est passionnant de découvrir, sur la durée, comment il a très tôt établi son programme, s'est organisé pour le remplir. Aucune forfanterie, mais la certitude absolue d'être dépositaire de quelque chose d'entièrement neuf, qui allait, il le prévoyait, lui demander du temps et un travail acharné. Si son œuvre intimide, nul mieux que lui en parle. "Définissez la Poésie", lui demande une revue en 1884. Par retour du courrier: "La Poésie est l'expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l'existence. Elle doue d'authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle". La détermination de Mallarmé s'exerce dès l'adolescence. Vient le moment alors où il affronte ses grands-parents. Non, il ne fera pas carrière dans l'Enregistrement. "Je le crois moins en rapport avec mes aptitudes que l'Université". Il veut devenir professeur. Pas professeur de lettres, mais de langues. Il veut quitter Sens, où il dépérit chez son père et sa belle-mère. Il est encore mineur quand il s'installe à Londres afin de se préparer à enseigner l'anglais et "mieux lire Poe". Petit-fils attentionné mais ferme, respectueux des convenances mais ne cédant pas sur les exigencesde sa vocation, Mallarmé s'éloigne très vite de sa famille. Il a des cousins, Paul et Victor Margueritte, qui seront ainsi des littérateurs célèbres, des demi-sœurs et "un tas d'égoïsmes ventrus qui sont mes oncles." Personne n'a d'influence sur lui,semble-t-il. Il a connu l'enfermement des pensionnats, et des chagrins qu'il n'évoque pas trois fois. Il est armé, alarmé. Il n'est pas gai. Il est de la génération de Catulle Mendès, de François Coppée, de Villiers de l'Isle-Adam, les interlocuteurs de sa jeunesse. En 1884, Huysmans l'immortalise dans son roman "À rebours". Ses proches aînés sont Théodore de Banville, Léon Cladel, Frédéric Mistral, le peintre Edouard Manet. La Correspondance voit mourir Baudelaire, "un de mes maîtres les plus vénérés", Maupassant et Victor Hugo dont les "Châtiments" circulent sous le manteau, Hugo dont Mallarmé raille des formules comme "le Beau serviteur du vrai" et autres "utilité de l'art", mais trouve miraculeux le recueil "l'Art d'être grand-père" (1877). Est-ce prudence ou pure bonté d'âme ? Il n'est pas malveillant. Aucun ragot. Et c'est merveille de voir comment il accueille les jeunes auteurs. Maurice Barrès, Henri de Régnier, Pierre Louÿs, Paul Valéry, Paul Claudel, André Gide, Henri Barbusse. Ils ont vingt ans quand il en a quarante puis cinquante. A Francis Jammes, vingt-quatre ans, qui vient de lui envoyer son premier recueil: "Comment, vous vous êtes donc fait, si loin, et seul, uninstrument de cette délicatesse. Je les ai connues, ces heures enfouies dans une province et je vous serre la main".   "Un poème est un mystère dont le lecteur doit chercher la clef. La chair est triste, hélas et j’ai lu tous les livres. Fuir ! Là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres d’être parmi l’écume inconnue et les cieux. Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe. Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe sur le vide papier que la blancheur défend et ni la jeune femme allaitant son enfant". "C'est t'apprendre que je suis maintenant impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu, mais une aptitude qu'à l'univers spirituel à se voir, à se développer, à travers ce qui fut moi", écrit Mallarmé, jeune poète de vingt-cinq ans, à son ami Henri Cazalis. Le "Je" qui parle ici n'est plus un moi, c'est-à-dire un individu singulier, le Stéphane que l'ami a autrefois connu. Ce dernier s'est nié comme fin en soi, pour se faire le porte-parole, en tant que "Je" purement poétique, de l'univers, après la perte de la croyance en Dieu, un Dieu transcendant dont on imagine qu'on avait dit à l'enfant: "Le bon Dieu est attentif à toi, Stéphane, à tes joies et à tes peines particulières, il te protège ainsi que les êtres qui te sont chers". Le jeune Mallarmé a perdu la foi en ce Dieu qui lui a ravi successivement sa mère, sa sœur, sa petite amie, de façon qu'il estime cruelle et injuste. Adolescent, il abandonne les pratiques de la foi, rencontre le néant de l'athéisme. L'abandon des pratiques religieuses se conclura par la négation athée de Tournon où il est jeune professeur d'anglais, âgé de vingt-trois ans, après la lutte triomphante contre ce "méchant plumage terrassé, heureusement, Dieu". Stéphane Mallarmé est né le dix-huit mars1842 à Paris. Après la mort de sa mère, en août 1847, et le remariage du père, l'enfant, recueilli avec sa sœur Maria par les grands-parents maternels, est mis en 1850 dans une pension mondaine, puis en 1852 chez les frères des écoles chrétiennes à Passy. Élève médiocre, il est renvoyé de la pension en 1855 pour insoumission, et entre l'année suivante comme pensionnaire au lycée impérial de Sens, ville où son père est depuis 1853 conservateur des hypothèques. C'est au lycée de Sens que Mallarmé, marqué par un nouveau deuil avec la mort de Maria en 1857, fait son véritable apprentissage littéraire. Apprentissage tout académique, avec la "Cantate pour la première communion" (juin 1858) et "La Prière d'une mère" (juillet 1859) mais plus personnel aussi avec le recueil "Entre quatre murs" où se révèle alors l'influence d'Alphonse de Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, Théophile Gautier, Théodore de Banville, et ave l'anthologie de huit mille vers qu'il calligraphie alors en 1860 sous le titre de "Glanes", des poètes du XVIème siècle aux poètes contemporains, en particulier Charles Baudelaire et Edgar Poe pour lesquels, il éprouve de l'admiration.    "Je partirai ! Steamer balançant ta mâture, lève l’ancre pour une exotique nature. Un ennui, désolé par les cruels espoirs, croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs. Et, peut-être, les mâts, invitant les orages, sont-ils de ceux qu'un vent penche sur les naufrages. Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots. Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots". Cette même année 1860, il est reçu bachelier, et, suivant la tradition familiale, fait son "premier pas dans l'abrutissement" en entrant comme surnuméraire chez un receveur de l'Enregistrement. C'est de 1862 que datent les premières publications: articles, notamment le fameux "Hérésies artistiques", "L'Art pour tous", et poèmes:"Placet", "Le début du Guignon", "Le Sonneur", que date aussi sa liaison avec une gouvernante allemande, Maria Gerhardt, de sept ans son aînée. En novembre, le poète, qui veut quitter l'Enregistrement pour l'enseignement de l'anglais, s'embarque pour Londres avec Maria, qu'il épousera par devoir après bien des péripéties, le dix août 1863. Au terme de ce séjour londonien, il est déclaré apte à l'enseignement de l'anglais et chargé de cours en septembre1863 au lycée de Tournon. À Tournon, Mallarmé passera trois années décisives pour son évolution intellectuelle et spirituelle. C'est sous le signe du taedium vitae que commence alors en tout cas cet exil ardéchois pour le poète,désormais majeur et chargé d'âmes, qui découvre, avec les misères de l'enseignement, l'ennui de la vie de province et le démon de l'impuissance poétique. Les poèmes de ces premiers mois de Tournon multiplient les variations sur le spleen et l'idéal baudelairiens, mais "La Genèse d'un poème d'Edgar Poe" lui révèle en même temps que la poésie n'est pas seulement l'aveu d'un idéalisme absolu, mais aussi un travail sur le vers en vue de l'effet à produire. C'est sous ce double patronage de Baudelaire et de Poe, et avec l'espoir, grâce à Banville, d'être joué au Théâtre-Français, qu'à l'automne de 1864 Mallarmé commence sa tragédie d'"Hérodiade", qu'il abandonne provisoirement en juin pour rimer "un intermède héroïque, dont le héros est un faune". Ce "Monologue du faune", soumis à Banville et à Coquelin en septembre, ne trouve pas grâce à leurs yeux, si bien qu'en octobre, lorsque le poète revient à son héroïne hivernale, "Hérodiade" n'est plus tragédie mais poème. À la scène, sans doute terminée à la fin de 1865, il envisage alors d'adjoindre une ouverture musicale (l'"Ouverture ancienne"), à laquelle il travaille pendant les premiers mois de 1866.    "Le printemps maladif a chassé tristement l’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide, et, dans mon être à qui le sang morne préside l’impuissance s’étire en un long bâillement. Des crépuscules blancs tiédissent sous mon crâne qu'un cercle de fer serre ainsi qu’un vieux tombeau et triste, j’erre après un rêve vague et beau, par les champs où la sève immense se pavane". C'est dans ce contexte qu'il fait à Pâques un séjour à Cannes chez Eugène Lefébure, au terme duquel il écrit à Henri Cazalis, évoquant son travail sur l'Ouverture: "En creusant le vers à ce point, j'ai rencontré deux abîmes, qui me désespèrent. L'un est le néant, auquel je suis arrivé sans connaître le bouddhisme, et je suis encore trop désolé pour pouvoir croire même à ma poésie et me remettre au travail, que cette pensée écrasante m'a fait abandonner. Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière, mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme. Si sublimes, mon ami, que je veux me donner ce spectacle de la matière, ayant conscience d'elle et, cependant, s'élançant dans le rêve qu'elle sait n'être pas, chantant l'âme et toutes les divines impressions pareilles qui se sont amassées en nous depuis les premiers âges et proclamant, devant le rien qui est la vérité, ces glorieux mensonges. Tel est le plan de mon volume lyrique et tel sera peut-être son titre, "La Gloire du mensonge",ou "Le Glorieux Mensonge". Je chanterai en désespéré". "Hérodiade", dans laquelle il dira s'être mis tout entier sans le savoir, est ainsi dans l'évolution de Stéphane Mallarmé l'œuvre charnière, et le lieu d'une crise essentielle par laquelle le poète découvre, outre le néant sous les mots, l'immanence de la divinité dans l'âme humaine et celle de la poésie, ou de la beauté, dans le langage. Cette révélation décisive, qui aura pour effet d'ajourner tout travail d'écriture alors même que la publication de dix de ses poèmes dans "Le Parnasse contemporain" le douze mai consacre une prime notoriété, inaugure pour Mallarmé deux années de spéculations sur le grand oeuvre, et de fréquentation de l'absolu. Ainsi écrit-il en mai 1867 à Cazalis: "Je viens de passer une année effrayante. Ma pensée s'est pensée, et est arrivée à une conception pure. Tout ce que, par contrecoup, mon être a souffert, pendant cette longue agonie, est inénarrable, mais, heureusement, je suis parfaitement mort, et la région la plus impure où mon esprit puisse s'aventurer est l'éternité. C'est t'apprendre que je suis maintenant impersonnel et non plus Stéphaneque tu as connu, mais une aptitude qu'a l'univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi."    "Fuir ! Là bas fuir ! Je sens que les oiseaux sont ivres d’être parmi l’écume inconnue et les cieux. Dire au peintre qu'il faut prendre la nature comme elle est, vaut de dire au virtuose qu'il peut s'asseoir sur le piano. Toute chose sacrée qui veut demeurer sacrée s'enveloppé de mystère". Un an plus tard, il écrit encore à François Coppée: "Pour moi, voici deux ans que j'ai commis le péché de voir le rêve dans sa nudité idéale. Et maintenant, arrivé à la vision horrible d'une œuvre pure, j'ai presque perdu la raison. Décidément, je redescends de l'absolu mais cette fréquentation de deux années me laissera une marque dont je veux faire un sacre." Le dix-huit juillet, il envoie ainsi à Cazalis le "Sonnet allégorique" de lui-même, première version du sonnet en -ix, inaugurant cette logique nouvelle de la poésie qui se veut une réflexion du langage. Les années 1869-1870 consacrent en tout cas la fin d'une crise de quatre ans: après la découverte, par la lecture de Descartes, de la notion de fiction, c'est un conte,"Igitur", qui, par une espèce d'homéopathie littéraire, doit exorciser le démon de l'impuissance et par là même liquider la crise de l'absolu, et c'est la science linguistique qui va permettre à Mallarmé de donner un fondement scientifique à son œuvre. Ni "Igitur", ni la thèse envisagée ne seront menés à terme, mais lorsqu'en septembre1871, au terme d'un congé de vingt mois, Mallarmé s'installe enfin à Paris, il redevient, selon ses propres termes,"un littérateur pur et simple", celui qui sait enfin que tout le mystère humain tient dans le seul génie des lettres. Parallèlement à un travail souterrain de réflexion sur le langage et la divinité, dans le prolongement de la thèse abandonnée, travail dont témoignent des ouvrages qui ne sont pas qu'alimentaires: "Les mots anglais" (1878),"Les Dieux antiques" (1880), les années soixante-dix voient fleurir les publications: la scène d'Hérodiade dans le deuxième Parnasse contemporain en 1871, "Toast funèbre" (1873), "L'Après-Midi d'un faune", destiné à l'origine au troisième Parnasse contemporain, mais refusé et publié en édition de luxe (1876), la préface à Vathek, l'article sur les impressionnistes et Manet et le "Tombeau d'Edgar Poe" la même année, sans parler de "La Dernière Mode", dont le poète, sous divers pseudonymes, rédige seul en tout huit numéros entre septembre et décembre 1874.   "L’amour est une infidélité envers soi-même. La poésie est l’expression, par le langage ­humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence. Elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle". Mais la fin de cette décennie est marquée par un drame personnel, la mort de son fils Anatole, né en 1871, après une maladie de six mois, drame dont témoignent les notes préparatoires à ce qui eût dû être le "Tombeau d'Anatole". Deux publications, au tiers des années 1880, vont soudain gagner à Mallarmé une audience plus large: "Les Poètes maudits" de Verlaine en novembre et décembre 1883, et surtout, en mai 1884, "À rebours" de Joris-Karl Huysmans, en l'honneur de qui sera publiée en 1885 l'énigmatique "Prose pour des Esseintes". En ce milieu des années 1880 où la mort de Victor Hugo libère symboliquement le champ de la poésie, Stéphane Mallarmé devient, bien malgré lui, avec Paul Verlaine, le modèle d'une nouvelle génération et le parrain du symbolisme naissant, lancé par Jean Moréas dans son manifeste du Figaro en septembre 1886. Mais les poèmes qu'il publie ou republie alors ne sont pour lui que la petite monnaie d'une ambition plus vaste.  C'est en 1885 encore, peu après avoir écrit sa "Rêverie d'un poète français" sur Richard Wagner, où il se pose en émule du théoricien de l'art total, qu'il révèle à Verlaine son rêve du grand œuvre, conçu comme l'"explicationorphique de la Terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence". Ces spéculations sur le grand œuvre, tantôt livre tantôt théâtre, feront la matière de divers articles que Mallarmé en 1897 réunira avec ses poèmes en prose sous le titre de "Divagations". Mais cette neuve célébrité crée aussi une demande nouvelle, et de cette époque date le premier recueil des Poésies, l'édition photo-lithographiée de 1887, pour laquelle Mallarmé révise nombre de ses poèmes anciens. Les Mardis, jours où il reçoit, ont désormais valeur d'initiation pour de apprentis poètes qui ont pour noms Pierre Louys, Paul Valéry, André Gide, Paul Claudel, et le maître de la rue de Rome, à la retraite depuis 1894, devient un personnage quasi officiel qui préside banquets et comités, avant d'être élu prince des poètes en 1896. En même temps qu'il prépare une nouvelle édition d'ensemble de ses Poésies qui, à la suite de multiples retards, ne paraîtra qu'après sa mort en 1899 chez l'éditeur belge Edmond Deman, d'autres projets occupent ses dernières années: Un coup de dés jamais alors n'abolira le hasard, cette partition qui découvre à la poésie un espace nouveau, et dont un premier état paraît en mai 1897 dans la revue Cosmopolis, et Les "Noces d'Hérodiade", destinées à compléter enfin la scène seule publiée d'un "Prélude" et d'un "Finale".   "Éclat, lui, d’un météore, allumé sans motif autre que sa présence, issu seul et s’éteignant. Tout, certes, aurait existé, depuis, sans ce passant considérable, comme aucune circonstance littéraire vraiment n’y prépara. Le cas personnel demeure, avec force". L'Idéal fictif d'Igitur est bien l'équivalent d'un cogito ergo sum, d'un lien de conséquence que dit igitur, mot latin signifiant "donc, par conséquent". Non pas "je pense donc je suis", mais "je me suicide idéalement, je tue en moi le moi, donc je suis le soi du monde". Alors, en me faisant douloureusement le porte-parole devenu le soi impersonnel du Monde, je suis enfin. Le Je n'est plus ici le sujet "concret", synthèse d'un moi particulier et d'un soi universel, puisqu'écrire, c'est mourir comme Moi pour renaître comme Soi. Toutefois tant que dure l'acte, c'est encore le moi qui se met au service du soi universel et substantiel du monde, le sujet concret perdure donc. Mais le terme fictif, est la situation-limite, asymptotique et apathique, en quelque sorte indolore, du poète mort à la tâche. Tant qu'Igitur continue d'écrire, tant qu'il puise dans l'encrier la goutte noire, il continue de vivre et de souffrir dans son moi la douleur du monde. Mais cette douleur est l'envers de la joie que lui donne et nous donne l'harmonie de ses vers, reflet de l'harmonie du verbe, celle de la musique du monde. Beauté tragique, puisqu'il s'agit de la tragédie de la nature, drame solaire des jours et des nuits, alternance et retour des saisons, puisque la nuit entropique finira par triompher du jourselon le principe thermodynamique de Clausius connu de Mallarmé. Ce principe scientifique obsède l'imaginaire de l'époque et les textes littéraires, romanesques, théâtraux, poétiques, évoquant la fin de l'univers par refroidissement du feu solaire sont très nombreux. En réponse aux constellations qui ont allumé la Terre, puis la Vie et l'Esprit, le poète tente une douloureuse et sublime constellation verbale en direction du ciel. Ainsi écrit-il, à la fin, "rien n'aura eu lieu que le lieu, excepté, peut-être, une constellation. La musique est ici, au-delà de toute technique du poème, le symbole de quelque chose qui, s’il ne peut plus se confondre avec les représentations de l’ordre cosmique véhiculé par les grands mythes religieux, ne saurait être le chaos. Les rapports de hauteur et de rythme qui sont la grammaire de la musique sont le signe de l’existence de rapports, infinis, de quelque axiome secret en quoi l’univers consisterait.   "Nommer un objet c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu. Eneffet, le suggérer, voilà le rêve. Il doit y avoir toujours énigme en poésie, et c'est le but de la littérature, il n'y en a pas d'autres d'évoquer les objets". Hélas, la mort prématurée de Stéphane Mallarmé le neuf septembre 1898 à Valvins en Seine-et-Marne, des suites d'un étouffement, interrompt ainsi, en laissant une œuvre inachevée et l'énigme majeure du "Livre", une aventure intellectuelle et littéraire sans équivalent dans la poésie française. Ce modeste fonctionnaire aura été en effet l'agent d'une véritable révolution poétique. Parti du rêve de faire de la poésie, par un idéalisme forcené, une langue au-delà de la langue, Mallarmé a découvert, par la poésie même, que la poésie est tout entière dans la langue, mais qu'elle réveille aussi, à côté de la logique purement économique de signification, la fonction symbolique du langage, c'est là le double état de la parole, telle qu'elle se révèle dans le processus mythologique démonté au même moment par la linguistique. En avouant, au sortir de ses années de crise, qu'il avait à "revivre la vie de l'humanité depuis son enfance et prenant conscience d'elle-même", Mallarmé entreprenait en somme de se réapproprier, par la linguistique et par la poésie, une histoire idéale du langage: de l'inconscient originel générateur de tous les mythes et représentations jusqu'à la conscience poétique. Ou de l'âge théologique fondé en Dieu jusqu'à l'âge moderne de la fiction dont la "pièce principale" est ce "Rien qui est la vérité". Car la poésie, en tant qu'elle est par excellence la conscience du langage, n'est rien d'autre pour Mallarmé que le terme et le couronnement de l'évolution vers cette "divinité de l'Intelligence" qu'il s'était proposé d'étudier dans sa thèse latine sur la divinité. Et s'il est vrai que mythes et religions ont leur bible, la poésie elle-même ne peut rêver d'autrefin que le Livre pour cette apocalypse, proche ou lointaine, de la fiction. Synthèse de tous les arts et de tous les genres, à la fois journal, théâtre et danse, le "Livre", constitué de feuillets séparés, devait être lu en public par son auteur, variant à l'infini les combinaisons des différents feuillets, suivant un rituel quasi religieux. Mais emporté par la maladie avant l’achèvement de cette œuvre, le poète va hélas laisser son œuvre absolue à l'état d'énigme.   Bibliographie et références:   - Joseph Attie, "Mallarmé, Le Livre" - Alain Badiou, "Stéphane Mallarmé" - Antoine Bonnet, "Mallarmé et la musique" - Pierre Beausire, "Essai sur la poésie de Mallarmé" - Éric Benoit, "Les poésies de Mallarmé" - Jean-François Chevrier, "L'art moderne selon Mallarmé" - Patrick Laupin, "La folie utile dans l'œuvre de Mallarmé" - Henri Mondor, "Vie de Mallarmé" - Jean-Luc Steinmetz, "Stéphane Mallarmé" - André Stanguennec, "Mallarmé et l'éthique de la poésie" - K. D. Sethna, "Mallarmé, un théâtre de l'esprit"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 03/12/23
