"Que serait-ce quand il faut dans un livre, dans du livre mettre de la réalité. Et au deuxième degré quand il faut dans la réalité mettre de la réalité. Trois tailleurs de pierres travaillent sur un chantier. Quelqu'un passant par là leur demande ce qu'ils font. -Je taille des pierres, soupire le premier. -Je construis un mur", répond le second. -Je bâtis une cathédrale, s'exclame le troisième"."La seule force, la seule valeur, la seule dignité de tout, c’est d’être aimé". Le cinq septembre 1914, tombait au champ d’honneur l’écrivain Charles Péguy, lieutenant au 276ème régiment d’infanterie, mortellement touché d’une balle en plein front près de Villeroy (Seine-et-Marne). Une mort qui est le couronnement de toute une vie et donne un relief particulier à son œuvre, scellée, par le sang versé, aux cités charnelles qu’il sut si bien chanter: "Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, couchés dessus le sol à la face de Dieu. Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés". Une guerre qui faucha aussi deux semaines plus tard son fidèle ami qui l’avait accompagné sur les routes de Chartres, l’écrivain Henri Alain-Fournier, auteur du "Grand Meaulnes". Maurice Barrès a admirablement bien résumé le sens de la mort de Péguy: "Il est tombé les armes à la main, face à l’ennemi, le lieutenant de ligne Charles Péguy. Le voilà entré parmi les héros de la pensée française. Son sacrifice multiplie la valeur de son œuvre. Il célébrait la grandeur morale, l’abnégation, l’exaltation de l’âme. Il lui a été donné de prouver en une minute la vérité de son œuvre". Tout a été dit sur Péguy dont la figure ne cesse d’intriguer politiques et historiens des idées, qui s’évertuent sans succès à le classer arbitrairement selon les schémas de pensée de l’idéologie dominante. Celle-ci voudrait empêcher qu’un socialiste dreyfusard d’origine modeste soit devenu sans rien renoncer à lui-même, un poète mystique, un chantre de l’enracinement patriotique et un pèlerin de l’espérance chrétienne. Or, Charles Péguy fût tout cela à la fois. Inclassable Péguy dont la pensée est constamment guidée par un même fil conducteur, une quête inlassable et insatiable de vérité. En créant "Les Cahiers de la Quinzaine", en 1900, il assigne à sa nouvelle revue l’ambition de "dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste". C’est au nom de la fidélité à cette même vérité qu’il se séparera de son ami Jaurès, critiquant le parlementarisme bon teint de la République radicale, déplorant le dévoiement de l’idéal de justice qui prévalait encore au début de l’affaire Dreyfus: "La mystique républicaine, c’était quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit". Né à Orléans dans un milieu modeste, son père était menuisier et sa mère rempailleuse de chaises, Péguy garda toujours l’empreinte de ses origines. N’écrit-il pas dans "L’argent" (1913), pamphlet contre le matérialisme: "Avant que nous ayons douze ans, tout est joué". Son œuvre n’est-elle pas, dans un certain sens, un perpétuel retour sur son enfance ? Un contact intime, direct et prolongé, presque animal avec la réalité paysanne eut des conséquences d’une incalculable portée sur sa philosophie: réaliste, enracinée, incarnée. Sur son patriotisme: "défense de l’âtre et du feu", de la "terre charnelle" et "des pauvres honneurs de la maison paternelle".Il n’eut qu’à se souvenir de son enfance dans son œuvre entière: la Beauce dans la "Présentation", les châteaux de la Loire dans les "Sonnets", les villages d’Île-de-France dans la troisième "Situation", et dans Ève le "Jardin d’Éden", qui suivent la prodigieuse procession des paysans ressuscités, et les innombrables vers gorgés de réalités rustiques: vignes, chênes et blés, eaux et forêts, soleil et vent. Péguy ne fut pas un paysan poète, mais à coup sûr un poète paysan, fier de l’être.
"Qu'arrive-t-il toujours. Le soir tombe. Les vacances finissent. Il me faut une journée pour faire l'histoire d'une seconde. Il me faut une année pour faire l'histoire d'une minute. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise pensée. C'est d'avoir une pensée toute faite. Heureux deux amis qui s'aiment assez pour savoir se taire ensemble. L'amour excuse bien des maladresses. Cœur dévoré d'amour fervente joie, mangé de jour en jour vivante proie". Au moment de l’adolescence, Péguy perdit la foi. Un passage de la première"Jeanne d’Arc" suggère que cette révolte du cœur s’est produite très tôt, au moment de la première communion. Boursier, il gravit brillamment les marches de la méritocratie républicaine. Il prépare l’École normale supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. D’après son condisciple Albert Mathiez, c’est vers la fin de cette période qu’il devient brièvement "un anticlérical convaincu et pratiquant". Il fait de septembre 1892 à septembre 1893 son service militaire au 131ème régiment d’infanterie, intègre l’École Normale en 1894. Dreyfusard, converti au socialisme sous l’influence de son maître Lucien Herr, le patriote ardent qu’il n’a cessé d’être s’en détache en raison de son caractère matérialiste et dogmatique, tout en ne gardant pas moins une tendresse pour les humbles, nourrie d’un rêve de fraternité et d’amour d’inspiration religieuse. Mais, la rupture définitive avec Jaurès a lieu en 1913 lorsque Péguy se révolte contre le pacifisme de celui qui fut son maître à penser. À ses yeux, il a trahi les intérêts de la nation. Pour lui la nation plonge sa grandeur dans l’histoire millénaire du peuple français et s’enracine dans le christianisme, conception qui inspirera Bernanos et de Gaulle. Parallèlement il revient à la foi de son enfance. Le cinq janvier 1900, paraît le premier des "Cahiers de la Quinzaine", puis en 1910 "Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc". Entre ces deux dates, s’inscrit une période de la vie de Péguy à la couleur très tranchée. Ne vivant que d’abonnements, de souscriptions, d’emprunt, les "Cahiers" ont une existence précaire, mais, dans chacun, l’écrivain s’engage à fond. Tous les sujets y sont traités, aussi bien le débat sur le romantisme, sur la philosophie de Bergson que l’actualité politique avec le scandale des "fiches" exigées par le général André, ministre franc-maçon de laguerre. Il s’oppose à Diderot, Renan, Taine, et s’attaque aux mythes modernes: progrès, science, démocratie et défend avec véhémence la reconquête de l’Alsace-Lorraine. Les collaborateurs affluent alors: Anatole France, Julien Benda, Romain Rolland, André Gide, Daniel Halévy, Alain-Fournier, Ernest Psichari, Jacques Maritain, et Jacques Copeau. La petite boutique du huit rue de la Sorbonne aura été, en ce tout début du XXème siècle, un foyer spirituel, un brasier comparable à ce que fut Port-Royal au XVIIème siècle sur le plan religieux. Mais Péguy ne se réduit pas à la magnifique entreprise des Cahiers. Le "Mystère de la charité de Jeanne d’Arc" est une œuvre neuve, angoissée et imprégnée d’une puissante spiritualité liée à son retour au christianisme. "Quand l’homme manque Dieu, Dieu manque alors à l’homme".
"Il me faut une vie pour faire l'histoire d'une heure. Il me faut une éternité pour faire l'histoire d'un jour. On peut tout faire, excepté l'histoire de ce que l'on fait. Il faut toujours dire ce que l'on voit: surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit. Je ne juge pour ainsi dire jamais un homme sur ce qu'il dit mais sur le ton dont il le dit. Ce que nous disons est souvent grave, sérieux. Le ton dont nous le disons l'est toujours". Entre chaque livre, on découvre la détresse, la souffrance, la douleur. Péguy se reprend avec "La Petite Espérance". Il cherche quelque chose de plus grand, de viril, de fort. Aller au-delà de l’espoir et au-delà du désespoir. Non pas concession de la faiblesse, d'un vague optimisme, mais exigence d’héroïsme, possible seulement dans la vie de la foi. Poète ardent, artisan, compagnon incomparable de la langue française et mystique, son œuvre est imprégnée de sacré, portée par une verve familière. L’été flamboyant de 1910 s’achève sur des cris d’orgueil: "J’ai mis ce "Cahier" sur pied en quatre semaines. À combien d’hommes une telle compensation a-t-elle été donnée ? "Accentuant sa prise de position catholique, il publie "Laudet, un nouveau théologien", archétype du catholique mondainet athée déguisé, il s’en prend à deux formes d’athéisme. L’un révolutionnaire, avec qui tout n’est pas perdu, car "des flambées de charité peuvent y brûler, détournées" . L’autre bourgeois, "avec lequel il n’y a rien à faire", car "c’est un athéisme sans charité, c’est un athéisme sans espérance". Épousant le paradoxe, tenant ensemble les contraires, sa pensée vivante et toujours en mouvement s'est pourtant laissé accaparer par les écoles, voire les chapelles, et non des moindres. La droite nationaliste de Barrès a cru pouvoir le compter parmi les siens, lui qui fut l'un des hérauts acharnés de la défense de Dreyfus. C'est qu'il n'est pas facile à saisir. Mystique et socialiste, écrivain et philosophe, antimoderne car adversaire du positivisme, conservateur et révolutionnaire, défenseur farouche de la liberté, ouvert à l'événement, promoteur de l'aventure et du risque, que l'économie du monde moderne semble avoir jugulés, invitant la subjectivité à inquiéter la science, ami exigeant, ennemi intransigeant, mari fidèle, amoureux passionné mais platonique, philosémite et catholique fervent mais anticlérical, prônant toujours "dans la réflexion sur le fait collectif un individualisme salubre". Ce fils d’Orléans s’attache à la figure tutélaire de Jeanne d’Arc non encore politisée. En elle, il trouve ainsi un modèle d’engagement et de contradiction aussi. Péguy pourrait être considéré comme un "catholique anticlérical" dont la foi dépoussiérerait la religiosité confinée et ouvrirait grandes les églises. Car cette pensée de haute volée se conjugue à ungénie de la langue. Une poésie, un style, qui nécessitent de nos jours, un minimum d’investissement pour être compris.
"Je ne peux pas conter une histoire, on ne voit jamais que le commencement de mes histoires premièrement parce que toute histoire n'est pas limitée, parce que toute histoire est tissue dans l'histoire infinie, deuxièmement parce que, dans leur système, toute histoire elle-même est infinie. Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance, qui demeure aux prés, où tu coules tout bas. Meuse, adieu, j’ai déjà commencé ma partance en des pays nouveaux où tu ne coules pas. Voici que je m’en vais en des pays nouveaux.Je ferai la bataille, passerai les fleuves. Je m’en vais m’essayer à de nouveaux travaux. Je m’en vais commencer là-bas des tâches neuves". Aimer Péguy "ce grand fils demi-rebelle entièrement docile", est une chose. Tenter de le faire aimer en est une autre qui vous oblige à instruire sans répit son procès en réhabilitation, tant sont tenaces les soupçons, les caricatures, les légendes et les contresens dont son œuvre et son destin continuent de faire l’objet. Il n’est pas si simple, de "déboutonner l’uniforme" dans lequel le lieutenant Charles Péguy est mort, "tué à l’ennemi" sur le front de la Marne le cinq septembre 1914. Péguy a contre lui d’avoir été lu à l’envers, si on peut dire, à partir de sa mort héroïque et de sa fin glorieuse, quand il aurait fallu l’aborder à partir de son insurrection première et de son insoumission d’"inglorieux"."L’accès, l’abord, la présentation, l’entrée, l’accueil est beaucoup", disait-il lui-même, "dans la valeur même et dans lateneur et dans la signification. L’heure est venue où Péguy peut être véritablement abordé après avoir été si longtemps anthologisé par les manuels, séquencé par les biographes, récupéré par les politiques et instrumentalisé par les clercs. Charles Péguy nait le sept janvier 1873 à Orléans. Il est le premier et l'unique enfant d'une famille d'artisans modestes. Sa mère et sa grand-mère maternelle sont rempailleuses de chaise. Son père, ouvrier menuisier, a laissé sa santé sur les barricades de 1870. Il meurt alors que Charles n'a que dix mois. Les deux femmes entre lesquelles grandit le petit garçon s'activent du matin au soir pour gagner l'argent nécessaire aux besoins du foyer. Charles, dès qu'il tient debout, s'évertue à les aider. Lever matinal, soins du ménage, tâches modestes qu'il peut accomplir pour aider alors sa mère. Pourtant, rien d'infernal dans cette cadence. Loin de lui paraître accablante, elle reste liée dans sa mémoire au paradis de l'enfance. Chez les Péguy, on est à son compte, on ne subit pas l'autorité du patron. On travaille par nécessité, biensûr, mais aussi par goût, et si l'existence comporte son lot de soucis pour la veuve Péguy et sa vieille mère, le garçonnet ne perçoit de cette vie laborieuse que l'allégresse, le rythme et la satisfaction du travail accompli. L'ardeur à l'ouvrage et l'amour du travail bien fait sont tout le patrimoine de Charles Péguy. Certes il est d'humble origine, mais ce n'est pas un "déshérité". Lorsqu'il observe sa lignée, c'est pour tirer gloire d'une ascendance qui ne comprend ni grand nom, ni fortune, et qui pourtant recueille toute la richesse d'un peuple. "L'anonyme est son patronyme". Par cette formule de la "Note conjointe sur Mr Descartes et sa philosophie", il rend hommage à la foule de ceux qui ont existé avant lui, analphabètes comme sa grand-mère, intelligents et braves comme elle, capables de durer en dépit des épreuves.
"Il me faut une éternité pour faire l'histoire du moindre temps. Il me faut l'éternité pour faire l'histoire du moindre fini. Et pendant ce temps-là, Meuse ignorante douce, tu couleras toujours, passante accoutumée, dans la vallée heureuse où l’herbe vive pousse, O Meuse inépuisable et que j’avais aimée, tu couleras toujours dans l’heureuse vallée, Où tu coulais hier, tu couleras demain. Tu ne sauras jamais la bergère en allée, qui s’amusait, enfant, à creuser de sa main, des canaux dans la terre, à jamais écroulés". Dans "L'Argent", ouvrage paru en 1913, un an avant la mort de Péguy, l'homme de quarante ans nous dépeint le monde de son enfance. C'est un monde idéalisé, paré de toutes les vertus que le présent n'a plus: "De mon temps, on chantait." Le culte du travail, la sobriété des mœurs sont la marque de ce monde révolu. Pourtant, Péguy n'a pas toujours eu ce regard sur son passé. Un autre texte, écrit bien plus tôt et resté inachevé, ajoute une touche d'ironie à la nostalgie des souvenirs. Son titre, à lui seul, est tout à fait révélateur: "Pierre, commencement d'une vie bourgeoise". Le jeune homme qui se penche alors sur son enfance ne la considère pas avec la même indulgence que l'auteur de "L'Argent". Le milieu d'artisans dont il est issu, loin d'incarner toutes les vertus sociales, connaît l'ambition et même une sorte d'arrivisme. La mère du petit Pierre, double de Péguy, lui enseigne à bien travailler, à bien obéir, dans l'espoir d'avoir une honnête situation, une petite retraite, une maison à soi, bref lui transmet un idéal petit-bourgeois avec lequel Péguy prendra ses distances. En dépit de son parcours personnel, s'élever dans la société ne sera jamais pour lui un objectif. Bien au contraire, ce qu'il souhaite, c'est que soit rendu à chacun la dignité de son état: "Tous ensemble et chacun séparément premiers." Voilà sa conception de la démocratie. Aussi ne voit-il qu'une "perversion de l'esprit démocratique" dans la fierté que sa mère tire de sa réussite, et qu'il raille en ces termes: "Que le fils d'un ouvrier mécanicien fût reçu à Saint-Cyr, c'était tout à fait bien. Qu'un fils d'instituteur fût reçu à Polytechnique, c'était mieux encore. Et que le fils d'une rempailleuse de chaises provinciale fût reçu à l'École normale supérieure, c'était la gloire même." L'école est la part la plus précieuse de l'enfance de Péguy. Elle lui adonné sa chance, non en l'extrayant de son milieu, mais en lui permettant d'être lui-même et d'épanouir les dons qu'il avait pour le travail intellectuel. De ses maîtres de l'enseignement primaire, les "hussards noirs de la République", il fait des héros, et sa première école, il nous la dépeint comme un lieu d'enchantement. Cet émerveillement demeure tout au long de ses études. Dans "L'Argent", il évoquera ainsi son entrée en sixième comme une expérience tout à la fois vertigineuse et décisive. Vertigineuse, parce qu'elle le fait accéder à un univers de connaissances insoupçonnées.