"Personne ne peut savoir si le monde est fantastique ou réel, et non plus s’il existe une différence entre rêver et vivre. J'ai toujours imaginé le paradis comme une sorte de bibliothèque. Nous pouvons discuter le tango et nous le discutons, mais il renferme, comme tout ce qui est authentique, un secret. Ordonner une bibliothèque est une façon silencieuse d’exercer l’art de la critique". C’est l’une des œuvres les plus énigmatiques du XXème siècle. De poème en poème, de nouvelle en nouvelle, d’essais en textes divers et variés, Jorge Luis Borges (1899-1986) aura poursuivi toute sa vie un travail d’écriture par petites touches successives, à la manière des peintres pointillistes. Comme pour un tableau, c’est en prenant de la distance que l’on comprend sa production. À sa mort en 1986, Borges nous a laissé une œuvre foisonnante, féconde, déroutante. Son travail a été si marquant qu’il est aujourd’hui l’un des auteurs les plus cités par les écrivaines et écrivains eux-mêmes. Né en Argentine en 1899, la même année qu’Ernest Hemingway, Borges aura vécu un quart de siècle de plus que l’auteur du "Soleil se lève aussi". Toutefois, c’est pratiquement aveugle que le créateur de "Fictions" et du "Livre de sable", ses deux ouvrages majeurs, a traversé une bonne partie de sa vie d’adulte. En 1955, alors que la cécité, mal héréditaire dont son père avait également souffert, l’avait gagné peu à peu, Borges a été promu à la direction de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires à l’occasion d’un de ces coups d’État militaires dont l’Argentine a le secret. Un directeur de bibliothèque aveugle ! C’était le genre d’ironie qui ne pouvait que le ravir. D’autant plus que la fascination qu’exerçaient sur lui les livres était déjà bien ancrée avant qu’il accède à ce poste, qu’il allait conserver pendant près de vingt ans. Après tout, il était alors l’auteur de "La Bibliothèque de Babel", métaphore de la bibliothèque-univers. On lui offrit aussi dans les mêmes années une chaire de littérature anglaise et américaine à l’Université de Buenos Aires. "La cécité progressive n’est pas une chose tragique. C’est comme unsoir d’été qui tombe lentement", dit-il dans "Le livre de sable". Borges fait avant tout un travail sur les mots, sur le langage, sur ce qui peut se cacher derrière le récit. Un questionnement sur le vrai et le faux, le fond et la forme. L’impossible s’oppose au possible, le visible à l’invisible. Ses thèmes concernent les labyrinthes, les miroirs, les puzzles, les encyclopédies et les bibliothèques, comme autant de représentations du monde. Il s’intéresse aux travaux de ses prédécesseurs tels que Dante, Cervantès et Shakespeare, mais cela ne l’empêche pas d’écrire sur des livres qui n’ont jamais été écrits. Il a ainsi signé un grand nombre de préfaces et de textes de toutes sortes autour de livres, d’auteurs inventés. C’est que dans son monde, il y a plusieurs versions de nous-mêmes, on est jamais tout à fait soi, jamais tout à fait un autre. Le réel et l'imagination sont aussi vrais et faux l’un que l’autre.   "Le livre n’est pas une entité isolée, il est une relation, il est l’axe d’innombrables relations. Les pas que fait un homme, de sa naissance à sa mort, dessinent dans le temps une figure vraiment inconcevable. L'intelligence divine voit cette figure immédiatement, comme nous voyons un triangle. Cette figure a peut-être sa fonction bien déterminée dans l'économie de l'univers". Lire Borges, c’est également nous interroger sur notre rapport à la lecture. Est-ce l’auteur ou le lecteur qui écrit le texte ? C’est comme si l’Argentin voulait laisser toute la place au lecteur pour qu’il s’approprie le texte et en fasse sa propre histoire. Comme si, au fond, c’était la littérature elle-même qui était contestée. Il n’y a pas d’interprétation officielle d’un texte de Borges. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises façons de le lire et de le faire sien. Pour lui, la littérature était "comme une série d’impressions sur le langage et, bien entendu, sur l’imagination". Ses livres les plus connus sont des recueils de nouvelles. Dans son autofiction "Inside Story", le romancier britannique Martin Amis avait une définition très personnelle de ce genre littéraire. "Une nouvelle, c’est un texte plus court qu’un roman. Et les romans sont plus longs que les nouvelles", notait-il, moqueur. Amis voulait ainsi illustrer que des textes brefs pouvaient avoir la même puissance que des romans, sinon davantage. Et c’est là tout le génie de Borges. Jorge Luis Borges a influencé toute une génération d’auteurs. Dans "Le nom de la rose", l’écrivain italien Umberto Eco s’inspire ainsi de "La Bibliothèque de Babel" pour concevoir la bibliothèque labyrinthique de sa fameuse abbaye. Pas si surprenant qu’un sémioticien comme Eco soit ainsi fasciné par le travail de Borges sur la relation entre le lieu physique, la bibliothèque, et sa puissance utopique de concentration de tout le savoir du monde en un seul endroit à la fois ouvert et impénétrable. Dans "Le nom de la rose", le directeur de la bibliothèque se nomme Jorge de Burgos.Tout comme Borges, Salman Rushdie aime présenter ses écrits comme des contes. Il y a une familiarité entre le réalisme magique de l’auteur indo-britannique et l’œuvre de Borges. On associe parfois certains textes de Borges à une forme de science-fiction, et l’on pourrait dire la même chose à propos du travail de Rushdie. Dans "Joseph Anton", son livre de mémoires, ce dernier se rappelle un séjour à Buenos Aires au cours duquel il rencontra la veuve de Borges et visita la maison où avait vécu l’écrivain. Il y avait une pièce entière remplie d’encyclopédies, dans laquelle il crut même apercevoir celle contenant l’article sur le pays d’Uqbar, contréeimaginée par Borges dans son très fameux conte "Tlön, Uqbar, Ortis Tertius", paru dans l'ouvrage "Fictions".   "Le poème est plus beau si nous devinons qu'il est l'expression d'un désir et non le récit d'un fait. Il me dit que son livre s'appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n'ont de commencement ni de fin". Jorge Luis Borges est né le vingt-quatre août 1899 à Buenos Aires (Argentine). Issu d'une famille aisée et cultivée, il est élevé par une gouvernante anglaise et apprend l'anglais avant même de savoir parler l'espagnol. En 1914,on l'envoie faire ses études supérieures à Genève, où il apprend l'allemand et le français. De 1919 à 1921, il réside en Espagne. De retour dans son pays, Jorge Luis Borges s'intègre à l'avant-garde littéraire argentine, le mouvement dit "ultraïste". Son grand maître à penser est l'écrivain Macedonio Fernandez. En 1955, il est nommé Directeur de la Bibliothèque Nationale de Buenos Aires, poste qu'il conservera jusqu'à ce qu'une cécité presque totale l'oblige à abandonner ses fonctions. Cette cécité n'empêche cependant pas l'écrivain de voyager et de donner des cours, tant dans son pays qu'en Europe et en Amérique. L'œuvre de Jorge Luis Borges, l'une des plus connues d'Amérique latine en Europe et dans le monde, est multiple et déroutante. Borges est d'abord un poète. Mais c'est aussi un conteur et un essayiste. Toutefois, aucun de ces noms ne lui convient vraiment, car il a une manière à lui d'être poète, conteur ou essayiste. D'un côté, c'est un cosmopolite incorrigible. De l'autre, un amoureux de sa ville, Buenos Aires, et de son pays. Les premières œuvres de Jorge Luis Borgesse signalent précisément par un lyrisme sentimental et nostalgique: "Ferveur de Buenos Aires" (1923), "Lune d'en face" (1925)," La Dimension de mon espérance" (1926), "La Langue des Argentins" (1928), "Cahier San Martin" (1929) et "Evaristo Carrriego" (1930). Cette veine sentimentale et nostalgique ne sera d'ailleurs jamais complètement absente du reste de son œuvre, et particulièrement de ses poèmes ultérieurs. Mais dès 1925,Borges inaugurait le genre du conte-essai qui allait le rendre célèbre, avec ses "Enquêtes". Citons la majeure partie de ces livres: "Discussion" (1932), "Histoire universelle de l'infamie" (1935), "Histoire de l'éternité" (1936),"Le Jardin des sentiers qui bifurquent" (1941), "Fictions" (1944), "L'Aleph" (1949), "L'Auteur et autres textes"(1960). Aucune de ces œuvres, composées d'histoires ou d'essais généralement très courts, ne peut être séparée des autres. L'ensemble constitue le "cosmos" propre de Borges, un cosmos déroutant, sophistiqué, métaphysique qui n'a pas son pareil dans la littérature mondiale, à l'exception peut-être de celui d'Edgar Poe.   "Après la quarantaine, tout changement est un symbole détestable du temps qui passe. Dans un poème ou dans un conte, le sens n'importe guère. Ce qui importe, c'est ce que créent dans l'esprit du lecteur telles ou telles paroles dites dans tel ordre ou selon telle cadence". L'un des contes les plus fameux de Borges s'appelle "La Bibliothèque de Babel" (dans "Fictions"). L'auteur imagine une bibliothèque infinie, contenant la totalité des livres possibles, y compris leurs innombrables variantes. Dans ce cauchemar spéculatif, une race d'hommes angoissés erre à travers les salles, cherchant le Livre des Livres, le livre qui répondrait à toutes les énigmes. Cette quête dure également depuis une éternité, dans leur désespoir, les hommes ont parfois brûlé des livres. Qui sait, demande Borges, si le fameux "Livre des Livres" existe encore ? Car, bien entendu, chaque livre est unique. Ce petit conte, l'un des plus parfaits de son oeuvre, est comme la métaphore de celle-ci. D'autres contes nous introduisent dans des labyrinthes, des espaces de miroirs, dans des mondes où les "moi" ne savent plus s'ils existent ou s'ils sont rêvés (comme dans "Les Ruines circulaires", dans "Fictions") par un "Dieu" inconnu. Dans "Enquêtes", un personnage d'ailleurs réel, Pierre Ménard, passe sa vie à réécrire Don Quichotte en espagnol, au début du XXème siècle. Borges s'amuse à comparer les deux Don Quichotte, qui sont pourtant formellement identiques. Irineo Funes, dans "Fictions", a une mémoire tellement développée qu'il met une journée à se rappeler la journée antérieure. L'œuvre de Borges s'enfonce dans un labyrinthe de sophismes vertigineux, dont on ne sait s'ils sont purement verbaux ou métaphysiquement profonds. Les références, souvent distraites, malgré leur érudition à des philosophes du solipsisme comme Georges Berkeley, David Hume, Arthur Schopenhauer, Emmanuel Kant ou Benedetto Croce ne doivent pas nous faire confondre ces"enquêtes" avec des "enquêtes" philosophiques: Jorge Luis Borges n'est ni essayiste ni philosophe, mais son jeu avec les notions et les êtres a quelque chose de grisant et de glacé. Un style élégant, froid et cérémonieux, paraissant alors d'une logique imperturbable, transmet au lecteur les plus folles spéculations, à une distance elle-même infinie de la vie "ordinaire". Mais à n'importe quel moment, dans le conte ou l'essai le plus étrange, l'autre Borges, celui de Buenos Aires, de ses rues, de ses maisons, de ses cours, de ses faubourgs qui se perdent dans l'immense pampa, réapparaît, perdu cette fois dans un autre vertige, celui de la nostalgie d'unpassé personnel ou national qui, peut-être, n'a jamais existé. L'écrivain n'a jamais renoncé à ses racines.   "Que voulez-vous que je dise de moi ? Je ne sais rien de moi! Je ne sais même pas la date de ma mort. Une doctrine philosophique est au début une description vraisemblable de l'univers. Les années tournent et c'est un pur chapitre, sinon un grand paragraphe ou un nom, de l'histoire de la philosophie". L'œuvre peut donc emplir d'angoisse ou ravir l'intellect, angoisser et ravir à la fois, selon le lecteur. Il est évident qu'elle n'est pas "facile",pas "populaire". Parée des prestiges d'une érudition peut-être en partie feinte, Borges n'ayant pas lu tout "Babel",elle semble éloignée du réel, du charnel, et également des sentiments. Elle est en blanc et noir, polarité sur laquelle l'auteur, devenu aveugle comme le bibliothécaire de l'un de ses récits, a aussi écrit de belles pages. On a parlé à propos de Borges d'"esthétique de l'intelligence", d'hédonisme, mais cet esprit labyrinthique résiste à toutes les définitions, à toutes les classifications: semblable à quelque mollusque marin, il a créé un coquillage d'une complexité merveilleuse dont le plan, le projet initial resteront à jamais incompréhensibles. La poésie de Jorge Luis Borges, "Poèmes 1923-1958", rassemblés dans les "Œuvres complètes", publiées en 1964, et "L'Ordes tigres" (1974), ne peut pas être séparé du reste de son œuvre. Les mêmes thèmes s'y retrouvent: le chaos du monde, les doubles, la transmigration des âmes, l'annulation du moi, la coïncidence de la biographie d'unhomme avec celle de tous les autres hommes, le panthéisme, l'éternel retour, la mémoire. Et la même oscillation entre un univers intellectualisé et pour ainsi dire bardé de citations, et un univers nostalgique ou Borges évoque soudain le Rio de la Plata, un faubourg animé de Buenos Aires, l'immensité déroutante de la pampa. Ici, naturellement, ces thèmes prennent la forme d'images qui sont obsessivement répétées de poème en poème, de recueil en recueil. L'auteur a longtemps écrit des sonnets extrêmement travaillés du point de vue formel. La cécité l'a obligé, en dictant ses poèmes et ses contes, à revenir à des formes plus simples, plus populaires et plus "orales". C'est ainsi que ses contes, qui étaient alors auparavant des merveilles de sophistication, se rapprochèrent de plus en plus des contes de la tradition littéraire argentine, comme ceux d'Horacio Quiroga.    "La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes. Un écrivain croit parler de beaucoupde choses, mais ce qu'il laisse s'il a de la chance, c'est une image de lui". Jorge Luis Borges a eu une énorme influence sur la littérature de son pays, et notamment sur un écrivain plus jeune comme Julio Cortazar. So nunicité, naturellement, l'empêche d'avoir une postérité. Au milieu des romanciers argentins engagés dans la réalité sociale et politique convulsée de leur temps, il paraît comme figé dans l'éternité de ses obsessions et de ses fantasmes. Il est vrai que ses opinions notoirement conservatrices ne transparaissent aucunement dans ses livres. On a parfois accusé Borges d'être cosmopolite, d'être étranger à la réalité latino-américaine.Mais, bien qu'il soit fort peu intéressé, par exemple, par les mythologies préhispaniques, alors qu'il donne des cours à Buenos Aires sur les mythologies celtes et nordiques, il est encore latino-américain, paradoxalement, par son sens du cosmos, du fantastique, de l'immensité spatiale et temporelle, et il ne serait sans doute pas difficile de retrouver dans l'œuvre d'un Garcia Marquez, par ailleurs si différente, des obsessions analogues. Son cosmopolitisme lui-même n'est pas n'importe quel cosmopolitisme. C'est celui de Buenos Aires, la grande ville des immigrés, ouverte alors à la fois sur l'Europe et sur l'Amérique, et séparée de cette Europe et de cette Amérique par les deux immensités de la mer et de la pampa. Durant les dernières décennies de sa vie, Jorge Luis Borges avait multiplié les livres d'entretiens: avec Georges Charbonnier (1967), Jean de Milleret (1967), Richard Burgin (1972), Maria Esther Vasquez (1977), Willis Barnstone (1982), Osvaldo Ferrari (1984). Ses deux derniers recueils: "Le Chiffre" (1981) et "Les Conjurés" (1985) sont dédiés à Maria Kodama, qu'il épousa en avril 1986. Il est décédé à Genève deux mois plus tard, le quatorze juin 1986, à l'âge de quatre-vingt-six ans. L’abondante littérature à la gloire de l’écrivain argentin s’est employée à gommer les méandres de sa trajectoire,comme si elle avait eu pour unique dessein de se livrer au culte du pur écrivain, spécimen contemporain le plus achevé de l’homme de lettres, devant tout à son seul génie littéraire et dont la genèse se résumerait à un halo d’allusions, d’anecdotes et de bizarreries. Borges a lui-même fortement contribué à ce minutieux effort de "spiritualisation" croissante de ses œuvres, traitées et reconnues comme autant de prouesses enchantées.   "Toute destinée, si longue, si compliquée soit-elle, compte en réalité un seul moment: celui où l'homme sait une fois pour toute qui il est. D’autres se targuent des pages qu’ils ont écrites, moi je suis fier de celles que j’ai lues". Borges a été élevé dans un environnement familial tourné vers les lettres. Outre son père Jorge Guillermo et Macedonio Fernández, qu’il appela plus tard son maître, participaient aux rencontres habituelles du dimanche soir, chez ses parents, à Palermo, dans les faubourgs de Buenos Aires, plusieurs personnalités qui devaient marquer sa formation et orienter certains infléchissements de son parcours, le désignant rapidement comme un leader intellectuel, à mi-chemin entre l’expression de la plainte et la contestation. Bien qu’il ait alors connu d’incessants changements de trajectoire, d’objectifs, de sentiments, ses lettres de jeunesse permettent ainsi d’apprécier l’intensité avec laquelle il fait de la vocation d’écrivain une planche de salut. Il se livre corps et âme à l’office littéraire, entre contrariétés et euphories, soutenu par la fougue ésotérique dont alors il revêt l’activité créatrice. L’errance familiale, l’incessante quête d’une guérison, les cassures entraînées par les opérations successives purent introduire une part de flottement et d’irréalité dans l’éducation des enfants. L’inébranlable confiance du jeune Borges en son potentiel d’intellectuel prit corps au milieu des turbulences familiales. Leurs déplacements organisaient le temps de chacun autour des progrès de la cécité, une maladie congénitale qui avait frappé six générations de la branche paternelle de la famille. Le fils devait donc avoir conscience qu’elle ne pouvait alors manquer tôt ou tard de le rattraper. De fait, à l’approche de ses cinquante ans et après huit interventions chirurgicales, Borges allait perdre la vue. En Suisse, Georgie apprit le français au lycée, langue qu’il maîtrisait parfaitement à l’écrit et à l’oral. Il s’investit également dans un apprentissage autodidacte de l’allemand, dont il se sortit si bien qu’il se risqua alors à traduire lui-même, des poèmes expressionnistes.    "On observera que la conclusion précéda sans doute les preuves. Qui se résigne à chercher des preuves d'une chose à laquelle il ne croit pas ou dont la prédication ne l'intéresse pas". Au contraire de ce que soutient une certaine prose promouvant l’avant-garde littéraire argentine, le jeune Borges ne fut jamais confiné aux revues d’avant-garde. Dès les premiers temps de son retour à Buenos Aires, il avait été invité à collaborerdans divers espaces contrôlés par l’establishment littéraire de la ville. La réussite culmina avec la proposition qui lui fut faite de tenir une chronique mensuelle dans le quotidien "La Prensa". Cette intense circulation au sein du champ intellectuel et journalistique argentin contribua de façon décisive à rehausser l’impact de sesécrits. La lecture attentive des premiers livres de Jorge Luis Borges, dans les deux genres dans lesquels il exerça ses penchants nationalistes, la poésie et l’essai, permet de cerner le réseau de significations dont il nourrit ses écrits et son militantisme intellectuel à la tête du mouvement de rénovation littéraire au cours des années 1920. Le jeune Borges ne craignit pas le combat idéologique, y compris celui que l’on engage dans l’arène conceptuelle des classifications. Il redonna vigueur et caractère à la notion archaïque de "criollidad", en lieu et place de celle d’"argentinité", et chercha à situer, désigner et valider les traductions matérielles et symboliques de cette manière d’être parmi la culture populaire, dans la tradition littéraire et chez les auteursqui lui paraissaient le mieux à même d’en incarner et d’en défendre la force. Plutôt que l’approche passéiste, Borges s’efforça de trouver d’autres fondements au renouveau des mythes "criollos", en les adaptant alors aux circonstances changeantes des luttes idéologiques du temps. Loin de l’aube industrieuse, l’après-midi constitue le moment idéal pour les promenades du poète. Elle met en valeur les couleurs nostalgiques qui nimbent la mémoire de classe. Les lieux célébrés dans les élégies à Buenos Aires forment une ceinture autour de Palermo, le quartier mythique de la maison de ses parents, l’espace de sa socialisation affective, le modèle dans lequel peuvent se retrouver les composantes magiques de ce cadre de la genèse de sa sensibilité.    "Je me rappelle un rêve, il y a quelques nuits de cela. J’avais trouvé un livre anglais du XVIIème siècle et je me disais que c’était épatant d’avoir dégotté cette édition, mais après j’ai pensé que, si j’étais en train de rêver, je n’allais pas le retrouver le lendemain. Alors, me suis-je dit, je vais le mettre en lieu sûr, et je l’ai mis dans letiroir de la bibliothèque. Comme cela je pourrais le retrouver à mon réveil". Borges privilégie l’aspect fantastique du texte poétique, rejetant une écriture rationnelle, qu’il juge insuffisante et limitée. Une des influences majeures du réalisme magique latino-américain, Borges est aussi un écrivain universel dans lequel chacun peut alors se reconnaître. Claude Mauriac dit à son propos: "Jorge Luis Borges est l’un des dix, peut-être des cinq, auteurs modernes qu’il est essentiel d’avoir lus. Après l’avoir approché, nous ne sommes plus les mêmes. Notre vision des êtres et des choses a changé. Nous sommes plus intelligents". Outre les fictions, son œuvre comprend poèmes, essais, critiques de films et de livres. On y trouve une sorte de réhabilitation du roman policier, plus digne héritier de la littérature classique à ses yeux, que le nouveau roman. Ce genre littéraire demeure seul, selon lui, à préserver le plan de la construction littéraire classique, avec une introduction, une intrigue et une conclusion. On trouve ainsi également parmi ses écrits de courtes biographies et de plus longues réflexions philosophiques sur des sujets tels que la nature du dialogue, du langage, de la pensée, ainsi que de leurs relations. Il explore aussi empiriquement ou rationnellement nombre des thèmes que l’on trouve dans ses fictions, par exemple l’identité du peuple argentin. Dans des articles tels que "L’histoire du Tango" et "Les traducteurs des Mille et Une Nuits", il écrit ainsi avec lucidité sur des éléments qui eurent sûrement une place importante dans sa vie. Il existe de même un livre qui réunit sept conférences dans diverses universités, qu’on peut considérer comme sept essais, ordonnés, d’une simplicité dérivant de leur caractère oratoire. Dans ce petit recueil de savoir, "Les Sept Nuits" ("Siete Noches"), on trouve un texte sur les cauchemars, sur les "Mille et une nuits", sur la "Divine Comédie" de Dante, sur le bouddhisme et d’autres thèmes que Borges exploite et nous fait partager avec l’autorité didactique et la simplicité pédagogique d’un véritable professeur, érudit de la littérature. Dans le roman d’Umberto Eco "Le Nom de la rose", adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud en 1986, le bibliothécaire aveugle Jorge de Burgos est une évocation peu voilée de Jorge Luis Borges, la bibliothèque labyrinthique faisant référence à sa nouvelle "La Bibliothèque de Babel".    Bibliographie et références:   - Beatriz Sarlo, "La poésie de Jorge Luis Borges" - Dominique de Roux, "Cahier Jorge Luis Borges" - Emir Rodríguez Monegal, "Borgès par lui-même" - Macedonio Fernández, "Jorge Luis Borges" - Christian Nicaise, "La Bibliothèque de Jorge Luis Borges" - Juan Andreu, "Le monde de Jorge Luis Borges" - Lisa de Behar, "Borges ou les gestes d’un voyant aveugle" - Alberto Manguel, "Chez Jorge Luis Borges" - Julia Romero, "Jorge Luis Borges, lecture d’une œuvre" - Jean-Clet Martin, Borges, "Une biographie de l’éternité" - Christian Garcin, "Jorge Luis Borges, de loin" - Sergio Miceli, "Histoire d'un écrivain-né" - Fernando Stefanich, "Jorge Luis Borges"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.  
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Par : le 02/12/23
"Ça m'inquiète de penser que peut-être les lecteurs chercheront une morale dans Ulysse ou, ce qui est pire, qu'ils le prendront au sérieux. Et je jure qu'il n'y a pas une seule ligne écrite au sérieux dans tout ce livre. Quand elle apparaissait sur le seuil, mon cœur bondissait. Je ne lui avais jamais parlé, sauf un petit mot quelconque par-ci par-là, et cependant, à son nom, mon sang ne faisait qu'un tour. Son image m'accompagnait alors partout, même dans les endroits les moins romantiques". "Tout est trop cher quand on n’en a pas besoin", sauf le Connemara, les portes de Dublin, les falaises de Moher, l’anneau de Kerry, Galway, la Saint-Patrick, la Old Bushmills Distillery, Michael Collins, Oscar Wilde, Eamon de Valera, George Bernard Shaw, Arthur Griffith, James Connolly, Grace O’Malley, Peter O'Toole, Cecelia Ahern, SamuelBeckett, la comtesse Constance Markievicz, William Butler Yeats, Maureen O'Hara, Veronica Guerin, Caitríona Balfe, Karan Casey, Dolores Keane, Sinéad O’Connor, Bono, Colin Farrell, Liam Neeson, Dolores O’ Riordan, Michelle Rocca, de Gaulle "face à lui-même", Michel Déon et James Joyce. Que Joyce, très tôt dans sa jeunesse, ait choisi de devenir un artiste, voilà qui coule de source, tant le génie se reconnaît précisément à ce désir d'universalité, à ce franchissement des frontières nationales. Mais qu'il ait toujours aussi tenu à être reconnu comme un artiste irlandais, le premier à penser que Dublin méritait une œuvre qui la fasse entrer de plain-pied dans la littérature, voilà qui suscite immédiatement toute une série de questions et nous place sur le terrain miné des liens d'appartenance qu'un sujet entretient avec son pays natal, le lieu où il est né. D'entrée de jeu, l'auteur reconnaît en l'Irlande un espace matriciel qui instille dès son enfance en lui une inspiration ardente, même à son corps défendant, impulsion à saisir moins en termes intellectuels qu'affectifs et réactivée, sous une forme plus ou moins diffuse, dans plusieurs représentations et figures de l'œuvre. Joyce, n'eut de cesse, en se séparant à multiples reprises de son pays, de réaffirmer ainsi, chaque fois qu'il le pouvait, "la légitimité deson absence volontaire", se nourrissant de cette opposition querelleuse qui était la forme même de sa relation à l'Irlande.II se nourrissait d'opposition et pâlissait quand on le traitait avec indulgence. Chaque fois que ses relations menaçaient de s'améliorer, il provoquait un nouvel incident pour consolider son intransigeance et réaffirmait la légitimité de son absence volontaire. Plus tard il manifesta une vive fureur devant la possibilité d'une indépendance irlandaise sous prétexte qu'elle modifierait le caractère des relations qu'il avait si minutieusement établies avec son pays. "Explique-moi, disait-il à un ami, pourquoi tu penses que je devrais changer les conditions qui ont donné à l'Irlande et à moi-même une forme et une destinée ?" Il est bien probable qu'il n'aurait pu écrire ses livres en Irlande, mais il éprouvait le besoin de maintenir son intimité avec son pays en renouvelant de façon continue sa querelle avec lui qui l'incitait à le quitter pour la première fois. Ainsi sont les grandes œuvres: intimidantes. "Gens de Dublin", "Ulysse", et "Finnegans Wake" ont associé de manière définitive le nom de James Joyce à un univers littéraire magistralement en avance sur son temps. Solidement arrimés à une langue épique, guidés par une imagination inépuisable et une ironique lucidité, ses romans constituent une revigorante entrée en matière pour tous ceux qu’intéressent l’histoire et les us et coutumes de ces insulaires singuliers que sont les irlandais, avec ou sans Brexit. Si Joyce quitta Dublin, il ne quitta jamais les Dublinois. "Il faut de l'humilité pour apprendre. Mais c'est la vie qui est la grande éducatrice. Dieu a fait l'aliment, le diable, l'assaisonnement". Un irlandais en littérature. Maîtrise étincelante de la langue, associée à des personnages comme Leopold et Molly Bloom d'une profonde humanité.   "Les erreurs sont les portes de la découverte. Il n'est pas d'amis tels que les vieux amis, j'entends, d'amis auxquels on puisse se fier. Il était exaspéré par la droiture même de son existence. Il sentit qu'il avait été proscrit du festin de la vie". Joyce est peut-être le dernier de ces héros des lettres pures qui ont marqué l'histoire occidentale. Il serait vain de prêter à l'écrivain irlandais un message social. En 1939, quand la guerre se déchaîna, il la trouva malencontreuse. Qui allait lire "Finnegans Wake" qu'il venait justement de publier ? C'est ainsi qu'il voyait les choses. Au reste, on peut dire de l'ouvrage que, s'il a été le moins lu, il a été le plus commenté de ceux qui ont influencé l'histoire littéraire moderne. Mais l'ère de ces prodiges est révolue. Dans la guerre précédente, Joyce s'était trouvé à Zurich avec Dada, la première contestation collective de la culture contemporaine. Un phénomène, donc, de cette époque. Le refus égotiste de Joyce est d'autre sorte, et d'un autre temps. Il a sa propre grandeur. L'auteur a trouvé le moyen de rendre, par une forme brisée, inchoative, presque sans grammaire, le déroulement de la pensée spontanée. Freud a fourni l'appoint d'une préoccupation dominante prenant par le travers et infléchissant les mouvements de la rêverie. Pour le reste, la suite des impressions apportées par les sens se combine sans cesse, par "associations d'idées", avec les appels de mémoire, de sorte qu'à un présent épais affleure sans cesse par bribes un passé aussi ancien que la mémoire personnelle. C'est ainsi que, de l'intérieur, nous connaissons non seulement le caractère, mais l'histoire de Stephen, de Bloom ou de Molly au fil de leur monologue. Des plans se déterminent dans ce paysage intérieur. Il ne s'agit d'ailleurs que de le suggérer, non de le photographier. De grossiers contresens ont été faits là-dessus. Joyce n'a pas installé l'informe dans les lettres, il leur a ajouté la plus souple des formes. Faulkner, Hemingway, Dos Passos, Virginia Woolf, Beckett, ont alors suivi la voie qu'il avait ainsi tracée.L’écriture romanesque de James Joyce (1882-1941), si théologique et pourtant si profane, manifeste avec puissance cette dynamique insaisissable. Plus qu’une érudition byzantine, elle requiert a minima un brin d’irlandité. L’interpréter, c’est l’accepter dans la confiance comme un lieu de parole qui peut vraiment chasser la crainte, cette crainte qui réduit le divin aux braillements unanimes des supporters d’une équipe de football. La réputation d’intellectualisme qui s’attache à son œuvre ne tient pas plus d’une page. Rien d’une cathédrale de papier sans référent. L’imaginaire de Joyce puise à une connaissance toujours plus approfondie de l’Irlande, dont il cartographie souvent les splendeurs et les misères. L’île, son histoire politique d’oppression, d’exil et d’exode, et la beauté stupéfiante de ses rings. Les misères de sa petite bourgeoisie nostalgique de la vie rurale et les grâces troubles de Dublin, la capitale. Le théâtre de ses pubs ivres de mélancolie et la grandeur comique d’une religiosité à double face, mystérieusement truffée d’un paganisme qui s’ignore.   "Est-ce qu'un ouvrier n'a pas autant de droit qu'un autre à faire partie du conseil municipal et même plus de droit qu'un de ces pique-assiettes qui sont toujours chapeau bas devant quelque gros monsieur avec un nom qui se dévisse ? "Par conséquent, l’irlandité de Joyce n’est pas un produit folklorique régional, mais elle inscrit à même le relief de son œuvre une limite, une entaille et un corps qui le détournent alors du vertige d’un fantasme psychotique, celui d’un langage capable de s’auto engendrer à l’infini. Inséparable de sa mère Mary Jane et de son épouse Nora, elles-mêmes tout à fait inséparables de l’Église, l’irlandité du romancier renvoie à la catholicité de son écriture. Lorsque l'effet de "stylo-caméra", de sensations et d’immanence y effacent peu à peu toute identité d’auteur, une épiphanie des profondeurs au souffle polyphonique et plein d’humour s’y produit. Mais de quel genre d’alliance parle-t-elle ? Des "Gens de Dublin" (1914) à "Finnegans Wake" (1939) en passant par "Ulysse" (1922), James Augustine Joyce n’a cessé d’évoquer et de recréer la ville de Dublin et le faubourg saint-Patrice du fin fond d’un exil, définitif dès 1912. D’une façon plus ou moins consciente,cette alliance de l’écrivain avec l’Irlande va acquérir dans son esprit un caractère biblique: "l’île des saints et des sages", représente pour lui à la fois une terre, un peuple et une promesse. Cette dernière comporte un double horizon. Il s’agit à la fois d’une promesse d’écriture et d’une promesse d’indépendance. À la naissance de Joyce, seulement trente ans après la Grande famine, l’Irlande est encore sous le joug d’un Empire britannique qui l’a exploitée sans vergogne, allant jusqu’à lui voler son propre langage. L’anglais parlé à Dublin est un entre-deux dérisoire entre la langue de Shakespeare et son assimilation maladroite par un peuple victime de son hospitalité sans réserve. Quant à la littérature irlandaise, Joyce en critique l’étroit particularisme. En bref, pour le jeune James, l’accomplissement de la promesse passe par une libération spirituelle de son pays. C’était sans doute vouloir alors s’attribuer un rôle démesuré dans l’histoire de l’Irlande et s’enfler beaucoup de devenir un "prêtre de l’imagination éternelle", comme le dit ainsi Stephen avec une mégalomanie romantique que Joyce ne manqua pas de caricaturer dans "Ulysse". James Joyce est issu d’une famille de la bourgeoisie catholique aisée, irlandaise de vieille souche. Son père, John Stanislaus Joyce, né à Cork, est un homme cultivé mais fort malheureux en affaires. Son naturel fantasque et sa propension à la boisson qui se change alors peu à peu en alcoolisme chronique ruineront sa famille. Il occupe par nécessité le rôle d’un employé de perception quand James naît alors à Dublin le deux février 1882, premier enfant d’une fratrie de quinze. Le décalage entre l’origine sociale et la réalité sordide où s’enfonce sa famille le suspend dans une sorte d’entre-deux classes, de non-appartenance à telle ou telle couche sociale.   "Un à un, ils devenaient des ombres. Mieux vaut passer hardiment dans l'autre monde à l'apogée de quelque passion que de flétrir avec l'âge. Ce qui importe dans une vraie œuvre d'art, c'est la profondeur vitale de laquelle elle a pu jaillir". Dès l'enfance, James apprend à dissimuler sa misère, à se préserver du regard des autres à travers la fabulation et les traces d’un passé reluisant, comme ces fameux portraits de famille que son père emporte toujours avec lui lors de maints déménagements à la cloche de bois. Si John Stanislaus se montre charmeur et plein de verve en public, il peut aussi se révéler absurde et violent en privé, en particulier envers sa femme Mary. Cependant, James Joyce n’entretiendra pas de ressentiment envers un père qui ne répondait jamais des catastrophes qu’il provoquait. Au contraire, le romancier a toujours conservé une amitié réelle à l’égard de son père. À défaut d’un père réel qui aurait pu lui montrer la légitimité d’un signifiant maître, l’œuvre de Joyce va être animée par le désir de faire que son nom devienne plus grand que ce signifiant maître, ce nom du père qu’il n’a pas laissé se construire en lui. D’une certaine façon, Joyce prend le parti de son propre père John Stanislaus. Faible et passionnel, il n’en est pas moins pour son fils une réelle parole en devenir, un conteur hors pair, une voix irréductible à la somme de ses fautes. La question d’une paternité symbolique à conquérir au nom d’une exécution inconsciente de son alliance avec l’Irlande s’affirme avec force à la fin du "Portrait de l’artiste en jeune homme "(1916). Le narrateur Stephen y reflète l’enthousiasme romantique de l’écrivain: "Je pars façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race". Le projet artistique de l’écrivain se noue étonnamment à la recomposition d’un pacte sacré avec son propre pays. Au moment même de le quitter, il se réclame ainsi follement le père de sa propre lignée. Mais ce père imaginaire, l’auteur, qui accédera au symbolique de l’écriture sans jamais cesser de se heurter au réel, alcool, inadaptation sociale, misères, a besoin de tout l’amour d’une femme pour naître à sa vocation de médiateur de l’Irlande: "Prends-moi au tréfonds de ton âme et je deviendrai alors le poète de ma race" écrit-il à son épouse Nora Barnacle.   "Certes, Ursule était une petite, très petite personne. Cependant elle avait un fort long nez et un menton non moins long. Elle parlait d'une voix légèrement nasillarde, toujours d'une manière conciliante. On en manquait jamais de la faire appeler lorsque parmi les femmes s'élevait une querelle". Nora va incarner la chair et l’histoire de l’île que l’écriture, assomption par analogie, a pour but de rendre à la prolifération du sens et à la reconnaissance de l’esprit. Selon cette perspective, l’Irlande ne peut se réduire pour lui à la seule nation, avec sa langue celtique, ses traditions et ses mythologies, mais elle est d’abord le lieu d’un défi de l’histoire à la liberté de conscience de l’écrivain. Encore faut-il rappeler qu’à cette époque, la renaissance irlandaise se partage entre deux mouvements, l’un protestant et l’autre catholique. Le premier affiche le désir de renouveler la littérature irlandaise et regroupe autour de l’"Abbey Theatre" des écrivains tels que William Butler Yeats, lady Gregory et John M. Synge. Le second, catholique, allie "le nationalisme culturel apolitique" de D. P. Moran au nationalisme politique d’Arthur Griffith et du Sinn Fein dont le but majeur est d’abord l’indépendance à l’égard de l’Empire britannique. S’il partage la lutte de ce dernier contre la domination anglaise, l’écrivain prend cependant distance avec les positions de la renaissance catholique dans ses écrits critiques et littéraires de jeunesse. Très tôt conscient de la laideur intrinsèque à tout sectarisme, les droits de la conscience individuelle priment chez Joyce sur toute subordination à une idéologie, qu’elle se dise catholique ou protestante. Face à de telles attitudes collectives, l’écrivain saura employer les seules armes politiques que l’artiste se permet: "le silence, l’exil et la ruse". Le silence, c’est l’invention d’une nouvelle écriture où la signature de l’auteur exprime d’abord sa voix et le secret de sa dédicace au milieu des récits, et non plus des intentions qui pourraient se substituer à la conscience du lecteur et à sa liberté. Quant à l’exil, il est celui de Joyce à Trieste, Paris et Zürich. Il est celui d’une écriture où la nation ne peut jamais faire son nid, sauf à y fausser gravement l’hospitalité et la conscience de l’écrivain. La ruse enfin, consiste à user de toutes les ressources du langage sans faillir,aux charmes pervers de son idolâtrie. La ruse du roman est de montrer l’envers du communautarisme avec humour. La rencontre avec Nora Barnacle précipite les choses. On pense que sa date est celle même où se déroule "Ulysse", le seize juin 1904. Joyce quitte Dublin définitivement en octobre avec la compagne de sa vie. Commencent les années difficiles. Trieste, de 1905 à 1915. Professeur à l'école Berlitz, puis à l'École supérieure de commerce, et répétiteur privé, Joyce connaît de sérieuses difficultés à entretenir une famille élargie à son fils Giorgio (1905) et à sa fille Lucia (1907). Il n'en poursuit pas moins la composition de Dublinois, où se forge un style de plus en plus exigeant. De dix, le nombre des nouvelles passe à quinze, et le volume s'achève en 1907 avec "Les Morts", texte au large substrat autobiographique à travers lequel il vise également à rendre justice à Dublin. Joyce découvre alors avec retard une dimension de l'exil qu'il n'avait pas envisagée au moment de son départ. Une émotion poignante et nostalgique touchant au plus secret de son être et que son écriture doit sans plus tarder mettre au jour. Cette exploration intérieure va se poursuivre jusqu'en1915. C'est le travail secret de récriture de "Stephen le Héros", engagé dès 1907 mais achevé seulement en 1915. C'est aussi le curieux et admirable petit journal intime, "Giacomo Joyce", inspiré par la rencontre de la jeune Amalia Popper, son élève. Ce sont enfin "Les Exilés", qu'il s'empresse de mettre au point parallèlement au Portrait, mais qui ne seront publiés qu'en 1918. Tout se passe comme s'il s'occupait à faire place nette pour la composition d'"Ulysse", qui va l'absorber jusqu'à la publication du roman en 1922. Les conditions de travail sont à la fois pires et meilleures. Pires, car la guerre le contraint à se réfugier à Zurich, à y trouver logement et moyens d'existence dans un contexte difficile. Meilleures dans la mesure où Ezra Pound, qui l'a fait connaître des milieux littéraires anglais et américain, se dépense en sa faveur, lui procurant une bourse de la couronne britannique, puis une aide régulière, anonyme dans un premier temps, de Harriet Shaw Weaver, éditrice de la revue "The Egoist". Souvenir tenace du courage maternel.    "D’or brun sur le flux rassasié, 
la vigne d’eau soulève et balance ses grappes.
 De vastes ailes étendues au-dessus des eaux blêmes pèsent 
sur le sombre jour. Là où le jour pesant abaisse un regard de morne dédain sur la mer". Dans "Ulysse", l’humour se déploie à la manière d’un fabuleux exorcisme de la violence. Il naît d’un croisement profond et original entre des réalités triviales de la vie quotidienne et la mémoire inoubliable des événements de l’histoire du salut. Inspirée du "Livre de Kells", de ses gargouilles comiques et de ses interminables entrelacs de personnages, de lettres et de couleurs, l’écriture joycienne sait allier le sens du grotesque et celui du sacré et laisse résonner à travers cet alliage risqué un appel à toujours plus de détachement et d’universalité. Encore faut-il pour écrire l’Irlande et la sortir de son insularité pouvoir accrocher la chair du monde à la lettre. Mais une femme, adolescent, l’en empêche.Cette femme est Mary Jane, la mère sur laquelle il restera d’une pudeur exemplaire. Mystère d’une piété partagée entre un enfant et sa mère. Silence, préférence, diapason de deux voix et d’une unique prière, grandeur de la liturgie qui se confond bientôt avec le visage de Mary Jane, May. Nostalgie du ciel, splendeur envahissante de la sainte Mère comme un excès de lumière. À l’adolescence, Joyce verra en elle une insidieuse et tacite demande de renoncementà l’écriture comme à tout autre femme qu’elle. Au fil des sept années de la composition d'"Ulysse", l'écriture du livres ubira plusieurs inflexions. Dans un premier temps, l'optique reste relativement romanesque au sens traditionnel du terme. Il commence par réutiliser, dans les trois premiers épisodes, des pages écartées du Portrait. Il introduit ensuite les personnages de Marion et Léopold Bloom, qui vont occuper une place croissante au fil des pages. Petit à petit,dans une deuxième phase, celle de la composition des épisodes centraux, il va s'efforcer d'accentuer, dans ses révisions, une dimension symbolique du texte, caractérisée par un jeu systématique et subtil de correspondances. Pour lui, le thème de l'Odyssée était "plus grand, plus humain que Hamlet, Don Quichotte, Dante, Faust". Au début pacifiste, il feint la folie, mais doit renoncer lorsque son fils est placé devant sa charrue. Il devient le guerrier rusé, puis l'errant aventureux, le musicien désireux, au risque de sa vie, d'écouter les Sirènes. Son humour s'exerce aux dépens de Polyphème, sa générosité dans son entrevue avec Ajax chez les morts. Telle est la face consciente de l'oeuvre, qui dissimule alors mal une écriture sans cesse à la recherche d'elle-même. Toujours ce souci d'humanité.   "La journée était devenue étouffante, et, dans les vitrines des épiciers, des biscuits moisis s'étalaient, tout blancs. Nous en achetâmes quelques-uns avec du chocolat, nous les mangeâmes consciencieusement tout en déambulant au travers des rues crasseuses où vivent les familles des pêcheurs". Le goût joyeux de l’universel tient aussi à ceque chacun des dix-huit épisodes d’Ulysse est ainsi relié à une couleur, ainsi qu’à un genre littéraire, un thème et un champ particulier du savoir. Le roman se construit à la manière d’un corps à la fois biologique, intellectuel et spirituel. À travers l’Irlande que Joyce a tant aimée, sans pourtant ne rien lui épargner, s’écrit une promesse de sens et de salut. Le non-dit insensé du monde se voit ainsi doué d’une parole qui en profère les ombres avec âpreté, pour mieux souligner la transcendance comique de personnages lumineux d’une divine différence, plus forte que toute attache sociale. Une errance gratuite les conduit loin de tout chemin tracé d’avance, mais les hachures de leurs destins incomplets, ou l’essor des songes qui les emballe à plaisir, ne peuvent masquer l’événement de filiation que leur parcours disloqué célèbre sans même jamais le savoir. Une alliance jalouse de tout ce qui vit, fil d’or à peine murmuré dans l’écriture, veille sur toute la panoplie de leurs errances. Et si le Paradis se fait attendre, l’humanité de Dublin remue en elle trop de vie et d’hospitalité pour s’attirer le front sec et sourcilleux de la mort. "Ulysse" est un roman plein de symbolisme, dans lequel l'auteur joue avec la langue. Ses attaques contre l'Église catholique et l'État sont constantes et nombre de ses passages jugés par leurs contemporains très inacceptables et obscènes. En mai 1922, il rencontre Marcel Proust. Selon le biographe de Proust, George D. Painter, l'écrivain français a parlé de la truffe et des duchesses, et Joyce, qui était un peu ivre, se plaignait de sa vue, tandis que Proust de l'estomac. Joyce voyage souvent en Suisse pour des opérations des yeux et des traitements pour sa fille, Lucia, danseuse, atteinte de schizophrénie. À Paris, Maria et Eugène Jolas nourrissent Joyce pendant les longues années où il écrit "Finnegans Wake". En 1940, "l'Irlandais", surnom de Joyce, s'installe de nouveau en France, à Saint-Gérand-le-Puy, dans l'Allier. Après un an passé à attendre un visa de sortie, celui-ci lui est accordé et il se rend à Zurich, où il meurt moins de deux semaines après son arrivée. Le onze janvier 1941, il est hospitalisé pour une perforation d'un ulcère au duodénum. Il jouit de quelques jours de sursis avant de tomber dans le coma. Il se réveille à deux heures du matin le treize janvier 1941 et demande à une infirmière d'appeler sa femme et son fils, puis il perd alors à nouveau conscience. Ils sont en chemin lorsqu'il meurt, quinze minutes plus tard. Il est enterré au cimetière de Fluntern à Zurich. Sa femme Nora, épousée à Londres en 1931, lui a survécu dix ans. Enterrée également, son corps repose à ses côtés ainsi qu'à ceux de leur fils Giorgio mort à Constance en 1976. À la manière d’une Irlande qu’il a su aimer pour l’éternité dans l’exil, il aura su faire éprouver, parfois contre sa propre volonté, le mystère d’un corps né pour manifester la stupéfiante bonté d’un Dieu acharné à faire droit et miséricorde à tout ce qui existe. innovation majeure est son recours aux langues étrangères hachées menu et réutilisées dans la composition de vocables inouïs, de syntaxes nouvelles, revitalisant une langue anglaise pourtant demeurée la référence fondamentale. James Joyce ouvre la voie à d'autres créateurs, de Nabokov, Borges, Kerouac, Robbe-Grillet, à Sarraute, parmi bien d'autres.    Bibliographie et références:   - Adrien Le Bihan, "Je naviguerai vers l'autel de Joyce" - Philippe Blanchon, "James Joyce, une lecture amoureuse" - Victor-Lévy Beaulieu, " James Joyce, l'Irlande, le Québec" - Jacques Mercanton, "Les heures de James Joyce" - Jean-Marc Paris, "James Joyce par lui-même" - Lorie-Anne Duech, "Un jour, un écrivain, James Joyce" - Richard Ellmann. "James Joyce, le magicien des mots" - Vladimir Nabokov, "Des lectures d'Ulysse" - Jacques Lacan, "Le séminaire livre XXIII, le sinthome" - Anthony Burgess, "Introduction to the language of James Joyce" - Brenda Maddox, "Vérité sur les rapports de Nora et James Joyce"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 01/12/23