"Voyez ce qui nous est arrivé aujourd'hui. Sous le nom de Clio nous n'avions pas assez de fiches pour établir même une pauvre petite thèse complémentaire. Nous n'avions, je pense, que deux fiches. La bergère s’en va, délaissant les moutons, et la fileuse va, délaissant les fuseaux. Voici que je m’en vais loin de tes bonnes eaux, voici que je m’en vais bien loin de nos maisons. Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine, O Meuse inaltérable et douce à toute enfance, O toi qui ne sais pas l’émoi de la partance". "Ce que fut pour moi cette entrée dans cette sixième à Pâques, l'étonnement, la nouveauté devant rosa, rosae, l'ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde, voilà ce qu'il faudrait dire, mais voilà ce qui m'entraînerait dans des tendresses."Décisive, parce que sans le discernement de M. Naudy, le directeur de l'école, qui l'orienta vers le lycée alors que ses origines sociales le destinaient plutôt à l'enseignement professionnel, rien sans doute de ses engagements ni de sonœuvre ne serait advenu. Boursier, Péguy poursuit un parcours sans faute jusqu'au baccalauréat. Le concours d'entrée à l'École normale supérieure se révèle un obstacle plus redoutable, et il doit s'y reprendre à trois fois pour être reçu, en1894. Le petit garçon studieux est devenu un jeune homme ardent, qui séduit ses camarades par sa personnalité puissante. Loin de s'enfermer dans l'étude, il se passionne pour le sort des hommes. En khâgne au lycée Lakanal, il fait une collecte auprès de ses condisciples pour les ouvriers en grève de Carmaux. La haute figure de Jaurès le fascine. À l'École normale supérieure, il est l'élève de Romain Rolland et d’Henri Bergson, qui ont une influence considérable sur lui. Nourri de la fleur de l'esprit classique en même temps que des généreux idéaux de l'esprit moderne, Péguy était appelé à concilier en lui les appels les plus divergents et à incarner la totalité de l'esprit français. Jean Jaurès, normalien, professeur de philosophie, est un intellectuel qui a décidé d'entrer dans l'action politique pour promouvoir son idéal de justice sociale. D'abord député de centre gauche, il adhère au socialisme à l'époque où ce courant de pensée, nourri des utopies de la première moitié du dix-neuvième siècle, n'a pas encore subi l'attraction du marxisme. A l'École normale supérieure, Péguy subit l'influence de ce grand aîné, relayée par celle de Lucien Herr, le bibliothécaire de l'École. Avec quelques camarades, il se livre à de grands débats d'idées dans sa chambre, baptisée la "thurne Utopie". Dès 1895, Péguy devient membre du parti socialiste. À l'École normale, il fonde un cercle socialiste et thésaurise des souscriptions pour un futur "journal vrai". Lucien Herr, bibliothécaire de l'École, de 1888 à 1926, l'appuie, et c'est avec le "caïman" de philosophie, Lucien Lévy-Brühl, dreyfusard de la première heure, qu'il s'engage. Il revendiquera bientôt lui-même un engagement dans l'Affaire, antérieur au "J'accuse" d'Émile Zola et à la pétition des intellectuels du douze janvier 1898.
"Mais sous le nom de l'histoire nous allions à tant de fiches que par l'autre bout d'impossibilité il nous devenait impossible d'établir même peut-être une grosse thèse. Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais, O toi qui ne sais jamais rien de nos mensonges faux, O Meuse inaltérable, ô Meuse que j’aimais, quand reviendrai-je ici filer encore la laine ? Quand verrai-je tes flots qui passent par chez nous ?" En 1897 il publie sa première "Jeanne d’Arc" dédiée "à tous ceux qui seront morts pour l’établissement de la République socialiste universelle", pour aussitôt démissionner de l’École, se marier civilement, engloutir la dot de sa femme dans lacréation d’une librairie socialiste, devenir un ardent militant dreyfusard et bien sûr échouer à l’agrégation de philosophie et compromettre définitivement la carrière d’enseignant à laquelle il était promis. En 1900, refusant de se soumettre au diktat du congrès des organisations socialistes visant à sacrifier la liberté de la presse à l’unité idéologique, il rompt avec Lucien Herr et Jean Jaurès et se lance en solitaire dans l’aventure des "Cahiers de la Quinzaine" pour "dire la vérité, dire bêtement la vérité bête", dénoncer sans relâche "les arrière-pensées du monde moderne" fondé sur le règne implacable de l’argent, traquer l’idée de derrière la tête de la science moderne, combattre l’orgueil de l’historien fait Dieu, la terreur sociométrique des sociologues, pourfendre l’esprit du système et tous les ismes du parti intellectuel, alerter le siècle sur la menace totalitaire que font peser sur l’avenir ceux qui veulent "faire un cloître à l’humanité". Il va se battre alors aux frontières, il va se battre sur tous les fronts. On ne peut rien comprendre à la colère de ce "mécontemporain" si l’on sous-estime ce qu’a été "le plus grand événement de sa vie morale", son adhésion au socialisme. Il s’y est converti comme on entre en religion, une religion de salut temporel, une véritable mystique que l’affaire Dreyfus qui éclate en 1898 va porter à incandescence. C’est dans l’exaltation de ce qu’il appellera lui-même "un dreyfusisme forcené" que naît le Péguy combattant dont toutes les prises de position et tout le labeur d’écrivain seront animés par le seul désir de ne jamais en finir avec l’affaire Dreyfus. Il refusera l’amnistie que le parti veut accorder aux anti-dreyfusistes de gauche pour sauver son unité. Refuser l’amnistie, c’est pour lui la seule manière de "refuser l’amnésie". L’effritement progressif de son amitié avec Jaurès correspond à ce qu’il appellera dans "Notre jeunesse", "la décomposition du dreyfusisme en France", cas de la dégradation de la mystique en politique. L’affaire Dreyfus est le moment hautement symbolique où son socialisme peut tendre la main à la Jeanne chrétienne, où la solidarité des damnés de la terre peut s’ouvrir à la communion des Saints, où la vocation républicaine de la France peut contribuer à l’avènement du Royaume de Dieu.
"Permettez, dit-elle, que je voie ici encore un symbole, s'il est encore permis d'employer ce mot. Sous mon nom de Clio je n'ai jamais assez de fiches pour faire de l'histoire. O maison de mon père où j’ai filé la laine, où, les longs soirs d’hiver, assise au coin du feu, j’écoutais les chansons de la vieille Lorraine, le temps est arrivé que je vous dise adieu. Tous les soirs passagère en des maisons très nouvelles, j’entendrai des chansons que je ne saurai pas. Tous les soirs, au sortir des batailles nouvelles, j’irai dans des maisons que je ne saurai pas". Péguy s’était éloigné de la religion de son enfance qui lui avait enseigné la réalité de l’enfer éternel qui se présente comme l’effet d’une excommunication divine et qui a pour équivalent, dans l’ordre temporel, la misère qui exclut des humains de la cité terrestre. C’est pour sauver l’humanité de la misère que précisément il avait adhéré au socialisme. Le héros dreyfusard qu’il a été va progressivement entrer en contact avec la réalité de cet enfer contre lequel il a voulu mobiliser toutes ses forces. Par une double expérience. Celle de sa propre exclusion du monde moderne et celle de l’expulsion du monde moderne hors de la vie vraiment vivante. Au fil des années, il va éprouver dans sa chair ce qu’il appelle "l’enfer social moderne laïcisé", cette solitude où l’ont rejeté les modernes, ceux du parti socialiste et ceux du parti intellectuel. Le vingt-huit octobre 1897, il épouse civilement Charlotte-Françoise Baudouin, sœur de Marcel Baudouin, un de ses proches amis décédé, et s'installe avec elle au sept, rue de l'Estrapade. Ils ont quatre enfants. Le trente octobre 1897, il est promu sous-lieutenant de réserve. Un an plus tard, il fonde, près de la Sorbonne, la librairie Bellais, qui sert alors de quartier général au mouvement dreyfusiste. Son échec à l'agrégation de philosophie l'éloigne définitivement de l'université. Cependant, dès 1900, après la quasi-faillite de sa librairie, il se détache de ses associés Lucien Herr et Léon Blum et fonde dans la foulée les "Cahiers de la Quinzaine", au huit, rue de la Sorbonne, revue destinée à publier ses œuvres et à faire découvrir de nouveaux auteurs. Romain Rolland, Julien Benda, Georges Sorel, Daniel Halévy et André Suarès y contribuent. Son retour au catholicisme, dont il avait été nourri durant son enfance, a eu lieu entre 1907 et 1908. En juin 1910 paraît "Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc", qui s'inscrit dans la perspective d'une méditation catholique manifestant publiquement sa conversion. Plutôt que par le mot conversion qui sous-entendrait un rejet de sa vie passée, c'est par un approfondissement du cœur qu'il retrouve la foi.
"Sous mon nom de l'histoire je n'ai jamais assez peu de fiches pour faire de l'histoire. J'en ai toujours de trop. Maison de pierre forte où bientôt ceux que j’aime, ayant su ma partance, et mon mensonge aussi, vont désespérément, éplorés de moi-même, autour du foyer mort prier à deux genoux, autour du foyer mort et trop vite élargi". Ce qui fascine en elle le jeune Péguy, c'est son engagement solitaire au cœur de la mêlée. Bouleversée par le spectacle de la guerre qui ravage les campagnes, elle n'hésite pas à prendre les armes et à se lancer dans "la bataille humaine". La Jeanne de Péguy incarne à la fois la grandeur et les limites de l'engagement individuel. L'œuvre est dédiée à "toutes celles et tous ceux qui auront lutté contre le mal", et particulièrement à celles et ceux qui "auront connu le remède", c'est-à-dire le socialisme. Jeanne d'Arc était seule avec ses voix improbables pour combattre la violence, l'injustice, le pouvoir. Son action, toute éclaboussée de gloire, ne pouvait que sombrer dans l'échec et la mort dégradante. Péguy, lui, croit avoir trouvé dans le socialisme la panacée, et l'on sent dans sa pièce, en contrepoint à l'aventure tragique et singulière de la bergère guerrière, l'assurance de celui qui se sait partie prenante d'un grand mouvement collectif. À partir de 1911, Péguy qui est au tournant de la quarantaine, fait l'amère expérience des déceptions, des ratages et des critiques injustes des milieux académiques après les remous provoqués par l'essai polémique contre Fernand Laudet. Au milieu de tant de difficultés, s'ajoute en 1912, l'inquiétude provoquée par la maladie de Pierre, son second fils. Péguy fait alors le vœu de se rendre en pèlerinage à Chartres, du quatorze au dix-sept juin, parcourant cent quarante-quatre kilomètres en trois jours. Alain-Fournier l'accompagne sur une partie du chemin. C’est ce pèlerinage qui, par la suite, inspira l'œuvre,"Les pèlerinages de Chartres". Péguy célèbre avec flamme des valeurs qui pour lui sont les seules respectueuses de la noblesse naturelle de l'homme, de sa dignité et de sa liberté. D'abord, son humble travail, exécuté avec patience, sa terre, cultivée avec respect, sa famille. "En réalité, il n'y a qu'un grand aventurier au monde, c'est le seul père de famille".
"Quand il s'agit d'histoire ancienne, on ne peut pas faire d'histoire parce qu'on manque de référence. Quand il s'agit d'histoire moderne on ne peut pas faire d'histoire parce qu'on regorge de références. Quand pourrai-je le soir filer encore la laine ? Assise au coin du feu pour les vieilles chansons. Quand pourrai-je dormir après avoir prié ? Dans la maison fidèle et calme à la prière. Quand nous reverrons-nous ? et nous reverrons-nous ? O maison de mon père, ô ma maison que j’aime". Comme écrivain, Péguy adopte d'emblée une position anticonformiste. Pour lui, la personne de l'écrivain est multiple et différente de celle de l'homme. Ils ne coexistent ainsi pas dans la même temporalité et ne vivent plus de la même vie. Les étapes de la construction de la "personne" littéraire de Péguy jalonnent treize ans de publications, de "Jeanne d'Arc" à "Victor-Marie, comte Hugo", des œuvres de jeunesse à "Notre jeunesse".Les pseudonymes se multiplient dans les articles d'avant 1900: Pierre Baudouin, Jacques Daube, Jacques Lantier, Pierre Deloire et quelques-uns de ces noms reparaissent dans les premiers "Cahiers", inaugurés par une "Lettre du provincial adressée à Péguy", lettre supposée d'un lecteur, à laquelle il répond brièvement: l'auteur se construit un interlocuteur et mobilise son destinataire. À la fin de 1900, les "Cahiers" publient "Pour ma maison", puis "Pour moi". En octobre 1901,"Vraiment vrai" signé Péguy, expose le programme des "Cahiers". Enfin, "De la raison", en décembre 1901, préface admonestatrice aux écrits de Jaurès, fait entendre la voix de toutes ces figures, à la première personne du pluriel, pour avertir celui que les dieux perdent ou qui perd ses dieux. De même dans "Notre patrie", "Notre jeunesse". Rappelons que l'entreprise des "Cahiers" réunit une multiplicité d'auteurs. Ce pluriel est peut-être une fiction fondatrice de l'œuvre et la condition fixée à sa mission de chef de chœur assemblant les voix populaires et mystiques qui s'adressent aux puissants où vont prier Dieu ("Les Suppliants parallèles", 1905). "De Jean Coste" (1902) révèle alors où Péguy place sa légitimité. La misère, celle du gérant, est une grandeur de situation qui donne autorité à sa personne. "De Notre patrie" (1905) à "Notre jeunesse" (1910), un second système d'autorité reposera sur la dénonciation de l'adversaire que désigne déjà "Zangwill" (1904). Le monde moderne, dont "la pensée de derrière la tête", formulée alors par Hippolyte Taine et Ernest Renan, est de s'attribuer toute légitimité grâce à la science déterministe. L'enjeu de cette bataille, la conquête du temps.
"Voilà où ils m'ont mis, avec leur méthode de l'épuisement indéfini du détail, et leur idée de faire un infini, à force de prendre un sac, et d'y bourrer de l'indéfini. Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle. Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre. Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre. Heureux ceux qui sont morts d'une mort solennelle. Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles". Péguy a toujours affirmé qu'il n'avait jamais varié. Sa personne finit par comprendre ainsi "l'immense océan de sa silencieuse race", tous les français illettrés, fils d'Adam à qui parlait Dieu et qui parlent Dieu en France et en vers avec "Le Porche du mystère de la deuxième vertu" en 1911, "Le Mystère des saints innocents" (1912), "La Tapisserie de sainte Geneviève" (1912), "La Tapisserie de Notre-Dame" (1913) et enfin les quatrains d'"Ève" (1913). Parallèlement, les œuvres en prose: "Victor-Marie, comte Hugo" ( 1910), "la Note sur M. Bergson" ( 1914), qui concerne aussi Descartes, et la "Note conjointe sur M. Descartes" (1914) qui parle de Bergson, délimitent le terrain stratégique où Péguy se place enfin. Le présent, neuf, jaillissant, déshabitué du passé et des programmes intellectuels d'un avenir tout fait. L'homme du présent, éternellement jeune, est aussi l'homme des légendes, l'homme de la mémoire non écrite, de l'instinct vital et de l'intuition, sa personne s'est "incarnée" dans un peuple élu, dans un moment ressenti comme sacré, le présent, dont il est le témoin sacrificiel et le combattant. S’il est un trait qui caractérise Péguy, c’est son patriotisme. Loin d’être une vague abstraction ou une idéologie, il procède de l’étroite imbrication des intérêts spirituels et de leur enracinement dans la vie d’une nation. "Car le spirituel est lui-même charnel, et l’arbre de la grâce est raciné profond, et plonge dans le sol, cherche jusqu’au fond". Péguy n’est pas nationaliste car pour lui, la nation ne constitue pas l’horizonin dépassable de l’homme: "La patrie n’achève pas l’homme, elle le forme et le protège des destins qui la dépassent".
"Dans sa propre chair d’homme, devant la mort, instantanément il venait de connaître ce que c’est que la faiblesse et que l’infirmité de toute chair d’homme, la faiblesse, l’infirmité de la chair d’homme. Heureux ceux qui sont morts car ils sont retournés dans la première argile et la première terre. Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre. Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés". Péguy fait partie de l'une des dernières générations à avoir fréquenté la classe de Rhétorique. S'il s'est révolté contre le formalisme et ses exercices vains, il a souvent affirmé, en ancien boursier, son idéal des humanités pour tous. À l'art de penser et de parler, cette discipline alliait un imaginaire humaniste et politique. La situation de Péguy est d'autant plus intéressante qu'il était contemporain des réformes de l'enseignement et des recherches modernes sur le style. Lui aussi s'est interrogé sur ce qu'est un style singulier, subvertissant le goût classique prédominant à l'école, autant que les méthodes positivistes. Dans sa prose torrentielle, l'éloquence apparaît à la fois comme l'ennemie et le vecteur de l'expressivité. Qu’on ne s’y trompe pourtant pas, quand Péguy parle de "style", le mot ne signifie pas chez lui le sens assez vague de "manière d’écrire". Dans une étude approfondie des apparitions de ce terme dans les "Cahiers" et des variations sur la formule "le style, c’est l’homme". Dès lors, il ne désigne jamais d’abord un ensemble de procédés valant inscription littéraire, ni même un ensemble d’habitudes linguistiques valant signature personnelle, mais bien un "ton" plus qu’une "forme". Comme toute réflexion moraliste, celle de Péguy s’appuie sur des "lieux", à ceci près que ces lieux n’en sont pas toujours, dès lorsqu’ils s’organisent en un système de contre-valeurs jetées à la face de la contemporanéité. Il importe pour lui que sa prose ne trahisse pas ce qu’il veut toujours être et paraître: un représentant du peuple. Étrange revendication d’une posture de porte-parole qui s’accommode de la construction d’un personnage d’homme en marge, voire d’homme au ban. On ne le donc dira jamais assez. L’écriture de Péguy est largement polémique. Son horizon, c’est le pamphlet. Son arme, plus encore que l’allusion qui assoit son autorité, ce sera l’ironie qui mine celle de l’adversaire et l’humour qui fait du lecteur un complice. Si Péguy a fait des concessions à l’éloquence, il a voulu tenter de se garder de son double caricatural: la grandiloquence. Y est-il parvenu ? Pas toujours. Conséquence du recours au registre mystique.
"Voyez ce que c’est que notre chair, et notre tentation. Il faut veiller. Il faut prier. On n’est jamais tranquille. On n’a jamais un moment de tranquillité, un moment de tranquille. Moi-même votre frère je ne suis jamais tranquille. Car le surnaturel est lui-même charnel. Et l’arbre de la grâce est raciné très profond. Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond. Et l’arbre de la race est lui-même éternel. Et l’éternité même est dans le temporel. Et l’arbre de la grâce et l’arbre de nature, ont lié leurs deux troncs de nœuds si solennels, ils ont tant confondu leurs destins fraternels. Que c’est la même essence et la même stature". Péguy a cette destinée singulière d'être, parmi les grands écrivains du XXème siècle, celui qui, de son vivant, a été enseveli sous le plus lourd silence de la critique, et qui, depuis sa mort, a provoqué la plus abondante foison d'articles et de volumes. Au final, sa pensée, indissociable du personnage tant il a voulu la vivre profondément, demeure une boussole pour notre temps. Il s’attache aux continuités de notre histoire. Il est celui qui voit dans la méritocratie républicaine la poursuite de l’œuvre monarchique, là où beaucoup d’idéologues s’efforcent d’y dresser une antinomie. Il conçoit la patrie comme l’enracinement des valeurs spirituelles dans une terre charnelle et lui accorde un amour de préférence sans pour autant lui conférer le statut d’idole qui embrasse toutes les dimensions de la personne. Il reste enfin un modèle de ténacité, de liberté et de courage pour avoir inlassablementre cherché la vérité, parfois au prix douloureux de ses amitiés, et incarné ses convictions jusqu’au sacrifice suprême.Au cours de ses années d'intense création littéraire, Charles Péguy est en proie à l'exaltation du poète, mais aussi à des tourments intérieurs. Épris de Blanche Raphaël, une jeune agrégée d'anglais fréquentant la boutique des "Cahiersde la quinzaine", l'écrivain choisit de combattre cette passion par fidélité à sa femme et à sa foi. Il en souffre beaucoup, comme en témoignent les quatrains de "La Ballade" du cœur qui a tant battu, demeurés longtemps inédits. Mais ce renoncement est aussi une fidélité à soi-même, qui porte ses fruits. La cohérence entre la vie et la pensée de Péguy assure la portée de son œuvre. Lieutenant de réserve, il part en campagne dès la mobilisation en août 1914, dans la 19ème compagnie du 276ème régiment d'infanterie. Il meurt le cinq septembre, en Goële, près de Meaux, lieu des combats de la bataille de l'Ourcq à la veille de la première bataille de la Marne, tué d'une balle au front, alors qu'il exhortait sa compagnie à ne pas céder un pouce de terre française à l'ennemi. Il serait mort, selon Victor Boudon, l'un de ses camarades de combat présents à ses côtés, en disant: "Oh mon Dieu, mes enfants". Mémoire des hommes.
Bibliographie et références:
- Jean Bastaire, "Cahier Charles Péguy"
- Marie Boeswillwald, "Comprendre Péguy"
- Robert Burac, "Charles Péguy, la révolution et la grâce"
- Bernard Collignon, "Pourquoi ont-ils tué Péguy ?"
- Maurice David, "Initiation à Charles Péguy"
- Matthieu Giroux, "Péguy, un enfant contre le monde moderne"
- Daniel Halévy, "Charles Péguy et les Cahiers de la Quinzaine"
- Jean-Pierre Rioux, "La mort du lieutenant Péguy"
- Alain Finkielkraut, "Le mécontemporain, Péguy, lecteur du monde"
- André Robinet, "Métaphysique et politique selon Péguy"
- Jean-Noël Dumont, "Péguy, l'axe de détresse"
- Alexandre de Vitry, "L’individualisme civique de Charles Péguy"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Pâles deviennent tous mes rêves, jamais il n'y eut de fin plus triste dans mes livres de poèmes, la vie doucement coule. Je sais qu'il me faudra mourir bientôt et pourtant tous les arbres brillent après le baiser de juillet longtemps désiré. La nuit est veloutée et tendre, telle une rose. Viens, donne-moi tes mains, mon cœur bat, il est tard et à travers mon sang, vaque la nuit ultime qui va et vient, sans bornes, et sans fin, comme une mer. Et puisque tu m'as tant aimée, cueille donc la joie suprême de ton jour, et donne-moi cet or que nul nuage ne trouble". Lors de son discours du vingt novembre 2003, pour l’acceptation du prix Nobel de littérature, Elfriede Jelinek fit un vibrant hommage à Else: "Écolière, j’ai adoré la stature extravagante, exotique et bariolée d’Else Lasker-Schüler. Je voulais à tout prix écrire des poèmes comme elle, même si je n’en ai point écrit, elle m’aura beaucoup marqué". Démente ou extralucide, Else Lasker-Schüler (1869-1945) aura enflammé son siècle, et aura été le porte-parole de l’expressionnisme allemand. Gottfried Benn, amant puis ennemi car rallié au nazisme, dira d’elle, "ce fut la plus grande poétesse lyrique que l’Allemagne est jamais eue". Karl Kraus, l’avait désigné comme "la plus forte et la plus impénétrable force lyrique en Allemagne". Ceci pour situer l’immense Else. Elle était maigre et ses yeux étaient immensément tendus vers vous. Une force terrible émanait de sa personne. Else Lasker-Schüler envoûte ou fait jaillir la haine par sa vie provocante. Elle mendiera une partie de sa vie pour se nourrir, elle fera exploser les valeurs bourgeoises et la forme poétique. Peintre, poète, meneuse ardente des causes intellectuelles, amante passionnée, elle reste une comète foudroyante passée dans notre ciel. Nous n’en avons pas encore pris toute la mesure immense. Le début du siècle à Berlin, c’est elle qui l’a façonnée. Ses amis qu’elle vit souvent mourir, Georg Trakl, Franz Werfel ou Franz Marc, bien d’autres encore sont le bord de sa route. Une première génération se fit décimer pendant la première guerre mondiale, une deuxième par le nazisme. Else vit tout cela. Perte et absence, exil et projections bibliques feront le fondement de son œuvre. "Une Sapho qui aura traversé de part en part le monde" dira d’elle Paul Hille son ami le plus proche. Ce nouvel ange bleu sera la madone des cafés littéraires et tous les hommes devinrent des professeurs "Unrat". Elle sera à jamais le prince de Thèbes ou une femme prise dans le tragique entre Berlin et Jérusalem. Sa terre d'exil sera sa terre de renaissance.
"Le printemps nous contemple de sa lumineuse majesté. Tu me cueilles une fleur en guise de salut, et moi, je l'aimais déjà quand elle n'était que graine. Du lointain pays de la nuit, des harmonies se pressent, s'enflent. Je fais le pas. Je serai la vie, vie blottie contre vie. Quand au dessus de moi des astres édéniques berceront leurs premiers humains. Tes yeux se posent sur les miens, jamais ma vie n’eut tant de chaînes". Else était tout entière dans ses jeux de rôle, elle se faisait appeler le jaguar ou "le prince de Thèbes" et baptisait tout son entourage de nouveaux noms. Franz Marc était le "Cavalier bleu", Karl Kraus, "le Dalaï-Lama", Gottfried Benn, "Giselheer le Barbare", Georg Trakl était "le cavalier en or", Franz Werfel "le prince de Prague", Peter Hille, "Saint-Pierre", et Oskar Kokoschka, "le troubadour ou le géant". D’autres encore se firent totémiser de ces noms étranges venus d’autres planètes. Ses amis furent foison, parfois aussi amants, le plus souvent égaux et amis: Gottfried Ben, Georg Grosz, Karl Krauss, Murnau, Trakl, Werfel, Marc, Peter Hille, Kokoschka, Richard Dehmel, Alfred Döblin, Tristan Tzara, Gropius, Walter Benjamin, Martin Buber, mais la liste est longue, tant était foisonnante cette ville de Berlin sous son versant bohème, avec tous ces cafés où l’on refaisait l’art et le monde. Elle se promenait dans les rues de Berlin accoutrée en Prince de Thèbes. Elle a dit "si j’avais été un homme, j’aurais été homosexuel", car elle allait creuser la part féminine de ses amants au tréfonds d’eux-mêmes. Elle restera une pure hétérosexuelle, bien complexe toutefois avec son côté dominateur et homme. Là, à Berlin, se sont constitués alors les mouvements picturaux essentiels, der "Brücke" (1905-1913) et des "Blauen Reiter" (1911), l’expressionnisme, et le Bauhaus (1919), le mouvement Dada venant de Suisse avec Tzara (1918), et ce que l’on a désigné comme les "Berliner Secessionisten". Des peintres comme Oskar Kokoschka, Emil Nolde, Ludwig Meidner, August Macke, Paul Klee, Franz Emil Marc, Ernst Ludwig Kirchner, Karl Schmidt-Rottluff, Wassily Kandinsky, ont fait alors revivre les couleurs de la peinture et changer le cours de l’art. Ils figureront tous sur la liste des artistes dégénérés dressés par le nazisme. L'art contre les armes.
"Vois-tu mon amour, ma vie se perdre dans tes yeux. Jamais ne fut si profondément en toi, si profondément désarmée. Et parmi tes rêves ombreux mon cœur d’anémone boit le vent aux heures nocturnes, Et je chemine en fleurissant par les jardins paisibles de ta solitude". Cette poursuite du monde de l’invisible, du monde magique derrière le réel, l’intrusion des bêtes métaphysiques, la découverte réelle de l’âme humaine, avaient trouvé en Else sa théoricienne car cela, elle l’avait déjà intégré dans ses textes. Cette parole de Paul Klee résume la philosophie des mouvements: "L’art ne doit pas reproduire le visible, mais rendre visible l’invisible". Croqueuse sincère d’hommes, elle jouait d’eux et d’elle, et tombait pourtant amoureuse à chaque fois. Et elle écrivait des poèmes pour eux tous. Elle rayonnait alors auprès d’eux, tant l’immensité de ses dons, sa passion ardente, étaient éclatants. Elle sera donc la figure de proue de l’avant-garde de ce Berlin du début du vingtième siècle, avec sa bohème, ses cafés bohèmes où l’on réinventait le monde à venir. Ce ne fut pas le monde lumineux de Franz Marc ni le monde énigmatique des expressionnistes qui advint, ce fut la peste brune de Hitler. Elle l’avait pressentie et s’enfuit dés 1933. Élisabeth (Else) Schüler était née le onze février 1869 à Eberfeld, aujourd’hui Wuppertal, cadette de six enfants. L’ombre du père jovial et d’une mère difficile pèse sur elle. Fille rebelle, elle quitte à onze ans l’école qui l’ennuyait profondément. Maladive, feignant de l’être, elle poursuit ses études à la maison. À vingt-six ans, elle se marie avec un docteur Berthold Lasker bien plus âgé qu’elle. Ainsi elle prend ses distances avec sa famille de banquiers et elle peut enfin fuir la petite vie de province. Elle est enfin rendue à Berlin qui la fascine. Là elle suit des cours de peinture de Simon Goldberg et fonde un atelier. Elle va alors se lancer à corps perdu dans une vie de bohème. Elle rencontre peintres, musiciens, écrivains et devient vite le pivot d’une vie violente et exaltante dans cette nouvelle communauté. Avec la flamme noire et la passion d’une Marina Tsétaëva, toutes deux pas très jolies, elle embrase son milieu d’intellectuels excentriques. Un enfant, Paul, de père inconnu car Else n’en dira jamais le nom, lui naît le quatre août 1899, et son mari accepte alors de le reconnaître.