"The little girl who accompanied Mrs. Grose appeared to me on the spot a creature so charming as to make it a great fortune to have to do with her. She was the most beautiful child I had ever seen. She was beautiful like a sun rising. N'ayez pas peur de la vie, sachez qu'elle vaut la peine d’être vécue, la force de cette conviction la rend réelle. On est orgueilleux quand on a quelque chose à perdre, et humble quand on a quelque chose à gagner. Il est temps de vivre la vie que tu t'es imaginé. Ne dites jamais que vous savez tout d'un cœur humain". Américain de naissance, ayant choisi l'Angleterre comme patrie d'adoption, Henry James (1843-1916) est un des écrivains qui a le mieux saisi la complexité de l'être. Complexité en partie explicable, ainsi que ses écartèlements, par l'héritage puritain et son manichéisme, par la croyance en un mal caché mais présent, imprécis mais diabolique, insidieusement contagieux. À ce fond maléfique se juxtaposa l'absence de racines uniques, la double appartenance à l'Amérique et à l'Europe. Mais la croyance de James en une personnalité compartimentée n'est pas seulement causée par l'influence puritaine ou l'exil. Elle propose une conception de l'être où la fragmentation est moins division que multiplication. Il en résulte une œuvre consacrée à la richesse insaisissable de la personne, à la peinture d'une personnalité mouvante, ouverte, qui se construit sans cesse devant le lecteur, avec le lecteur. Ce sont ainsi les interactions entre les êtres, les courants qui les lient ou les opposent qui sont les véritables protagonistes de cette magistrale analyse des consciences par laquelle James se montre ainsi un des plus grands romanciers de tous les temps. "On ne sait le tout de rien", écrivait-il, si bien que son univers est régi par le non-dit, la suggestion, le suspens, et que l'incertitude demeure quant au sort des personnages et à la vision qu'en donne l'auteur. Voir, capter, deviner, épier, ne pas conclure, ne pas choisir entre la multiplicité des points de vue, telles sont les démarches décrites dans cet univers romanesque où le regard tient lieu de possession. Dès l'abord, que ce soit dans ses vingt romans, dans ses nouvelles, dépassant la centaine, dans ses trois volumes autobiographiques ou même dans ses textes de réflexion critique, cette œuvre frappe par l'importance du regard. Pour James, en effet, voir c'est connaître, et connaître c'est posséder. Mais ce privilège est réservé à ceux de ses personnages qui acceptent de renoncer aux succès faciles de l'action pour les plaisirs de la contemplation, ou à ceux qui acceptent les épreuves que supposent la connaissance et sa lucidité. Le regard que James fixe sur ses héros, ou que ceux-ci jettent les uns sur les autres, n'est ni direct ni simple. C'est un regard qui épie et saisit l'être dans les moments où il se livre. Toutefois, ce qu'il perçoit est moins une personne, ou un personnage dans sa totalité, que des présences, et les reflets que ces présences infusent à la nature d'autrui, en s'enrichissant indirectement.   "No, it was a big, ugly, antique, but convenient house, embodying a few features of a building still older, half replacedand half utilized, in which I had the fancy of our being almost as lost as a handful of passengers in a great drifting ship. J'avais fait l'amère réflexion que de donner la sensation d'une individualité différente des autres, de se montrer d'une qualité supérieure, finit toujours par provoquer une vengeance de la majorité. Je me méfie des maris charmants, dit Mrs.Almond, je ne crois qu’aux bons maris". C'est que "chacun de nous est un faisceau de réciprocités". Ce regard n'est pas éloigné de celui qu'on retrouve dans certains romans contemporains, chez Nathalie Sarraute, par exemple. Il exige une technique romanesque particulière, puisque les êtres sont baignés dans une lumière différente suivant ceux qui les contemplent. "Portrait de femme" ("Portrait of a Lady", 1881) est le premier grand roman de James où cette technique des points de vue est utilisée avec autant de perfection. Isabel Archer, jeune Américaine naïve, arrive en Europe. Elle évolue entre son cousin malade et exclu, son mari sombre et cruel, une intrigante qui la domine, et de nombreux prétendants refusés. Ce portrait qui se construit par touches est inoubliable, tout comme celui d'une autre puritaine, Hester Prynne de "La Lettre écarlate". James a plus d'une affinité avec Nathaniel Hawthorne, auquel il consacra un livre en 1879. Romancier américain, Henry James, frère du philosophe William James, est né à New York le quinze avril 1843. Son grand-père, un émigré irlandais, avait amassé une telle fortune dans le Nouveau Monde qu'il épargna à deux générations de ses descendants la "honte de faire du commerce". Son père, visionnaire à la "Swedenborg", détracteur de la société, iconoclaste, patriarche et homme d'esprit, fut une des personnalités les plus attachantes de son temps. Le jeune Henry, taciturne et sensible, se considérait alors, au milieu des brillants orateurs de sa famille, comme un "fils et frère" respectueux mais insignifiant. À travers les rues de ce vieux New York encore provincial qui devait servir de cadre à son premier roman, "Washington Square", l'enfant s'abandonnait à une orgie de rêves, où il imaginait cette vie dont il se sentait obscurément exclu. Au dire même de son père, Henry James était, dès son plus jeune âge, un "dévoreur de bibliothèques" et un intarissable écrivain de romans et de pièces de théâtre. Mais, par-dessus tout, il subit le "vaste, profond et aveuglant" rayonnement de cette Europe où sa famille se rendait sans cesse et qui s'imposa à son esprit avec toute la force d'une révélation mystique. Dans sa jeunesse, James voyage en permanence entre l'Europe et l'Amérique, éduqué par des tuteurs à Genève, Londres, Paris, Bologne et Bonn. Dès l'enfance, il lit les classiques des littératures anglaise, américaine, française et allemande mais aussi les traductions des classiques russes. Après un séjour de cinq ans en Europe, la famille s'établit, en 1860, en Nouvelle-Angleterre où elle demeura pendant la guerre civile. À l'âge de dix neuf ans, il est brièvement inscrit à la faculté de droit de Harvard, très rapidement abandonnée face à la ferme volonté d'être "tout simplement littéraire".    "If a child gives the effect another turn of the screw, what do you say to two children ? I ask the most easy question. Mais tandis que ma conductrice, avec ses cheveux d’or et sa robe d’azur, bondissait devant moi aux tournants des vieux murs, et sautillait le long des corridors, il me semblait voir un château de roman, habité par un lutin aux joues de rose, un lieu auprès duquel pâliraient les contes de fées, les belles histoires d’enfants". Bien qu'il ne considérât jamais la Nouvelle-Angleterre comme sa patrie, Henry James en assimila cependant cet aspect du puritanisme qu'est l'introspection, la connaissance des fonctions, des mouvements, des "lois naturelles" de l'âme, et de tout ce qui, dans la tradition puritaine, constitue alors la "servitude et grandeur de la vie humaine". Une lésion à la colonne vertébrale l'empêcha de prendre part à la guerre civile, et cette circonstance accentua en lui la sensation d'être un "étranger" sur la scène humaine, destiné, tel un moderne Tirésias, à tout voir et prévoir sans y participer, et à supporter les conséquences merveilleuses et terribles de sa vision. Peu à peu la conscience de ce rôle devint pour lui une règle aussi rigoureuse qu'un vœu monastique. S'y consacrer signifiait pour lui devenir une sorte de"rédempteur", libérer l'expérience humaine de l'aveuglement et du désordre, en la condensant en de lumineuses créations de l'esprit. Transformer le "splendide gaspillage" de la vie dans la "sublime économie" de l'art. Créer, à partir des données brutes de l'expérience de la vie, des "toiles" dont tous les éléments seraient éclairés jusqu'à l'incandescence, des scènes rayonnantes et harmonieuses dans la perfection tragique, comme celles de Racine. De février 1869 au printemps 1870, Henry James voyage en Europe, d'abord en Angleterre, puis en France, en Suisse et en Italie. De retour à Cambridge, il publie son premier roman, "Le Regard aux aguets", écrit entre Venise et Paris. De mai 1872 à mars 1874, il accompagne sa sœur Alice et sa tante en Europe où il écrit des comptes rendus de voyage pour "The Nation". Il commence à Rome l'écriture de son deuxième roman "Roderick Hudson", publié à partir de janvier 1875 dans l’Atlantic Monthly, qui inaugure le thème international de la confrontation descultures d'une Europe raffinée et souvent amorale, d'une Amérique plus fruste, mais plus droite. À cette époque, il aborde aussi le genre fantastique avec la nouvelle "Le Dernier des Valerii" (1874), inspirée de Mérimée, avant de trouver sa voie dans les histoires de fantômes ("Ghost Tales"), où il excelle, comme "Le Tour d'écrou" (1898).    "I don’t know what I don’t see, what I don’t fear ! There were shrubberies and big trees, but I remember the clearassurance I felt that none of them concealed him. He was there or was not there: not there if I didn’t see him. Tout ceci n’était-il pas un conte, sur lequel je sommeillais et rêvassais ? Non, c’était une grande maison vieille et laide, mais commode, qui avait conservé quelques parties d’une construction plus ancienne, à demi détruite,à demi utilisée. Notre petit groupe m’y apparaissait presque aussi perdu qu’une poignée de passagers sur un grand vaisseau à la dérive. Et c’était moi qui tenais le gouvernail". Après quelques mois à New York, il s'embarqueà nouveau pour l'Europe en octobre 1875. Après un séjour à Paris, où il se lie d'amitié alors avec Tourgueniev et rencontre Flaubert, Zola, Maupassant et Alphonse Daudet, il s'installe, en juin1876, à Londres. Les cinq années qu'il y passe seront fécondes. Outre de nombreuses nouvelles, il publie "L'Américain", "Les Européens", un essai sur les poètes et romanciers français "French Poets and Novelists". "Daisy Miller" lui vaut la renommée des deux côtés de l'Atlantique. Après "Washington Square", "Portrait de femme" est souvent considéré comme la conclusion magistrale de la première manière de l'écrivain. "Ce que savait Maisie" est sans doute, de tous ses romans, celui qui nous montre le mieux la délicate intrication de son style et de sa technique narrative. Souvent qualifié d’auteur difficile, du fait de la multiplicité des points de vue attribués au narrateur et de l’ordonnancement subtil des séquences narratives, James excelle dans le maniement de ces procédés pour donner la parole à chacune et chacun, en même temps qu’à personne. C’est surtout cette difficulté à localiser précisément le narrateur qui donne au récit son mystère et ses ambiguïtés. Nombreux sont donc les écrivains qui ont écrit sur Maisie. Borgesen a fait une sinistre histoire d’adultère, vue par les yeux d’une fillette proche de la puberté, et supposée ne pas comprendre grand-chose à ce qui se passe autour d’elle: un joyeux mixte d’Alice et de Lolita, en quelque sorte. Sa mère meurt en janvier 1882, alors que James séjourne à Washington. Il revient à Londres en mai et effectue un voyage en France, d'où naîtra, sous le titre "A Little Tour in France", un petit guide qui servira à plusieurs générations de voyageurs dans les régions de la Loire et du Midi. Il rentre de façon précipitée aux États-Unis où son père meurt le dix-huit décembre, avant son arrivée. Il revient précipitamment à Londres au printemps 1883. L'année suivante, sa sœur Alice, très névrosée, le rejoint à Londres où elle mourra le six mars 1892.   "He was looking for someone else, you say, someone who was not you ? He was looking for a few little miles.Toute chose cachait quelque chose. La vie était un corridor interminable avec des rangées de portes fermées. On lui avait enseigné qu'il n'était pas prudent de frapper à ces portes. Et ce geste n'obtenait d'ailleurs d'autre réponse que des rires moqueurs à l'intérieur". En 1886, il publie alors deux romans, "Les Bostoniennes" et "La Princesse Casamassima", qui associent à des thèmes politiques et sociaux (féminisme et anarchisme) la recherche d'une identité personnelle. Suivent deux courts romans en 1887, "Reverberator" et" Les Papiers d'Aspern", puis "La Muse tragique" en 1890. Pour qu'il en fût ainsi, il lui fallait auparavant choisir un art. Après qu'il se fut essayé dans la peinture, Balzac lui révéla sa véritable vocation: la littérature. Ses premiers écrits contes et articles de critique destinés à des revues) ne laissent cependant pas encore deviner l'artiste de la maturité. Ils se distinguent alors surtout par leur perfection formelle. Dans les contes, comme d'ailleurs dans l'ensemble de son oeuvre, on discerne l'influence de Nathaniel Hawthorne. Bien qu'il soit devenu un auteur au talent reconnu, les revenus de ses livres restent modestes. Dans l'espoir d'un succès plus important, il décide alors de se consacrer au théâtre. En 1891, une version dramatique de L'américain rencontre un petits uccès en province, mais reçoit un accueil mitigé à Londres. Il écrira ensuite plusieurs pièces qui ne seront pas montées. En 1895, la première de "Guy Domville" finit dans la confusion et sous les huées. Après cet échec, il revient au roman, mais en y appliquant peu à peu les nouvelles compétences techniques acquises au cours de sa courte carrière dramatique. Pendant quelque temps, les voyages en Europe alternent avec les louables efforts du jeune homme pour s'astreindre à ce jeûne de l'esprit et des sens qu'était pour lui la vie en Amérique. Puis en 1875, âgé de trente-deux ans, il décida, non sans de longues hésitations, de s'établir définitivement à l'étranger. Il connaissait les dangers que comporte pour un artiste le fait alors de s'expatrier. "Roderick Hudson" (1876), était en train de paraître au moment où il s'embarquait pour l'Europe. En 1897, il publie "Les Dépouilles de Poynton" et "Ce que savait Maisie". Puis, entre 1902 et 1904, viennent les derniers grands romans: "Les Ailes de la colombe", "Les Ambassadeurs" et surtout "La Coupe d'or".    "A portentous clearness now possessed me. That’s whom he was looking for. But how do you know it ? Elle était romanesque, sentimentale, et folle de petits secrets et de mystères, passion bien innocente, car jusque-là ses secrets lui avaient servi à peu près autant que des bulles de savon. Elle ne disait pas non plus toujours la vérité". En 1903, James a soixante ans et un "mal du pays passionné" l'envahit. Le 30 août 1904, il débarque à New York, pour la première fois depuis vingt ans. Il quitte les États-Unis le 5 juillet 1905, après avoir donné de nombreuses conférences à travers tout le pays. Ses impressions seront réunies dans un essai intitulé "La Scène américaine" ("The American Scene"). Avant son retour en Angleterre, il met au point, avec les Éditions Scribner, le projet d'une édition définitive de ses écrits, "The Novels and Tales of Henry James","New York Edition", qui comportera vingt-six volumes. Entre 1906 et 1909, il travaille à l'établissement des textes, n'hésitant pas à apporter des corrections significatives à ses œuvres les plus anciennes, et rédige dix-huit préfaces qui donnent des vues pénétrantes sur la genèse de ses œuvres et ses théories littéraires. Le manque de succès de cette entreprise l'affecte durablement. En 1915, déçu par la neutralité initiale desÉtats-Unis face à la première guerre mondiale qui fait rage sur le continent, il demande et obtient alors la nationalité britannique. Il a une attaque cérébrale le deux décembre, suivie d'une seconde le treize. Il reçoit l'ordre du Mérite le jour de l'an 1916, meurt le vingt-huit février, à l'âge de soixante-douze ans. Henry James,dont les ancêtres étaient écossais et irlandais, était le fils d’un écrivain, auteur d’ouvrages plutôt confus portant sur la théosophie. Cet homme étrange, qui s’intéressait aux relations entre la religion et la science, était trèsconnu et respecté dans le milieu intellectuel de la Nouvelle-Angleterre. Son fils aîné, William, fut un grand psychologue de son temps. Héritier d’une fortune conséquente, il n’eut pas à travailler pour subvenir aux besoins de sa famille, et comme il aimait voyager, la famille, qui comptait cinq enfants, vécut la plupart du temps à l’hôtel, séjournant à New York, Londres, Genève, Paris. Ses séjours ont influencé ses récits.   "I know, I know, I know. My exaltation grew. And you know, Flora saw more, things terrible and unguessable. Mais cela non plus n’avait pas grande importance, car elle n’avait jamais eu rien à cacher. Elle aurait rêvé d’avoir un amoureux et de correspondre alors avec lui sous un faux nom par le canal d’une poste privée. Je m’empresse de dire que son imagination ne s’aventurait jamais vers des réalités plus précises". Henry avait une relation très particulière avec son frère William. Il écrivit une vingtaine de romans, plus de cent nouvelles, des pièces de théâtre, des récits de voyages, des critiques littéraires, ainsi qu’une autobiographie. Il mit son écriture subtile et complexe au service d’une réflexion sur l’être humain de plus en plus approfondie, et s’éloigna progressivement d’un style un peu précieux. Il fut victime d’un accident qui l’empêcha alors d’être mobilisé et dont les circonstances ne furent jamais éclaircies. Une rumeur dit qu’il en demeura quasi castré. Selon certains de ses biographes, il n’eut aucun amour connu, tandis que d’autres font allusion à une supposée inclination envers les garçons. L’œuvre court entre deux mondes, la vieille Europe et la Nouvelle-Angleterre, et deux siècles, l’un finissant, l’autre commençant, ces thèmes sont presque des obsessions pour James. L’intelligence des démunis est aux prises avec la stupidité des riches, ce qui peut s’inverser, du reste, étant donné la nullibiété du narrateur, comme dans "Les Ailes de la colombe" ou "La Coupe d’or". Les personnages féminins, dont l’auteur prend souvent le parti, sont des jeunes femmes décidées, intelligentes, orgueilleuses mais aussi vulgaires, parfois, si l’on épouse le point de vue du vieux monde. Dans l’une de ses préfaces, il précise que c’est l’obstination de certaines de ces créatures à aller contre le destin qui l’intéresse. Dans son roman "L’Âge ingrat", il s’agit d’une autre fillette, de l’âge de Maisie, de la question du ravage mère, fille. On dit de Marguerite Duras qu’elle avait su décrire parfaitement des créatures prises par un amour impossible à domestiquer. James a réussi le même exploit, dans un tout autre style. Garçon et encore célibataire, il vécut dans ce Londres qu’il décrit, se rendit aux dits cent sept dîners annuels, se mêlant aux conversations avec ces gens qui faisaient du semblant leur style même. Élevés dans les meilleurs salons d’Europe, ses héros, beaux et élégants, orgueilleux et supérieurement intelligents sont aussi impossibles à domestiquer que les sauvages créatures de Duras. Sous le masque de la courtoisie, ils prennent le biais du désir de savoir, pour échapper ainsi sans scandale aux comportements de fer que le cercle de leur société leur impose alors.   "It would have been impossible to carry a bad name with a greater sweetness of innocence, and by the timeI had got back to Bly with him I remained merely bewildered so far, that is, as I was not outraged by the senseof the horrible letter locked up in my room, in a cute drawer. Clara declared to her that it was very grotesque. Le manoir se dressait sur une petite colline, dominant une rivière qui n'était autre que la Tamise, à quelques quarante miles de Londres. Ponctuée de pignons, la longue façade de brique rouge, dont le temps et les intempéries avaient déployé toutes les fantaisies picturales pour en embellir et en affiner la teinte, présentait à la pelouse ses plaques de lierre, ses faisceaux de cheminées et ses fenêtres emmitouflées dans les plantes grimpantes". Le mariage, le divorce, l’héritage, la vie entre les deux mondes des riches et des pauvres, mais aussi des malades et des bien portants parcourent et façonnent l’œuvre de James. Les créatures ambiguës et duplices de ses romans et nouvelles de mœurs et coutumes s’affrontent aux décrets du destin sans réussir toujours à en esquiver les coups, mais auxquels elles donnent pourtant, à chaque fois, un autre "tour d’écrou". Oscar Masotta admirait le récit éponyme qui fait partie des contes fantastiques où James nous convoque sur le bord qui sépare l’angoisse du mensonge. Les romans de la première catégorie, mœurs et coutumes, où le destin s’oppose au désir de savoir, campent des héroïnes étranglées entre leur mariage et leur libre arbitre, comme les jeunes américaines de "Portrait de femme", "Daisy Miller" ou "Les Ailes de la colombe", confrontées à la culture de la vieille Europe, ou bien les enfants de "Ce que savait Maisie", "L’Âge difficile" ou" L’Élève", que leurs infortunes ne font pas plier. Quant aux nouvelles de la troisième catégorie, dont les personnagessont des écrivains ou des artistes, elles mettent en jeu la fidélité ou la trahison envers l’art comme "La Leçondu maître", "Le Gant de velours" ou "La Mort du lion". Tous se situent et se déploient entre semblant et réel. Le désir de James à l’endroit de ses personnages ne trouve jamais le repos. Il compare d’ailleurs le travail de l’écrivain à celui du restaurateur de tableaux. Reprenant ses manuscrits sans relâche, il est capable de récrire une phrase d’innombrables fois, sans aucun préjugé en ce qui concerne la correction. Pourtant, on a l’impression, quand on lit ses préfaces ou ses essais, qu’il ne réussissait pas à se satisfaire de la subtilité de ses personnages, comme s’il voulait toujours ajouter une petite touche supplémentaire, une nuance qui les rende encore plus complexes, moins linéaires. La passion de James pour le style se manifeste ainsi dans l’ambiguïté de ses personnages, son obsession pour la langue et ses descriptions aiguës des semblants.    Bibliographie et références:   - Nancy Blake, "James, écriture et absence" - Marc Saporta, "Henry James, le regard de l'âme" - Laurette Veza, "Henry James" - Jean-Charles Delbard, "Le regard chez Henry James" - Évelyne Labbé, "Les derniers romans de Henry James" - Philippe Chardin, "La sensibilité chez Henry James" - Edgar F. Harden, "A Henry James chronology" - Mona Ozouf, "Henry James ou les pouvoirs du roman" - Babette Sayer-Adda, "Henry James, sublimer et vivre" - André Green, "L'Aventure négative" - Stanley Geist, "L'œuvre littéraire d'Henry James" - Jean Pavans, Le musée intérieur de Henry James"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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