"La nature m'entoure de sa beauté et dans la nuit, tes yeux brillent. Je sais qu'il me faudra mourir bientôt et pourtant tous les arbres brillent après le baiser de juillet longtemps désiré, pâles deviennent tous mes rêves, jamais il n'y eut de fin plus triste dans mes livres de poèmes". Mais le couple est brisé et divorce en 1900, et Else poursuit seule sa vie de danse au-dessus des volcans. Elle est désormais sans ressources et ne survit que par l’aide de ses amis, dormant sur les bancs publics ou ceux des gares, squattant alors des chambres, mangeant rarement. Elle vivait de lectures, de mendicité auprès de ses amis, de performances et de conférences. En 1913, Karl Kraus lance un appel au secours dans sa revue célèbre "Der Fackel", pour la soutenir matériellement. Son œuvre est sa vie, et sa vie son œuvre. Poésie et vie ne faisaient qu’un pour elle, les gouffres qui toujours s’effondraient entre ces deux domaines et ne se laissaient point enjamber. Ceci faisait alors les douleurs et les confusions de son moi. Elle va se lier avec le cercle de poètes de Peter Hille et publia "Stryx", son premier recueil de poèmes très mal reçue par les critiques car trop étrange et énigmatique. Elle partagea bientôt l’existence de Herwarth Walden, Georg Levin de son vrai nom et se maria en 1901 avec lui. Il était éditeur de la revue expressionniste "Der Sturm" qu’elle va alimenter et fondateur de la galerie du même nom. Walden fit se rencontrer à Berlin toute l’avant-garde européenne et se fit l’éditeur de celle-ci. Une pièce de théâtre d’Else "Die Wupper" parle de cette période de basculement. En 1912, après avoir divorcé de Walden après deux ans de séparation, elle se lia avec Gottfried Benn. Mais le tournant de son œuvre vient du choc de la mort tragique le sept mai 1904 de son ami le plus intime, Peter Hille, qui fut aussi son mentor. Un courant mystique l’envahit désormais qui se traduira par l’écriture des ballades hébraïques et sa plongée profonde dans les contes orientaux. "Mon cœur" et sa transformation en "Prince de Thèbes" seront sa rédemption. En 1913, elle voyagera à Saint-Pétersbourg et Moscou. Quand la première guerre mondiale éclate, elle pressent la mise au tombeau de la culture européenne et farouche pacifiste, elle s’enfuit en Suisse où elle côtoie le mouvement dadaïste. En 1920 elle sort de l’anonymat avec la publication de six volumes de poèmes, des livres avec ses lithographies ("Thèbes"), et l’admiration du metteur en scène Max Reinhardt qui monte ses pièces, ses dessins sont exposés.
"Je suis l'ultime nuance de l'abandon, il n'y a plus rien après. Rien sauf ta beauté intemporelle. Tu me cueilles une fleur en guise de salut, et moi, je l'aimais déjà quand elle n'était que graine. Pourtant je sais qu'il me faudra mourir bientôt. Mon souffle plane sur les eaux du fleuve de Dieu, sans bruit je pose mon pied sur le chemin qui mène à la demeure éternelle". Elle est alors intronisée chef de l’expressionnisme. Mais au lieu de rentrer dans ce nouveau rôle, elle reste une clocharde refusant tout ordre établi. La mort de son fils Paul de tuberculose, en 1927, la foudroie et elle commence à se retirer du monde. Scandaleuse elle était pour tous, et les nazis la qualifièrent de "juive pornographique" et voulaient sa tête. Elle avait toujours su que la bête immonde viendrait la dévorer, alors elle émigra en Suisse à Zürich, en avril 1933. En 1932 elle avait reçu le grand prix de littérature Kleist. Sa nationalité allemande lui sera retirée en 1938. Berlin se changea peu à peu en Jérusalem, elle se replongea dans sa culture juive et biblique. Et après des allers retours en Palestine en 1934 et 1937, elle s’y fixa en 1939 à plus de soixante-dix ans. De l’holocauste subi par son peuple, passe des thèmes bibliques et l’exaltation du moi "Ich und ich". "Je vais au jardin de Gethsemani et prier pour vos enfants". La terre sainte ne fut pas à la hauteur de ses espérances, et là aussi pauvre et solitaire, elle survivait par la lecture, la première autorisée en juillet 1941 à soixante-douze ans, de ses poèmes et par une bourse d’un tout petit éditeur, Salman Schocken. Elle vivait au milieu d’illusions, de ses délires, elle écrivait des lettres folles à Goebbels, à Mussolini, pour sauver son peuple, de son immense solitude. L’ingratitude la blessa profondément. Ses appels incessants pour faire la paix entre arabes et juifs étaient fort mal reçus. Et quand elle allait alors dans les synagogues orthodoxes elle s’asseyait toujours parmi les hommes. Ses derniers textes, "Mon piano bleu" (1943) paru à moins de quatre cents exemplaires en tout et pour tout, et "je et je" ne fus pas compris du tout. Else Lasker-Schüler mourut d’une crise cardiaque le vingt-deux janvier 1945 au matin, et elle fut alors enterrée sur le mont des Oliviers.
"Quand le jour tombe, je revis en te contemplant dans la galaxie. En secret la nuit, je t'ai choisi entre toutes les étoiles. Et je suis éveillée, fleur attentive dans le feuillage qui bourdonne. Nos lèvres veulent faire du miel, nos nuits aux reflets scintillants sont écloses. À l'éclat bienheureux de ton corps, mon cœur allume la flamme embrasant le ciel, tous mes rêves sont suspendus à ton or, je t'ai choisi parmi toutes les étoiles". Comment se meut la poésie d’Else Lasker-Schüler ? Elle parle surtout d’atmosphères, de lune, de bougies, d’amour qui ne vient pas ou qui ne comprend pas. La nuit est omniprésente, les lettres envoyées ou reçues sont là reprises, des dessins aussi. Le silence et la nervosité extrême aussi. Le café semble imbibé ses ratures et ses écritures. Tous les contes bibliques et ceux de l’Orient sont près d’elle et lâchent leurs démons. Les mots sont réduits à l’essentiel, à leur dureté, pour capter alors correctement les instants de vie, donc ses poèmes. Le souvenir des amis, des tableaux, poussent leurs stridences en elle. Les amants sont penchés sur elle, surtout ceux qui ont fui. L’obsession de quelques mots est toujours au bout de son crayon: lune, bleu, âme, pleurs, douleur, vie, mort qu’il faut consoler, étreinte et baisers, étoiles, frontières perdues, cœur, sang, ange, douceur, monde. Sans arrêt ces mots reviennent et se mélangent sans souci de faire de belles métaphores. Else n’est pas un livre d’images, mais un livre de vie. 'Le prince de Thèbes'" voyait plus loin que tous. Plus qu’un peintre, un poète, un dramaturge, elle fut la première à réaliser ce que l’on appelle ainsi aujourd’hui des performances, mêlant les arts, dansant sur ses textes en s’accompagnant de clochettes, et parlant une langue inventée, la langue de l’origine. Elle fut méprisée, accusé de grossièreté, on riait d’elle, de ses chaussures bizarres de ses chapeaux de mauvais goût, mais on l’admirait aussi passionnément. Elle ne savait ni vivre ni mourir, mais vociférer sans raison et tendre vers la dure vérité au travers des mensonges. Personne ou presque ne l’écoutait.
"À l'ombre de tes rêves, la nuit venue, mon cœur d'anémone s'abreuve de vent. Mais tu ne vins jamais avec le soir, j'étais assise en manteau d'étoiles. Quand on frappait à ma porte, c'était le bruit de mon propre cœur. Maintenant le voilà suspendu à tous les montants de porte, à la tienne aussi". Elle reste cet être tout à fait énigmatique et tragique qui réalisa alors sans doute le mieux cette fusion entre la judaïté et la source allemande expressionniste. Ce conflit de ses deux racines l’aura écartelé. Elle était "le Prince de Thèbes" exilé sur cette terre. On pourrait dire qu’Else Lasker-Schüler vécut comme une Allemande à Jérusalem. Le cas tient du paradoxe en ce sens que Else Lasker-Schüler avait vécu comme une Orientale à Berlin, se faisant appeler Prince Youssouf, prétendant être née à Thèbes en Égypte et déambulant, vêtue de pantalons bouffants, un poignard à la ceinture. Son écriture témoignait également de sa fascination pour un Orient mythique, mais aussi pour l’histoire et la terre du peuple hébreu comme le reflète le titre du recueil "Ballades hébraïques". Toutefois, comme chacun sait, il y a souvent loin de l’imagination à la réalité, et pour Else Lasker-Schüler le choc fut rude. Il faut dire à la décharge de l’écrivain qu’elle n’avait pas choisi de s’installer en Palestine mais fut plutôt victime d’un fâcheux concours de circonstances. Else Lasker-Schüler, que ses origines juives mettaient en péril, décida en 1933 de quitter l’Allemagne pour la Suisse. C’est au cours de cet exil de six ans qu’à l’invitation d’un couple de mécènes, elle se rendit pour la première fois en 1934 dans cette Terre promise où la conduisait depuis toujours son imagination poétique. Le premier voyage fut un émerveillement. E. Lasker-Schüler avait le sentiment de voir renaître un pays où couleraient bientôt le lait et le miel. Elle avait choisi de fermer les yeux sur les réalités les plus dérangeantes pour rédiger à son retour "Le pays des Hébreux", et en faire un hymne à la terre d’Israël. Malgré l’enthousiasme, Else Lasker-Schüler était en effet rentrée à Zurich car elle avait compris au cours de ce voyage qu’elle était avant tout européenne dans l’âme, qu’elle avait besoin des théâtres, des cinémas, de la presse et de toute cette vie intellectuelle que la Palestine d’alors ne pouvait lui offrir. Au cours d’un second voyage en 1937, le rêve avait commencé de se fissurer. Else Lasker-Schüler avait été agacée par le vacarme des rues de Jérusalem et davantage encore par la plus totale indifférence des autorités culturelles sionistes à sa personne.
"Et je traverse, florissante, les jardins de ta paisible solitude. Rose de feu qui s'éteint entre les fougères dans le brun d'une guirlande. Je fis pour toi le ciel couleur de mûre avec le sang de mon cœur. Mais tu ne vins jamais avec le soir, je t'attendais, debout, chaussée de souliers d'or". Elle accepta pourtant la proposition d’un troisième voyage en 1939 qui s’avéra être un voyage sans retour puisque, en raison de l’imminence de la guerre, l’écrivain n’obtint pas l’autorisation de regagner la Suisse. C’est donc une femme fatiguée, à la santé chancelante et éprouvée par la vie, qui s’installa alors contre son gré en 1939 à Jérusalem. Très vite, Else Lasker-Schüler prit en grippe le lieu de son nouveau séjour. Elle se plaignit des rigueurs du climat, de la rudesse des mœurs, de l’inconfort de son logement, de la pauvreté de la vie culturelle et de la misère qui l’environnait dans les rues de Jérusalem. C’est ainsi que le pays qui lui avait inspiré tant de livres depuis les Ballades hébraïques jusqu’au Pays des Hébreux devint son dernier rêve brisé. Elle trouva donc refuge dans la culture allemande et, au lieu de s’ouvrir à son pays d’accueil qui possédait déjà une vie littéraire non négligeable grâce à l’immigration d’écrivains venus d’Europe de l’Est comme Gershon Schofmann ou Samuel Yosef Agnon, elle décida de continuer à mener à Jérusalem la vie d’une femme de lettres allemande. Malgré sa vue qui déclinait et un bras endolori par l’arthrose, celle qui n’avait vécu que par et pour l’écriture, décida de réunir autour d’elle dans un cercle littéraire germanophone ses compagnons d’infortune. Le cercle fut baptisé "Der Kraal". Le plus souvent, les réunions du Kraal prenaient la forme de soirées littéraires au cours desquelles Else Lasker-Schüler et ses invités lisaient alors à l’intention du public des extraits de leurs œuvres. Else Lasker-Schüler avait un temps envisagé de recevoir le public et ses invités dans sa chambre mais l’idée manquait par trop de réalisme. Comme les autorités culturelles sionistes ne souhaitaient pas offrir une tribune à des intellectuels allemands, Elle dut alors faire du porte-à-porte.
"Toujours, toujours j'ai voulu te dire tant d'amour. Il tombera un grand astre dans mon sein, nous veillerons la nuit, et prierons en des langues, sculptées comme des harpes. La nuit nous nous réconcilierons, tant que Dieu nous inonde. Nos cœurs sont des enfants, qui, pleins d’une douce langueur, voudraient reposer". Si Else Lasker-Schüler semble ne s’être jamais vraiment réconciliée avec sa terre d’accueil et trouva jusqu’au bout des mots très durs pour parler de Jérusalem et de ses habitants, on ne peut pas dire pour autant que ces années en Palestine furent un échec. Ce serait méconnaître la sublimation littéraire de l’épreuve. Le recueil "Mon piano bleu", publié en 1943 apparaît ainsi comme une variation poétique sur le thème de l’exil. Au-delà de Jérusalem, dans ce recueil, c’est le monde lui-même qui apparaît comme le lieu de l’exil. Il n’existe nulle part sur cette terre de havre de paix, il n’y a pas de terre d’asile, d’où la nécessité de porter son regard plus loin. Au terme d’un long chemin, Else Lasker-Schüler était parvenue à la conclusion que le paradis qu’elle cherchait depuis toujours n’était pas de ce monde. La foi lui apparaissait désormais comme l’unique chemin conduisant au salut, d’où la tonalité profondément religieuse de ce dernier recueil dans lequel la poétesse supplie Dieu de l’arracher à son exil terrestre. Ceux qui ont connu l’écrivain dans ses dernières années parlent de ses absences, de ses monologues étranges avec des créatures invisibles. Il semble, en effet, qu’elle n’était déjà plus de ce monde, qu’elle ne l’habitait plus que physiquement, en pensées elle était déjà ailleurs. Nul doute que nombreux furent les juifs immigrés qui se sentirent déracinés voire en exil en terre d’Israël, mais rares furent ceux qui eurent le courage de l’écrire. Elle est devenue une légende passée un jour près de nous.
"Nous scellerons le jour dans le calice de la nuit, je suis sans attache, partout il y a un mot de moi.car j'ai toujours été le prince de Thèbes. Et nos lèvres veulent se trouver, pourquoi hésites-tu ? Mon cœur n’est-il pas proche du tien, ton sang me rougissait toujours les joues. La nuit nous nous réconcilierons, si nous nous caressons, nous ne mourrons pas". Son grand-père était un grand rabbin vénéré, ses parents des juifs parfaitement assimilés, elle sera la folle égérie d’un Berlin d’entre les guerres où se construisait la nouvelle modernité. Recluse encore plus misérable à Jérusalem, elle détestait tout ce que l’on avait écrit sur elle et ne rêvait que de revoir Berlin, comme avant. Elle que personne n’invitait plus rêvait ceci: "Dieu vint et me dit je t’invite. J’étais assise autour d’une table immense, à côté se tenait l’ange Gabriel et il me tendit un rôti de la main de ma mère. C’était à peu près le plumpouding, que nous mangions à la maison". Else avait un mysticisme intérieur qu’elle projetait sur les gens aimés et aussi sur la mort. Son art aura fusionné l’expérience juive et la haute culture allemande, l’émancipation féminine jusqu’à la provocation, la mutation du monde avec son individualisme forcené. Cette étrange étoile fit le passage de Berlin à Jérusalem où elle finit sa vie, refusant toute traduction de ses textes en hébreu: "Mes poèmes sont assez juifs en allemand" et ayant une attitude libre envers la religion, scandalisant ainsi jusqu’à son dernier souffle. Elle ne parlait ni le yiddish, ni l’hébreu car pour elle le sens des prières n’avait pas besoin de compréhension. Très belle étoile filante, Else a apporté à la poésie son sens des images son baroque expressionniste. Ses dessins étranges, ses lettres exaltées, ses poèmes surprenants et profonds entre rêves fous et angoisses laissent une trace inaltérable. Cette rebelle absolue contre tout ordre bourgeois ou matrimonial est une épée flamboyante dans la chair du siècle. Cette énergie volcanique a marqué au fer rouge son temps et les hommes qu’elle a calcinés. Else fut cette clocharde céleste qui à Berlin se cachait sous les balcons pour que ses parents au ciel ne la voient pas dans sa misère. Elle n’aura pas raté sa vie. Le scandale, c’était les autres qui ne l’ont pas comprise. Pauvre, elle fut, émancipée. Petite étoile et grande comète, elle continue de déambuler en nous avec ses vêtements orientaux. Elle croyait fortement à la force des mots et elle avait aboli toute frontière entre réalité et visions. Briseuse de tabous, elle aura cassé le tabou du monde réel. Le sérail de ses rêves et de sa poésie sont nos oasis. Belle et obscure reste sa poésie. "Mes poèmes sont impersonnels, ils doivent toujours inspirer les autres. Je sais que je vais bientôt mourir. Je suis l'ultime nuance de l'abandon, il n'y a plus rien après".
Bibliographie et références:
- Franz Baumer, "Else Lasker-Schüler"
- Sigrid Bauschinger, "Else Lasker-Schüler"
- Paul Cassirer, "Le Prince de Thèbes"
- Benoît Pivert, "Terre d'exil, terre de renaissance"
- Itta Shedletzky, "Else Lasker-Schüler"
- Paul Tischler, "Else Lasker-Schüler"
- Walter Fähnders, "Else Lasker-Schüler"
- Iris Hermann, "Else Lasker-Schülers"
- Erika Klüsener, "Else Lasker-Schülers"
- Friedrich Pfäfflin, "Else Lasker-Schüler"
- Margarete Kupper, "Else Lasker-Schüler"
- Caroline Tudyka, "L'exil d'Else Lasker-Schüler"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"La vie est une côte. Tant qu'on monte, on regarde le sommet, et on se sent heureux mais, lorsqu'on arrive en haut, on aperçoit tout d'un coup la descente, et la fin, qui est la mort. Ça va lentement quand on monte, mais ça va vite quand on descend. À votre âge, on est joyeux. On espère tant de choses, qui n'arrivent jamais d'ailleurs. Au mien, on n'attend plus rien que la mort". "Il a le faciès d'un petit taureau breton", disait de lui Flaubert. Il en avait la force en tout cas, les épaules, le regard fier. Comme lui, il n'a vécu que pour créer. Il n'a pas aimé une femme, mais toutes les femmes, et avant tout sa mère. Il a été formé par la femme, a vécu d'elle et pour elle, a été poussé à la célébrité par des milliers de lectrices bourgeoises, genre nouveau qui apparut en France vers 1848. Disgrâce suprême enfin, il est mort de la femme sans avoir réellement cru en elle. La Manche brasse ses galets, détrempe le pays de Caux, province de craie et d’aquarelle. Celles de Gustave de Maupassant révèlent un tempérament d’artiste qui trompa vite ses espérances, à défaut d’un génie qui échoit à son fils. Guy de Maupassant naît le cinq août 1850 en Normandie, sans qu’on sache encore si ce fut à Fécamp, au Bout-Menteux, ou au château de Miromesnil à Tourville-sur-Arque, ou enfin à Sotteville, près d’Yvetot. Laure, sa mère, cavalière émérite, férue de littérature, fume des cigarettes qui n’apaisent pas ses nerfs délicats, passe pour une excentrique, de grèves en pommeraies, bref ne semble pas être n’importe qui et ne saurait se résoudre à vivre n’importe où. Elle voulait une particule, une demeure imposante où poser son berceau, la voilà servie. Le soleil chauffe la pierre grise et les briques roses du château, détache sur fond d’azur les feuilles des hêtres qui bordent l’allée quand Guy pousse ses premiers cris, à huit heures du matin. Dans la chambre ronde baignée de lumière, le docteur Guiton s’empare du nouveau-né, le place alors entre ses genoux puis commence à lui pétrir le crâne avant de déclarer à la jeune accouchée dont les grands yeux bleus le considèrent:"Vous voyez, madame, je lui ai fait la tête ronde comme une pomme qui, soyez sûre, donnera plus tard un cerveau très actif, et sûrement une intelligence de premier ordre". En attendant de mûrir, Guy, ondoyé, baptisé, n’égaie pas longtemps le bonheur de seconde zone où s’enlisent ses parents. Lorsqu'ils décidèrent de se séparer à l'amiable, alors qu'il était encore tout enfant, c'est à sa mère que Guy, avec son jeune frère Hervé, fut confié, et c'est sa mère qui veilla, un peu jalousement, sur sa première éducation. Elle avait été la compagne de jeux de Gustave Flaubert et la sœur de cet Albert Le Poittevin, jeune poète très tôt disparu, qui lui avait donné une passion des lettres qu'à son tour elle transmit à son fils, dont elle facilita de son mieux la vocation littéraire. Dans sa propriété des Verguies, à Étretat, où elle s'était retirée et où Maupassant passa son enfance, elle dirigea minutieusement ses premières lectures, lui révélant en particulier William Shakespeare. Mais, pour tout le reste, elle lui laissa la plus grande liberté, et les premières années de l'écrivain, qui était doué d'une vigueur physique remarquable, furent certainement les plus heureuses et même les seules vraiment heureuses de sa vie. Sans contrainte, seul ou en compagnie d'une mère indulgente pour toutes ses fantaisies, il courait à travers les champs, faisait de longues promenades sur les falaises ou en mer, dans les barques de pêcheurs, et c'est dès cette époque qu'il acquit cette connaissance directe et profonde du pays et du peuple normands qu'on retrouvera dans tant de ses nouvelles. C'est au cours de ces promenades qu'il croise avec chance et intérêt le peintre Jean-Baptiste Camille Corot et rencontre pour la première fois Claude Monet.
"Je n’attends rien, je n’espère rien. Je vous aime. Quoi que vous fassiez, je vous le répéterai si souvent, avec tant de force et d’ardeur, que vous finirez bien par le comprendre. Je veux faire pénétrer en vous ma tendresse, vous la verser dans l’âme, mot par mot, heure par heure, jour par jour, de sorte qu’enfin elle vous imprègne comme une liqueur tombée goutte à goutte, qu’elle vous adoucisse, vous amollisse, vous force, plus tard, à me répondre: Moi aussi je vous aime". Lorsque son fils eut treize ans, Madame de Maupassant se résigna cependant à le placer comme pensionnaire au séminaire d'Yvetot. Guy y travailla fort peu. Il s'y sentit isolé, froissé par des camarades grossiers. L'internat lui était insupportable et plus encore les manières ecclésiastiques, qui lui donnèrent un dégoût de la religion qu'il devait garder toute sa vie. Sa seule consolation était d'écrire des vers. Certains d'entre eux, qui raillaient ses maîtres, furent un jours aisis par le directeur du séminaire, et le jeune homme, renvoyé, dut entrer, toujours comme pensionnaire, au lycée de Rouen, où il se montra assez brillant élève et passa aisément son baccalauréat. Il y a pour professeur de littérature le philologue Alexandre Héron. À cette époque, il côtoie alors Louis Bouilhet et surtout Gustave Flaubert, dont il devient le disciple. En 1868, en vacances à Étretat, il sauve de la noyade le poète anglais Charles Algernon Swinburne qui l'invite à dîner dans sa chaumière de Dolmancé en remerciement pour son courage. Mais, ce qu'il voit lors de ce repas l'effraie. Une tête de mort dans une coquille rose sur une table, des tableaux étranges, une guenon habillée, la main écorchée et momifiée d'un supplicié. Maupassant comprend, au bout de trois visites, les mœurs de la maison. Il en tirera la nouvelle "La Main d'écorché", qu'il modifie, publie en 1883 sous le titre de "La Main". Bachelier ès lettres en 1869, il part étudier le droit à Paris sur le conseil de sa mère et de Flaubert. La guerre qui s'annonce va contrarier ces plans. Ayant à peine 20 ans, Guy de Maupassant s’enrôle comme volontaire pour la guerre franco-prussienne. Affecté d’abord dans les services d’intendance puis dans l’artillerie, il participe à la retraite des armées normandes devant l’avancée allemande. Après la guerre, il paie un remplaçant pour achever à sa place son service militaire et il quitte Rouen pour s'installer durablement à Paris. Si les balles prussiennes ne l’ont pas tué, le ministère pourrait bien avoir sa peau. Maupassant tourne comme un lion en cage dans cet univers confiné, que régissent les chefs et les sous-chefs, que baigne une lumière d’aquarium. Tout ça sent mauvais. Sent la sueur, les vieux papiers, les vieux garçons. Son emploi dans la bibliothèque du ministère de la marine et des colonies le fait vivre, mais à quel prix, et d’ailleurs pas tout de suite. Il n’y a pas de poste vacant et Maupassant commence par travailler sans percevoir de salaire, en mars 1872, vivotant avec les cent dix francs par mois que lui donne son père. L’attaché à la bibliothèque est du moins dans la place, et le dix-sept octobre, il est nommé surnuméraire en titre à la direction du personnel, au bureau des équipages et de la flotte. Cette position lui offre une sécurité nouvelle et lui promet des appointements modestes, que cependant il doit encore attendre. Aussi réclame-t-il à son père de l’aider une fois de plus, pour payer son chauffage. Gustave lui refuse les cinq francs dont il a besoin, une violente dispute éclate entre les deux hommes un samedi matin. Guy se précipite alors dans sa chambre, prend la plume et raconte en détail l’incident à sa mère.
"Le peuple est un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt férocement révolté. On lui dit: "amuse-toi". Il s’amuse. On lui dit: "Vote pour l’Empereur". Il vote pour l’Empereur. Puis, on lui dit: "Vote pour la République. Et il votepour la République. Ceux qui le dirigent sont sots, mais au lieu d’obéir à des hommes, ils obéissent à des principes, c’est-à-dire des idées réputées certaines et immuables, en ce monde où l’on n’est sûr de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le bruit est une illusion". Vigoureux, en pleine santé, très gai, adorant les farces, ne donnant encore aucun signe de la maladie nerveuse qui devait l'emporter prématurément, il se jetait alors avec gourmandise sur tous les plaisirs de la capitale. Sa passion principale, c'est toutefois le canotage sur les bords de la Seine, en compagnie de joyeux camarades et de demoiselles peu farouches, parties hebdomadaires que rien n'aurait pu lui faire sacrifier et dont on retrouvera l'atmosphère dans la nouvelle intitulée "Mouche". Il va à Bezons, Argenteuil, Chatou, Bougival et le plus souvent se rend à l’auberge Poulin, à la "Maison Fournaise" et à "La Grenouillère", un radeau-établissementde bains située face à Croissy-sur-Seine. En compagnie de ses quatre amis, Henri Brainne, Léon Fontaine, Albert de Joinville, et le peintre Robert Pinchon, Maupassant forme une joyeuse confrérie, et emmène en promenade des filles dociles sur la yole achetée en commun et baptisée "Feuille de rose'". Lui se fait alors appeler "Maistre Joseph Prunier, canoteur ès eaux de Bezons et lieux circonvoisins". Auparavant, fin janvier 1877, le romancier russe Tourgueniev le rencontre et le trouve usé et vieilli, bien qu'il n'aura que vingt-sept ans en août. Le diagnostic tombe: syphilis. Cette maladie, il en mourra, ne cessera d'empoisonner l'existence du jeune homme, même s'il s'en gausse alors dans une lettre écrite le deux mars 1877 à son ami Pinchon: "Tu ne devineras jamais la merveilleuse découverte que mon médecin vient de faire en moi, la vérole. J'ai la vérole, la vraie, pas la misérable chaude-pisse, pas l'ecclésiastique christalline, pas les bourgeoises crêtes de coq, les légumineux choux fleurs, non, non, la grande vérole, celle dont est mort le roi, François Ier. Et j'en suis fier, Alléluia, j'ai la vérole, par conséquent, je n'ai plus peur de l'attraper !" En mars 1877, Maupassant prend un traitement à base d’arsenic et d’iodure de potassium. Mais cela lui occasionne des troubles digestifs. Il doit l’arrêter. Ladreit de la Charrière, médecin au ministère de la marine, l’envoie alors faire une cure d’eaux sulfatées. En 1877 toujours, Guy Maupassant se plaint à Tourgueniev de perdre ses cheveux par poignées,ce qui est le signe d'une syphilis secondaire. Il se plaint également, de migraines tenaces qui lui broient la tête et quil’empêchent de lire plus d’une heure de suite. Une autre activité de Maupassant est la chasse. Il ne la manquera que rarement dosant la poudre de ses cartouches et sélectionnant ses chiens d'arrêt. L'activité cynégétique de l'auteur est surtout présente dans l'imaginaire des contes. Aux antipodes des écrivains ou des philosophes qui affirment la supériorité de l'homme sur le règne naturel, l'animal Guy de Maupassant, "machine à sentir et à jouir", s'abandonne littéralement aux rythmes de la nature qui le traverse et qui le constitue. "Avec les femmes, c'est un lapin, quand vient la nuit, il devient chouette, quand il écrit, c'est un caméléon", selon Zola. Loin des bons sentiments religieux, loin de l'emphase romantique, il préfère la vraie bassesse à la fausse grandeur, l'individu au groupe, la précision aux fioritures.
"Ce que l'on aime avec violence finit toujours par vous tuer. On finirait par devenir fou, ou par mourir, si on ne pouvait pas pleurer. On pleure parfois les illusions avec autant de tristesse que les morts. Le silence de la nuit est le lac le plus profond de la terre". Il travaillait aussi, pourtant. Non pas dans le bureau du ministère, mais auprès de Flaubert, auquel sa mère l'avait confié et qui, de 1873 à 1880, veillera alors avec le plus grand soin sur les années d'apprentissage du jeune écrivain, lui conseillant telle ou telle lecture, l'exhortant à tout sacrifier à la seule cause de l'art, lisant et corrigeant ses premiers manuscrits, le prenant même pour collaborateur, puisqu'il le chargea de diverses recherches nécessitées alors par la rédaction de "Bouvard et Pécuchet". Flaubert imposa à Maupassant les minutieuses exigences de l'esthétique réaliste. Il lui apprit à regarder le monde, à s'exercer à la description précise, à rechercher patiemment l'exactitude du détail vécu. C'est encore lui qui introduisit Maupassant dans la société littéraire de l'époque, qui lui fit ainsi connaître Alphonse Daudet, Joris-Karl Huysmans, Émile Zola, Ivan Tourgueniev, et le présenta également à la princesse Mathilde Bonaparte. Grâce à cette protection et à ces amitiés, Maupassant commença à collaborer à divers journaux: "Le Gaulois" et "Gil Blas" notamment. Cette activité de chroniqueur fut extrêmement importante. Maupassant n'a pas écrit moins de trois volumes de chroniques sur les sujets les plus divers: littérature, vie sociale, événements politiques. Ses écrits sur l'Algérie sont d'une grande perspicacité. Certaines des idées agitées dans ces pages furent assez souvent reprises dans les contes ou les romans, de sorte qu'on a pu dire à juste titre qu'elles constituaient un réel "laboratoire d'écriture".Cette expérience de la vie des salles de rédaction, il en tira profit dans "Bel-Ami" (1885). À cette époque, il pensait avoir une vocation de poète, dans laquelle Flaubert l'encourageait d'ailleurs, et les nombreux vers qu'il composa de 1872 à 1880 lui fournirent la matière de son premier livre, "Des vers" (1880), qui s'ouvre sur une fervente dédicace au maître de Croisset. Cette œuvre, délaissée en dehors de quelques morceaux d'anthologie ("Nuit de neige"), mérite cependant l'attention. Maupassant y apparaît comme l'un des rares, sinon le seul, représentant du naturalisme en poésie. En même temps, il se livrait à des essais de théâtre, représentés en privé dans sa propriété d'Étretat ou dans des salons parisiens amis. Même si ses œuvres, "La Paix du ménage", "Musotte", "Une répétition", "Histoire du temps" n'ont pas toujours rencontré le succès escompté, Maupassant a, sa vie durant, gardé un faible pour le genre dramatique. L'adaptation théâtrale, cinématographique ou audiovisuelle de plusieurs de ses nouvelles le prouve. Ce n'est guère que vers 1875 qu'il s'orienta vers la nouvelle. Il travailla d'abord pendant quelque temps à un roman historique, qui fut abandonné, puis, pendant l'été de 1879, au cours d'une réunion chez Maupassant, fut alors décidée la publication du fameux recueil des"Soirées de Médan" (1880), auquel il apporta sa nouvelle "Boule de Suif". Le grand succès de cette œuvre le décida à se mettre en congé du ministère, qu'il ne quittera officiellement, avec un soulagement immense, qu'en 1882, et, dèslors, jusqu'au moment où la maladie ne lui laissera plus de répit, il n'allait plus vivre que pour la rédaction de ses livres.
"Le baiser frappe comme la foudre, l’amour passe comme un orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence ainsi qu’avant. Se souvient-on d’un nuage ? L'œil. En lui, il y a l'âme, il y a l'homme qui pense, l'homme qui aime, l'homme qui rit, l'homme qui meurt, la conquête des femmes est la seule aventure exaltante dans la vie d’un homme". Devenu très rapidement un écrivain à la mode, il se vit alors sollicité par les salons, mais il leur résista farouchement, car il y avait en lui un profond dégoût de la vie mondaine qui lui a inspiré son roman "Notre cœur" ( 1890). Son travail n'était pas distrait par les passions. Il eut des liaisons, courtes, nombreuses, mais il n'a jamais rencontré un autre amour que l'amour physique, ou du moins, s'il exista, comme c'est vraisemblable, lui et ses amis prirent grand soin d'en masquer l'existence. Il fut, comme l'a dit Edmond de Goncourt, un "véritable homme de lettres", mais dans le meilleur sens du mot, dans sa plus totale exigence. Il refusait la réclame facile, il cachait sa vie, allait même jusqu'à interdire qu'on publiât des portraits de lui, s'indignait lorsqu'il voyait livrées à la curiosité publique les correspondances privées des grands écrivains, et tenait qu'un artiste digne de ce nom ne doit compter pour s'imposer que sur son œuvre. Les horloges du ministère de l’Instruction indiquent trois heures et demie. C’est un samedi après-midi comme un autre rue de Grenelle, ce huit mai 1880. Guy de Maupassant vient de prendre connaissance du télégramme qui lui est adressé: "Flaubert, frappé d'apoplexie, sans espoir, partons, six heures, venez si possible". Signé Commanvile. Quand Maupassant arrive à Croisset avec les Commanville, Flaubert est mort. Il ne s’est pas vu partir. Il se réjouissait d’achever "Bouvard et Pécuchet", de prendre le train pour Paris le lendemain, plus que tout se réjouissait du succès de Maupassant. Son "chéri", son "fils" est accablé de chagrin. Il fait la toilette du mort, le coiffe, l’habille, le veille. L’enterrement a lieu le onze mai. C’est un mardi et il fait beau. Goncourt et Zola, Daudet et Charpentier sont venus. Commanville joue les vautours, songe à l’argent qu’on peut tirer des œuvres du défunt. La messe est dite dans l’église de Canteleu. Muni de son viatique pour l’au-delà, Flaubert descend dans la fosse au cimetière monumental de Rouen. Sous le soleil de la mi-journée, on distingue Catulle Mendès, Théodore de Banville, François Coppée, Céard, Hennique, Huysmans. Alexis Tourgueniev se trouve en Russie et Renan, malade, n’a pu faire le voyage. Hugo et Dumas n’ont pas ces excuses. L’inhumation pourrait être une page de Flaubert. Quatre fossoyeurs doivent agrandir le trou, trop petit pour le cercueil du grand homme. Laure, en Corse pour se refaire une santé, passe deux jours à pleurer. Celui qui ne craignait pas de le sermonner n'est plus: "Il faut, entendez-vous, jeune homme, il faut travailler plus que cela. J'arrive à vous soupçonner d'être légèrement caleux. Trop de putains, trop de canotage, trop d'exercice. Monsieur, le civilisé n'a pas tant besoin de locomotion que prétendent les médecins. Vous êtes né pour faire des vers, faites-en ! Tout le reste est vain, à commencer par vos plaisirs et votre santé. Foutez-vous cela dans la boule".
"La vie si courte, si longue, devient parfois insupportable. Elle se déroule, toujours pareille, avec la mort au bout. On ne peut ni l’arrêter, ni la changer, ni la comprendre. Et très souvent une révolte indignée vous saisit devant l’impuissance de notre effort. Quoi que nous fassions, nous mourrons. Quoi que nous croyions, quoi que nous pensions, quoi que nous tentions, nous mourrons". À cette occasion, il écrit un peu plus tard: "Ces coups-là nous meurtrissent l'esprit et y laissent une souffrance continue qui demeure en toutes nos pensées. Je sens en ce moment d'une façon aiguë l'inutilité de vivre, la stérilité de tout effort, la hideuse monotonie des évènements et des choses et cet isolement moral dans lequel nous vivons tous, mais dont je souffrais moins quand je pouvais causer avec lui". Il resta fidèle avec intransigeance à l'éthique littéraire de son maître Gustave Flaubert, alors que commençait sa véritable carrière. Celle-ci fut alors d'une fécondité prodigieuse. En dix ans, de 1880 à 1890, Maupassant publia régulièrement trois, et parfois quatre et cinq volumes chaque année, au total six romans, seize volumes de nouvelles, livres de voyage et de très nombreux articles dans les journaux et les revues. Le sens des affaires joint à son talent lui apporte la richesse. Voyant le succès obtenu par "Boule de Suif", il avait immédiatement abandonné ses projets de poèmes et, puisant soit dans les souvenirs de son enfance normande, soit dans ses premières expériences de la vie parisienne, utilisant souvent avec une féroce exactitude des faits divers qui lui avaient été contés par des amis d'Étretat, d'Yvetot ou de Fécamp, il écrivit les huit nouvelles qui parurent en 1881 avec "La Maison Tellier". Le succès fut immense et, l'année suivante, Maupassant écrivait "Mademoiselle Fifi" (1882), inspirée comme "Boule de Suif" par la guerre de 1870. À l'inspiration normande, dominante chez Maupassant jusqu'à1885, se rattachent en particulier: "Une vie" (1883), qui fut son premier roman, "Les Contes de la bécasse" (1883), "Clair de lune" (1884), "Les Sœurs Rondoli" ( 1884) et "La Bête à Maît'Belhomme" ( 1886). Parmi son abondante production, dans ces années de maturité pendant lesquelles l'auteur jouissait encore de toute sa santé, il faut également citer: "Mon oncle Jules" (1884), "Miss Hariett", "Les Contes du jour et de la nuit" (1885), "Yvette" (1885), "Toine" (1885), "Bel-Ami"(1885), "Monsieur Parent" (1885), "La Petite Roque" (1886), "Pierre et Jean" (1888), ainsi que "La Main gauche" (1889).
"On naît, on grandit, on est heureux, on attend, puis on meurt. Adieu ! homme ou femme, tu ne reviendras point sur la terre. Et pourtant chacun porte en soi le désir fiévreux et irréalisable de l'éternité, chacun est une sorte d'univers dans l'univers, et chacun s'anéantit bientôt complètement dans le fumier des germes nouveaux". Maupassant était maintenant célèbre. Sans transiger en rien avec son idéal littéraire, il avait toujours pensé qu'il était juste que son œuvre lui apportât l'aisance et même la richesse. Il surveillait de très près ses droits d'auteur, les bénéfices de ses traductions, les chiffres de tirage des rééditions, et bientôt fut à la tête d'une des plus grandes fortunes du monde littéraire de l'époque. Toujours attiré par sa terre natale, il se fit construire à Étretat une jolie villa et venait très souvent en Normandie, soit pour travailler dans un isolement farouche, soit pour chasser. C'était chez lui une passion dont on trouve les échos dans "Les Contes dela bécasse". Poussé par un mystérieux besoin de fuite augmentant avec les années et où l'on peut voir un des premiers signes de sa maladie mentale, il entreprit également des voyages plus lointains en Corse (1880), en Algérie (1881), en Bretagne (1882), en Italie et en Sicile (1885), en Angleterre (1886), en Tunisie (1888), dont il rapporta de passionnantes impressions recueillies dans les volumes intitulés "Au soleil" (1884), "Sur l'eau" (1888) et" La Vie errante" (1890). Enfin, un séjour en Auvergne, à l'occasion d'une cure, pendant l'été 1885, lui donna le cadre de son roman "Mont-Oriol" (1887). En 1884, il vit alors une liaison avec la comtesse Emmanuela Potocka, une mondaine riche, belle et spirituelle. Il fait une croisière sur son yacht privé, nommé "Bel-Ami", d’après son roman de 1885. Cette croisière, où il passe par Cannes, Agay, Saint-Raphaël et Saint-Tropez lui inspire "Sur l'eau". Il y aura également un "Bel-Ami II" à bord duquel il visite alors la côte italienne, la Sicile, navigue d'Alger à Tunis puis vers Kairouan. Il retrace son périple dans "La Vie errante". Une plaque, toujours existante, apposée sur le môle, par les amis de l'auteur commémore le court séjour de Maupassant à Portofino. L'écrivain jette alors ses dernières forces dans l'écriture. En mars 1888, il entame la rédaction de "Fort comme la mort" qui sera publié en 1889. Le titre de l'œuvre est tiré du Cantique des cantiques: "L’amour est fort comme la mort, et la jalousie est dure comme le sépulcre". Le soir du six mars 1889, Maupassant dine chez la princesse Mathilde. Il y croise le docteur Blanche ainsi qu'Edmond de Goncourt, leurs rapports restent distants. En août 1889, Hervé de Maupassant est de nouveau interné à l'asile de Lyon-Bron. La vie de Maupassant est toujours plus handicapée par ses troubles visuels. Durant ses dernières années, se développent alors en lui un amour exagéré pour la solitude, un instinct de conservation maladif, une crainte constante de la mort et une certaine paranoïa, dus à une probable prédisposition familiale, sa mère étant dépressive et son frère mort fou, mais surtout à la syphilis, contractée pendant ses jeunes années. Maupassant se porte de plus en plus mal, son état physique et mental ne cesse de se dégrader, et ses nombreuses consultations et cures à Plombières-les-Bains, Aix-les-Bains ou Gérardmer n'y changent rien. Après avoir caressé quelques espoirs de guérison, Guy de Maupassant, vers la fin de l'année 1891, se rendit compte qu'il allait inéluctablement vers la folie. Dans la nuit du premier au deux janvier 1892, après avoir rendu visite à sa mère établie à Nice depuis plusieurs années, il s'ouvrit la gorge avec un coupe-papier en métal, mais ne se fit alors qu'une blessure sans gravité. Laure de Maupassant consulta le psychiatre Émile Blanche, qui jugea nécessaire de faire rapatrier l’écrivain à Paris pour l’interner, à Passy.
"L'âme a la couleur du regard. L'âme bleue seule porte en elle du rêve, elle a pris son azur aux flots et à l'espace. Le voyage est une espèce de porte par où l'on sort de la réalité comme pour pénétrer dans la réalité inexplorée qui semble un rêve. On pleure les illusions avec autant de tristesse que les morts". La clinique du docteur Blanche, établissement de grand renom, est située au dix-sept, rue Berton, dans l’ancien hôtel particulier de la princesse de Lamballe, à Passy. Dans la rue, des journalistes attendent, font le siège pour savoir ce qu’est devenu Maupassant, ce romancier célèbre jusqu’en Russie. C’est une rue pavée, paisible, au charme provincial. De l’autre côté se trouve une des entrées de la maison où vécut Balzac, qui mourut treize jours après la naissance d’un petit garçon pourvu d’une tête ronde comme une pomme. Le petit garçon devint l’un des écrivains les plus célèbres du siècle sous le nom de Guy de Maupassant. Maupassant fit son œuvre en dix ans et, rongé par la syphilis, devint l’ombre de lui-même. C’est une histoire brève, implacable comme ses nouvelles. On l'interne à Paris, le sept janvier, dans la chambre quinze, qui sera désormais son seul univers. Il meurt de paralysie générale un mois avant son quarante-troisième anniversaire, après dix-huit mois d’inconscience presque totale, le six juillet 1893, à onze heures quarante-cinq du matin. Sur l’acte de décès figure la mention "né à Sotteville, près d’Yvetot", ce qui ouvre alors la polémique sur son lieu de naissance. Le huit juillet, les obsèques ont lieu à l'église Saint-Pierre-de-Chaillot à Paris. Il est enterré au cimetière du Montparnasse à Paris. Émile Zola prononce l'oraison funèbre: "Je ne veux pas dire que sa gloire avait vraiment besoin de cette fin tragique, d'un retentissement profond dans les intelligences, mais son souvenir, depuis qu'il a souffert de cette passion affreuse de la douleur et de la mort, a pris en nous je ne sais quelle majesté souverainement triste qui le hausse à la légende des martyrs de la pensée". Quelques jours après l'enterrement, Émile Zola propose alors à la Société des gens de lettres d'élever un monument à sa mémoire. Le monument fut inauguré le vingt-cinq octobre 1897 au parc Monceau. En 1891,Guy de Maupassant avait confié à José-Maria de Heredia: "Je suis entré dans la littérature comme un météore, j’en sortirai comme un coup de foudre". Maître français incontesté de la nouvelle, pour rester fidèle à l'idéal d'attachement intransigeant à la réalité, il ne s'est pas encombré, comme Émile Zola, d'aspirations sociales humanistes. Chantre de la sensation, il s'apparente souvent aux impressionnistes, à Claude Monet notamment, qu'il avait vu peindre du côté d'Étretat et qu'il évoque dans une de ses chroniques. Disciple de Flaubert, il est exigeant sur son style qu'il veut d'une telle simplicité qu'on a pu la confondre avec de la platitude ou de la banalité. C'est que, par une rhétorique savante, toute d'illusion, Maupassant sait rendre la grisaille dont s'enveloppe souvent la vie humaine. Il sait ainsi en peindre les pulsions irraisonnées, inquiétantes, les déviations, les courts bonheurs comme les grandes misères. Il sait dire surtout qu'il n'existe pas, à ses yeux, ni espoir, ni d'au-delà pour l'homme. Pessimiste, Maupassant ? Sur le genre humain, incontestablement. Soucieux de sa santé, de l'état de ses finances, de sa famille en détresse, mais pas malheureux.
"Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou bien sot, pour écrire encore aujourd'hui. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût diffèrent, créent autant de vérités qu'il y a d'hommes sur la terre. J'aime la chair des femmes, du même amour que j'aime l'herbe, les rivières, la mer". Maupassant était un homme naturel, charnel, presque solaire, acharné dans son travail et dans sa quête de l'autre. On l'a décrit souvent comme excessivement solitaire. Pourtant, il était plutôt sociable et bon vivant. Il faisait partie du cercle de Médan, aimait à canoter sur la Seine avec de jolies filles, fréquentait les dîners parisiens, recevait beaucoup dans sa villa "La Guillette" à Etretat. C'était un ami fidèle, chérissant toujours son maître Flaubert, sorte de substitut d'un père absent. Mais il n'était pas très expansif, restait discret en société, écoutait et observait. Pour nourrir ses œuvres, sans doute. En réalité, c'était un homme qui travaillait beaucoup, qui avait besoin de s'abstraire souvent de la société pour écrire. Maupassant n'était pas dément. Du moins jusqu'à son internement, qui le conduisit en dix-huit mois de la paralysie à la mort et correspondit à la phase finale de la maladie contractée très jeune, la syphilis. Le diagnostic tomba en 1877, alors qu'il n'avait que vingt-sept ans. Les médecins étant alors complètement désarmés face à cette infection sexuellement transmissible inguérissable, Maupassant fit contre mauvaise fortune bon cœur, essaya d'oublier son mal, perdit quasiment la vue, mais nullement ses esprits. Les dépressions de son oncle Alfred, l'ami de Flaubert, et de sa mère, Laure, l'internement de son frère, Hervé. On a trop vite fait le lien entre ces drames familiaux et la santé de Maupassant. De même, ce n'est pas parce qu'il écrivit sur la folie dans certains de ses contes, comme "Le Horla", qu'il en était lui-même atteint. Pendants du réalisme, le fantastique et les dérèglements de l'esprit étaient pour lui, seulement une matière littéraire. Rien de plus calculé que ce récit. S’il en était encore besoin, la ferme et belle écriture du manuscrit du second “Horla” visible à la Bibliothèque Nationale, est une preuve de plus que cette narration n’est pas faite par un écrivain en état de folie. La syphilis avec l’absinthe et ses ravages, était la maladie du siècle. Artistes, écrivains, tous ou presque en étaient alors atteints. Maupassant fanfaronne, comme pour exorciser une mort qu’il sait inéluctable. C’est déjà l’esquisse de l’idée maîtresse qui habite l’œuvre en devenir, le pessimisme comme antidote du désespoir, s’attendre toujours au pire pour n’être jamais déçu et dont le romancier accusera la noirceur jusqu’à ses derniers écrits. On trouve alors là l’influence schopenhauerienne. Et cette propension au catastrophisme, qui a exalté la lucidité et le talent de cet écrivain hors pair, a également inspiré les toiles fulminantes d’un Van Gogh. Le déclin de sa santé mentale, avant même l’âge de trente ans, le porte à s’intéresser aux thèmes de l'angoisse et de la folie. Passant du réalisme au fantastique, il refuse toutes les doctrines littéraires. Comptant parmi les écrivains majeurs du XIXème siècle, il se rattache à une tradition classique de mesure et d’équilibre et s'exprime dans un style limpide, sobre et moderne. L’influence de Flaubert a été déterminante quant à sa vocation. Elle est aussi très grande à travers la vision et l’approche désabusée du monde, caractéristique de l’aîné et que son cadet lui emprunte alors. Flaubert révèle à Maupassant les ridicules de la société bourgeoise contemporaine, devant lesquels l’artiste n’a d’autre choix que d’observer et de raconter, d’être celui "qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut". Dès lors, son pessimisme apparaît lié à sa méthode comme écrivain, tout en reflétant les mouvements de sa conscience. Dans son œuvre, le panorama de la détresse humaine se transforme à mesure qu'il appréhende alors sa propre capacité à comprendre ses semblables, à les dénoncer ou à leur pardonner.
"Les sentiments sont des rêves dont les sensations sont les réalités. Le baiser est la plus sûre façon de se taire en disant tout. C'est par l'écriture toujours qu'on pénètre le mieux les gens. La parole éblouit et trompe parce qu'elle est mimée par le visage, parce qu'on la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisent et que les yeux séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc, c'est l'âme toute nue". L’ensemble de son œuvre romanesque se présente comme une fable tragique sur le temps, comme une mise en intrigue des ravages de celui qui est, pour Maupassant comme pour Baudelaire, l’"Ennemi" par excellence. De la chronologie intime et quasi linéaire d’"Une vie", où l’histoire privée tend à se substituer à l’histoire collective, aux derniers romans, où l’analyse psychologique s’accompagne d’une critique biaisée de la mondanité, en passant par ces deux romans de conquête que sont "Bel-Ami" et "Mont-Oriol", situés pour leur part dans une actualité récente et parfois brûlante, Maupassant ne cesse de s’interroger sur la distance qu’il convient alors de prendre avec le temps de l’histoire. Même lorsque celle-ci apparaît très en retrait, notamment par rapport aux modèles balzacien puis zolien, elle fait toujours l’objet d’une mise en question implicite, soulignant le passage d’une force dynamique à une fatalité écrasante où prédomine le retour du même. Mais c’est d’un poids bien plus lourd encore que pèse le passé dans ses romans. En lui se matérialise ainsi tragiquement le sentiment d’une perte fatale, prenant la forme du regret ou de l’assimilation nostalgique du maintenant au jadis."Une vie" se termine, il ne finit pas. Avec l’image de Jeanne tenant dans ses bras "la fille de son fils", la vie, de toute évidence, continue. L’émotion exubérante de l’héroïne et la parole mémorable pleine de bon sens de la domestique promue au rang de sa maîtresse ont de quoi satisfaire le lecteur sentimental comme celui qui attend du roman un enseignement moral. Le contentement exprimé par Jeanne signe assurément l’accomplissement du contrat narratif mais l’œuvre reste ouverte. Il serait vain de prétendre conclure. Les romans de Maupassant sont longtemps restés dans l’ombre des récits courts, contes ou nouvelles. Admirés par les écrivains et par un vaste public, ceux-ci ont même réussi à se frayer une voie au sein de la critique savante, acquérant ainsi le rare privilège de plaire au plus grand nombre tout en satisfaisant le lecteur érudit. Les multiples adaptations cinématographiques qu’ils ont suscitées, en France comme à l’étranger, et une large pénétration du domaine scolaire ont contribué à accroître leur popularité ainsi que le renom de Maupassant nouvelliste. Le romancier demeure plus secret, comme lui avait enseigné Flaubert, l'ultime ambition de l'auteur est l’effacement de sa personne au bénéfice de son œuvre.
Bibliographie et références:
- Pierre Bayard, "Maupassant, juste avant Freud"
- Mariane Bury, "La poétique de Maupassant"
- Philippe Bonnefis, "Comme Maupassant"
- Gérard Delaisement, "La modernité de Maupassant"
- Pierre Borel, "Le vrai Maupassant"
- Léon Gistucci, "Le pessimisme de Maupassant"
- Algirdas Julien Greimas, "Maupassant, la sémiotique du texte"
- Gisèle d'Estoc, "Cahier d'amour, suivi de Guy de Maupassant"
- Jacques-Louis Douchin, "La vie érotique de Guy de Maupassant"
- Laurent Dubreuil, "De l’attrait à la possession, Maupassant"
- Marlo Johnston, "Guy de Maupassant"
- Frédéric Martinez, "La vie de Maupassant"
- Fabrice Thumerel, "Les romans de Maupassant"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Le monde entier est un théatre et tous, femmes et hommes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles." Dans l’histoire littéraire, la fin du XIXème siècle est marquée par l’avènement d'une nouvelle tendance dramaturgique que les critiques anglais appellent "New Drama". Le terme de théâtre nouveau, ou théâtre moderne, définit davantage une période dans l’histoire du théâtre qu’une théorie scénique spécifique. Dans la foulée du naturalisme littéraire de Zola ou de Dostoïevski, une nouvelle génération de dramaturges européens se penchent sur les rapports sociaux entre les sexes et les classes. Une des particularités du théâtre nouveau est de donner une place centrale à des figures féminines qui sont en rupture non seulement avec leur rôle social mais également avec des archétypes dramatiques antérieurs comme la femme de mauvaises mœurs, la brave mère, ou la jeune fille pure, telles qu’on peut les voir dans les mélodrames du début du XIXème siècle. En Angleterre, le théâtre assimile à sa manière cette influence nordique en faisant du théâtre nouveau, un théâtre de réflexion débattant de phénomènes sociaux. Plus discursif que naturaliste, le théâtre nouveau britannique ne se contente pas de dépeindre les rapports sociaux de façon détaillée, mais se revendique alors comme une forme théâtrale intellectuelle, construite autour d’un raisonnement et impliquant, dans certains cas, un jugement. L’héritage des études féministes dans le domaine littéraire, aussi jeune soit-il, a heureusement permis de combler une partie des lacunes de l’histoire du théâtre nouveau. Voilà une trentaine d’années que les études féministes, les études "genre" et les études théâtrales anglophones portent un réel intérêt à l’histoire très fragmentée des praticiennes de la scène. C’est grâce à ces recherches sur la production artistique des femmes que l’on doit la redécouverte et la prise en compte de textes dramatiques trop malheureusement rapidement écartés de l’histoire du théâtre anglais. C’est le cas, de "Votes for women", écrite par Elizabeth Robins qui signait aussi des romans sous le pseudonyme de C. E. Raimond.
"La vie est une pièce de théâtre, ce qui compte, ce n'est pas qu'elle dure longtemps, mais qu'elle soit bien jouée". Connue sous le nom de "Lisa aux yeux bleus", Elizabeth Robins (1862-1952), née aux États-Unis, a vécu plus de la moitié de sa vie en Angleterre et faisait partie de l'intelligentsia londonnaise. Elle était l'amie de George Bernard Shaw, d'Oscar Wilde, d'Henry James et à la fin de sa vie de Virginia et Leonard Woolf. Influencée par ses racines américaines, l'élite littéraire britannique et ses nombreux rôles d'héroïnes d'Ibsen, elle a accompli une carrière prestigieuse en tant que dramaturge et romancière. Parmi ses œuvres les plus célèbres, il y a sa pièce "Votes for Women" (1907), qui porta sur scène la politique de rue du mouvement pour le droit de vote des femmes, et "The Magnetic North" (1904), un roman inspiré par sa recherche désespérée dans l'espoir de retrouver son frère disparu en Alaska. "Votes pour les femmes" n'est pas sa seule tragédie, mais c'est la seule qui fut produite sur scène. Peu de temps après sa mort, Elizabeth Robins est tombée peu à peu dans l'oubli. Elizabeth Robins, est née à Louisville au Kentucky, le six août 1862, au début de la guerre de Sécession. Elle a vécu son enfance à Staten Island avant de déménager chez sa grand-mère à Zanesville, dans l'Ohio, à l'âge de dix ans. Surnommée "Bessie" ou la fille facétieuse, ses amis d'enfance aimaient sa compagnie car toujours gaie, elle plaisantait souvent, comme jeter un livre d'école dans les toilettes. Elle fit ses études au Putnam female seminary, où elle étudia l'arithmétique, la géographie, la lecture et l'orthographe. Au grand dam de son père, Robins, influencée par ses camarades de classe, Elizabeth développa très tôt une passion pour le roman et la scène.
"Une pièce de théâtre, une comédie, une tragédie, un drame, cela doit être une sorte de personne: cela doit penser, cela doit agir, cela doit vivire." Elle figura en bonne place dans les récitals de l'école et fut encensée dans le journal local pour son rôle dans "Hamlet." Elizabeth savait à quatorze ans qu'elle voulait devenir une comédienne de théâtre professionnelle. Après avoir vécu sous la coupe de son père pendant plusieurs années, et la mort de son mari qui se suicida, Elizabeth Robins partit pour New York en 1881. À l'automne, grâce à James O'Neill, "son ami dramaturge indispensable", qui était en pension dans la même maison qu'elle, elle obtint le rôle de religieuse dans "Les deux orphelins" d'Adolphe d'Ennery et d'Eugène Cormons. En janvier 1882, elle était en tournée. Elle continua sa carrière d'actrice aux États-Unis avec O'Neill, endurant les objections continuelles de sa famille. En signe de réprobation, son père sortit même en pleine représentation du "Comte de Monte-Cristo", où elle interprétait Mercedes. En 1888, elle regagna l'Angleterre, où elle commença à se produire à Londres dans des théâtres réputés. Au cours de sa carrière à Londres, elle interprèta des pièces de théâtre d'Henrik Ibsen. Son premier rôle d'Ibsen fut Mme Linden dans la "Maison de Poupée", elle fut la première comédienne à jouer Hedda Gableret Hilda Wangel en anglais. En dépit de jouer divers rôles dans des pièces de théâtre pourtant prestigieuses, elle devint frustrée et constata que les théâtres publics seraient seuls à la hauteur de son grand talent. Elle travailla ainsi en étroite collaboration avec le mouvement du théâtre indépendant et avec "The independent Theatre" de Londres lui-même, en organisant plusieurs saisons rendant possible la production de "Little Eyolf" d'Ibsen, jouée en 1896 et "Mariana", jouée en 1897 dans la capitale britannique. En plus de sa carrière théâtrale, en 1890, Elizabeth Robins commença à écrire des romans sous le pseudonyme de C.E Raimond, mais sa véritable identité ne fut révélée dans la presse que peu de temps après la publication de Bildungs roman, "The Open Question" en 1898. Elle continuera alors à écrire jusqu'à sa mort, sous ce pseudonyme, en poursuivant des projets d'écriture de plus en plus diversifiés. En 1902, elle met un terme à sa carrière de comédienne. En 1904, elle signe son roman "Magnetic North." Place alors à des préoccupations politiques et féministes.
"Le théâtre est un point d'optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l'histoire, tout doit et peut s'y réfléchir mais sous la baguette magique de l'art." Lorsque l'union sociale et politique des femmes (WSPU), une organisation dirigée par Emmeline Pankhurst et ses filles, abandonne Manchester pour Londres, Elizabeth Robins assiste aux rassemblements en plein air à Trafalgar Square "par curiosité citoyenne". En 1906, elle devient membre du comité national de l'UPMS, prêtant sa voix en faisant des discours publics appelant à l'action féministe, mais son engagement à l'union demeura timide au début. Cependant, c'est à cette époque qu'elle écrivit "Votes for women" (1907) qui conduisit les mouvements de rue de "la cause" sur la scène anglaise et ouvrit la voie à la création de nombreuses autres pièces de théâtre revendiquant le droit de vote pour les femmes. Elle publia ensuite son roman "The Convert", une adaptation de "Votes for Women". Christabel Pankhurst l'encouragea alors à s'impliquer davantage aux cotés des suffragettes, mais elle refusa. Elle rompit finalement avec le WSPU et s'éloigna d'Emmeline Pankhurst en raison de son militantisme devenu trop agressif. Sa rupture avec WSPU ne mit pas fin à son implication dans le mouvement des droits pour les femmes. Elle devint la présidente de la Ligue de suffrage des femmes écrivains (WWSL), fondée par Cicely Hamilton et Bessie Hatton en 1908. Ses romans prenaient la forme de revendication féministe. En 1924, elle publia "La part d'Ancilla", acte d'accusation de l'antagonisme sexuel qui, outre "Votes for Women", fut probablement son ouvrage le plus célèbre contre la société patriarcale et l'asservissement de la femme par l'homme.
"L'attitude d'un auteur, quand il écrit pour le théâtre, doit être affective avant d'être intellectuelle car tout le théâtre s'adresse à l'émotion avant tout." En 1908, Robins rencontra Octavia Wilberforce (1888-1963), qui devint sa compagne de toujours. Wilberforce, docteure en médecine, s'était spécialisée dans les questions de santé concernant les femmes et les enfants. Elle travailla au "New Sussex Hospital for Women and Children", où la romancière siégea au conseil d'administration. En 1927, avec le docteur Marjorie Hubert, elles convertirent sa maison de campagne, Backsettown, en un lieu de repos pour les femmes surmenées. Elle fit en sorte que Backsettown reste un lieu de soin après sa mort. L'établissement est toujours en activité aujourd'hui. L'intérêt de Robins pour le féminisme se poursuivit tout au long des années 1920. En 1924, elle publia "Ancilla's Share", un recueil d'essais sur le sexisme qui aborde également le problème du racisme et la nécessité du pacifisme. Au cours de cette période, elle siegea au conseil d'administration du "Time and Tide", un magazine féministe créé par la vicomtesse Rhondda, Margaret Haig Mackworth, et s'impliqua dans "The Six Point Group". Durant la première guerre mondiale, elle collabora courageusement à la mission de secours du "corps d'urgence", fut bibliothécaire honoraire à l'hôpital militaire de Londres et donna des conférences aux écoliers du Sussex. Elle fut le porte parole du ministère anglais de l'alimentation et travailla avec le "Henfield Women's Institute" installé à Lewes dont elle devint ensuite la présidente d'honneur. Elle passa la majeure partie de la période de la seconde guerre mondiale aux États-Unis. La "Vassar Alumni House" à New York, le"Princeton Inn dans le New Jersey" et enfin, le "Prince George Hotel" à New York furent ses résidences. Elle mourut en Angleterre le huit mai 1952, dans sa quatre-vingt-dixième année. Figure de premier plan dans le nouveau théâtre de la période édouardienne, romancière, dramaturge féministe et suffragette d'une beauté sans pareil, Elizabeth Robins mérite de sortir de l'oubli. C’est en se penchant sur les conditions historiques, sociales, idéologiques ou culturelles qui, dans le passé, ont permis aux femmes de cohabiter avec les hommes de manière créative ou de s’aménager un espace artistique propre que l’histoire fragmentée des contributions féminines sera reconstituée. Il faut donc espérer qu’au gré des rééditions futures, les historiens et critiques littéraires sauront assimiler l’héritage féministe et tirer parti de ses spécificités pour lui faire prendre place neutralement dans une tradition harmonieuse mixte par l’esprit et par la forme.
Œuvres:
- The new moon (1895)
- Below the salt, (1896)
- The open question, (1898)
- The magnetic north, (1904)
- Votes for women, (1907)
- Camilla, (1918)
- The Messenger, (1920)
- Ancilla's share: an indictment of sex antagonism (1924)
Bibliographie et références:
- Angela V. John, "Elizabeth Robins"
- Iveta Jusova, "The new Woman"
- Joanne E. Gates, "Elizabeth Robins"
- Pat Jalland, "Autobiography of Elizabeth Robins"
- Katherine Kelly, "Modern Drama by women"
- Sowon Park, "Elizabeth Robins"
- Kerry Powell, "Women and victorian theatre"
- Victoria Glendinning, "Elizabeth Robins biography"
- Alexandre de Ruvigny, "The new woman in theatre"
- Serge Tallandier, "La vie d'Elizabeth Robins"
Bonne lecture à toutes et à tous.
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"Baise m’encore, rebaise-moi et baise. Donne m’en un de tes plus savoureux, donne m’en un de tes plus amoureux. Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise. Je vis, je meurs, je me brûle et me noie, j’ai chaud extrême en endurant froidure. La vie m’est et trop molle et trop dure. J'ai grands ennuis entremêlés de joies. Tout à coup je ris et je larmoie. Et en plaisir maint grief tourment j’endure. Mon bien s’en va, et à jamais il dure. Tout en un coup je sèche et je verdoie". Pendant longtemps et encore aujourd'hui, les censeurs et amateurs de biographies scabreuses ont joui d’un succès de scandale qui les a fait renchérir sur les détails licencieux d’une vie tout à fait hypothétique car à la vérité, on connaît bien peu de choses de la vie de Louise Labé. Les outrances amoureuses attribuées à Louise ne sont que le désir et la volonté de disposer de sa vie. Louise est transparente dans l’aveu de son espérance d’amour. Elle va donner voix à l’expression féminine de la passion. Une femme peut oser déclarer son désir sans attendre de se sentir désirée. Sa religion est l’amour, sa morale est l’amour, sa liberté est l’amour. "Le plus grand plaisir qu’il soit après l’amour, c’est d’en parler". Dans ses textes, Louis Labé exprime les joies amoureuses, son érotisme mais aussi la douleur de l’absence. Le roi Henri II, de par sa protection, fit qu’en 1555 les textes de Louise furent alors publiés de son vivant. Ce sera la seule lyonnaise à être consacrée ainsi. Devant son énorme succès, l'ouvrage connaîtra trois rééditions en 1556. Icône de la Renaissance, c’est alors la plus connue des poétesses françaises. Sulfureuse, sa poésie bouleverse depuis près de cinq siècles. Et pourtant aujourd’hui, alors que paraissent ses œuvres complètes dans la Pléiade, la légende de la courtisane lettrée s'effrite dans une énigme savoureuse. La poétesse la plus fameuse du XVIème siècle, figure du féminisme, ne serait qu'invention. C'est la thèse défendue par l'universitaire Mireille Huchon, qui jette un doute sur le travail des biographes. Elle a publié en 2006 un essai consacré à Louise Labé, "Une créature de papier", qui fit grand bruit, car il remettait en question l'existence même de la personne derrière le nom de plume. C'est elle, qui en 2021, coordonne les œuvres complètes de Louise Labé publiées dans la Pléiade chez Gallimard. Relevant la modernité du texte, sa simplicité, sa compréhension immédiate à la lecture, elle en soulève aussi les nombreuses références implicites et les effets de double sens, souvent sulfureux. "On se rend compte qu’il y a un certain nombre de pièces très obscènes sous la plume de Louise Labé, de jeux sexuels, évidents pour qui arrive à les décrypter". Des preuves de l'existence de Loyse Labbé, dite "la belle Cordière" sont pourtant avérées. Des pièces administratives l'attestent.
"Las, te plains-tu ? ça que ce mal j’apaise, en t’en donnant dix autres doucereux, ainsi mêlant nos baisers heureux. Jouissons-nous fort l’un de l’autre à notre aise. Lors double vie à chacun en suivra. Chacun en soi et son ami vivra. Permets m’Amour penser quelque folie". De nombreux témoins de l'époque racontent la vie tumultueuse de cette Loyse Labbé, faisant état d'affaires d'empoisonnements, de romances diverses. Parmi eux, sans doute aussi des calomnieux qui n’ont pas supporté cette femme libre. On a même retrouvé la trace de son testament signé en 1565. Elle est enterrée un an plus tard, dans la force de l'âge. Lyon sombre alors dans le chaos des guerres de religion, de la peste. Plus tard, les récits de sa vie romanesque se diffusent. On lui invente des aventures à partir des projections sentimentales de ses poèmes. Les Lumières la redécouvrent. La modernité féministe la revendique. Comparée à la poétesse grecque Sapphô, Louise Labé entre au panthéon de la poésie française. Mais avec la parution de l'ouvrage de Mireille Huchon, des indices fissurent la légende dorée, jusqu’à faire douter de son identité. "L’ouvrage qu’elle fournit suppose qu’elle savait le latin, qu’elle avait une bibliothèque absolument extraordinaire, mais son père ne sait pas signer, il est illettré. Il y a beaucoup de poètes femmes au XVIème siècle, mais qui s’occupent plutôt de morale, de religion. Là nous sommes dans un cas très particulier. L’affaire est très compliquée, très complexe, mais tout à fait passionnante". Pour plusieurs spécialistes de la littérature et de l'histoire de la Renaissance, Louise Labé ne serait qu'une supercherie, l’invention d’un groupe de poètes lyonnais d’avant-garde dans une décennie miraculeuse du milieu du XVIème siècle. Un nom apposé à une œuvre qui serait en réalité un jeu oulipien avant l’heure des brillants Maurice Scève, Magny, des mauvais plaisants, prêts à tout pour dorer le blason d’une poésie française à inventer. "En Italie, il y avait Dante, Pétrarque, et en France, on tente au milieu du XVIème siècle, dans une sorte de défense et d'illustration de la langue française, de créer une poésie française. Ronsard fait du Pindare. Et on va avec cette femme, inventer une nouvelle Sapphô, la poétesse grecque du VIIème siècle avant Jésus Christ, dont on ne connaît que des fragments actuellement, et qui sont, apparemment aussi, d’une très grande simplicité. C’est donc une poésie festive, de jeunes gens lettrés qui se sont amusés". De cette imposture, tout est encore à prouver, mais il subsiste de cette étonnante et sublime invention poétique quelques uns des plus beaux poèmes français, de toute éternité.
"Toujours suis mal, vivant discrètement, et ne me puis donner contentement, si hors de moi ne fais quelque saillie. Ainsi Amour inconstamment me mène. Et, quand je pense avoir plus de douleur, sans y penser je me trouve hors de peine". Trois élégies, décasyllabes à rimes plates, un texte en prose et vingt quatre sonnets ont fait de Louise Labé la maîtresse des passions extrêmes, enflammant les codes de l’amour courtois. Le corps a désormais sa place au creux des mots et des poèmes. “Baise m’encor, rebaise moy et baise”, quatre syllabes ont suffi à la “belle Cordière” pour entrer dans la légende du XVIème siècle. Il est bon de rappeler qu’au siècle de Louise Labé, ce verbe ne dit encore que le fait, plus ou moins fougueux, de poser ses lèvres avec affection et respect. L’"Épître dédicatoire à Clémence de Bourges", sur laquelle s’ouvre le recueil, est un texte important pour l’histoire de l’humanisme et du féminisme. Louise Labé prend alors la plume au nom du "bien public". De là la requête aux dames vertueuses, c’est-à-dire à ses contemporaines qui ont la force de caractère de "regarder un peu au-dessus de leurs quenouilles et de leurs fuseaux". Ayant compris qu’une femme isolée dans un milieu culturel au mieux malveillant ne peut changer les structures sociales qui l’oppriment alors, la poétesse voudra ainsi inviter ses lectrices à s’entraider, à "s’encourager mutuellement" afin de faire comprendre autour d’elles la véritable mission qui est la leur. Le "Débat de Folie et d’Amour" est un conte mythologique dialogué en prose qui traite, de façon allégorique, des aspects conflictuels de la passion et du désir. Le thème est le partage actif du pouvoir entre les forces universelles rivales, hommes/femmes. Louise prône le débat entre les deux sexes pour le bien public et invite vivement la femme à y prendre part, car dit-elle "les hommes redoubleront d’efforts pour se cultiver, de peur de se voir honteusement distancier par celles auxquelles ils se sont toujours crus supérieurs quasiment en tout". La Fontaine s’inspirera d’ailleurs de cet écrit dans sa fable "L’Amour et la Folie" (Livre XII, fable quatorze). Les documents concernant Louise Labé sont rares. Moins d'une dizaine, au nombre desquels le testament qu'elle rédige le vingt-huit avril 1565, alors qu'elle est malade et alitée, exécuté par Thomas Fortin, un riche Italien qui était alors son protecteur.
"Puis, quand je crois ma joie être certaine, être au haut de mon désiré heur, il me remet en mon premier malheur. O dous regars, o yeux pleins de beauté, petits jardins, pleins de fleurs amoureuses, ou sont d'amour les flesches dangereuses, tant à vous voir mon œil s'est arresté". Son père, Pierre Charly, apprenti cordier, avait épousé vers1493, en premières noces, la veuve d'un cordier prospère, Jacques Humbert dit Labé ou L'Abbé. Pour assurer sa présence dans cette profession, il reprit pour lui-même le surnom du premier mari de sa femme et se fit appeler Pierre Labé. À la mort de sa femme, Pierre Charly, alias Pierre Labé, se remaria, et c'est de ce mariage que naquit Louise Labé et son frère, François. Ils résident rue de l'Arbre sec, où elle reçoit une éducation dont on sait peu de choses durant son "énigmatique adolescence". Louise Labé reprend également le pseudonyme de son père et se voit surnommée "La Belle Cordière" en raison du métier de son père, puis de son mari. Elle aurait été la femme d'Ennemond Perrin, riche marchand de cordes, qui possédait plusieurs maisons à Lyon et aurait trouvé dans la fortune de son mari un moyen de satisfaire sa passion pour les lettres. Dans un temps où les livres étaient rares et précieux, elle aurait eu une bibliothèque composée des meilleurs ouvrages grecs, latins, italiens, espagnols et français. Elle aurait possédé des jardins spacieux près de la place Bellecour où elle aurait pratiqué l'équitation. Chez elle, on remarque l'influence d'Homère, d'Ovide, qu'elle connaît bien, qu'il s'agisse des "Métamorphoses" ou des "Héroïdes", inspirant ses élégies. Assimilée à la "dixième muse", elle aurait alors contribué à faire redécouvrir Sappho, à une époque où la poétesse grecque est relue par Marc-Antoine Muret et Henri Estienne. Elle mentionne notamment Sappho dans le "Débat de Folie et d'Amour", et "Amour Lesbienne" dans la première de ses élégies et se voit surnommée "nouvelle Sappho lyonnaise", par Jean et Mathieu de Vauzelles. Avec Maurice Scève et Pernette du Guillet, Louise Labé appartient au groupe dit "école lyonnaise", bien que ces poètes n'aient jamais constitué une école au sens où la Pléiade en était une. La lecture de ses œuvres confirme qu'elle a collaboré alors avec ses contemporains, notamment Olivier de Magny et Jacques Peletier du Mans, autour de l'atelier de l'imprimeur Jean de Tournes. Lyon est alors un centre culturel grâce à la renommée de ses salons et du fameux collège de La Trinité.
"O cœur félon, o rude cruauté, tant tu me tiens de façons rigoureuses, tant j'y ai coulé de larmes très langoureuses, sentant l'ardeur de mon cœur tourmenté. Donques, mes yeux, tant de plaisir avez, tant de bons tours par ses yeux recevez mais toy, mon cœur, plus les vois s'y complaire, plus tu languiz, plus en as de soucis, or devinez si je suis aise aussi, sentant mon œil estre à mon cœur contraire". Louise Labé écrit à une époque où la production poétique est intense. D'une part, la poésie française se donne alors des bases théoriques avec les nombreux arts poétiques, comme ceux de Jacques Peletiers du Mans, de Thomas Sébillet, ou de Pierre de Ronsard, issus du mouvement de "réduction en art" qui dégage des préceptes transmissibles à partir des usages existants, et remplacent les anciens traités rhétoriques. D'autre part, la poésie française se dote alors d'un vaste corpus d'œuvres avec Ronsard, Olivier de Magny, Pontus de Tyard, et d'autres, suivant le modèle contemporain de Pétrarque en Italie, et d'auteurs anciens tels que Catulle et Horace. Avec "Le Débat de folie et d'Amour", Louise Labé prend vigoureusement position contre la façon dont Jean de Meung achève le travail interrompu de son prédécesseur Guillaume de Lorris, en passant d'un récit mythique et symbolique à des descriptions bien plus terre à terre, et même sensiblement misogynes. Et contre ses héritiers, tels que Bertrand de la Borderie avec son "Amie de Court", qui présente les jeunes filles comme des êtres vains et impudiques ne demandant que d'être admirés. L’œuvre de Louise Labé est souvent envisagée telle un modèle d'écriture fortement féministe, en ce qu'elle incite ses contemporaines à faire valoir le droit à être reconnues. Dans ses écrits, elle se concentre sur l'expérience féminine de l'amour, et réhabilite alors des figures de femmes émancipées, l'héroïne du "Roland furieux" de L'Arioste, l'"Arachné" des Métamorphoses d'Ovide, ou "Sémiramis".
"Tout aussitôt que je commence à prendre dans le mol lit le repos désiré, mon triste esprit, hors de moi retiré, s'en va vers toi incontinent se rendre. Lors m'est avis que dedans mon sein tendre, je tiens le bien où j'ai tant aspiré, et pour lequel j'ai si haut soupiré que de sanglots ai souvent cuidé fendre. Ô doux sommeil, ô nuit à moi heureuse". C’est à la Renaissance que ce qu’il est convenu d’appeler "l’écriture au féminin" devient une réalité incontournable qui s’affirme en Europe. Pour la France, alors que Christine de Pizan apparaît isolée au tournant des XIVème et XVème siècles, une série de femmes de lettres investit alors la scène littéraire dans la période suivante, au sein desquelles Louise Labé occupe une place singulière par son rayonnement exceptionnel. Ainsi, dans les "Evvres", l’écriture au féminin de Louise Labé permet à la poétesse de conquérir, non sans un combat de haute lutte, sa place sur le champ éditorial d’obédience masculine qui est celui de son époque. "Louïze Labé Lionnoize" met sa féminité au service de l’accession au statut d’auteur. L'expression de la "Belle Cordiere" traduit la perception dominante qu’on avait de la jeune femme dans les années 1540 et 1550. En effet, bien avant la première édition des "Evvres"en 1555, la beauté de Louise Labé fut célèbre à Lyon et, associée à une liberté d’esprit, peut-être de mœurs, jugée trop éclatante, lui valurent vite une réputation sulfureuse. Dès 1547 par exemple, Philibert de Vienne n’hésitait pas, dans son ouvrage satirique, "Le philosophe de court", à mettre la "Cordiere de Lyon" sur le même plan que Laïs, fameuse prostituée de l’Antiquité grecque dont le nom et les aventures étaient proverbiaux chez les humanistes. Et ce rattachement dégradant à la catégorie des "putains et courtisanes" se confirme après la publication du volume de ses "Evvres". Mais la dimension proprement littéraire de la vocation proclamée par la jeune femme au milieu des années 1550 s’affiche avec un troisième surnom, celui de "nouvelle Sappho lyonnaise". Si le surnom n’apparaît pas tel quel dans le volume des "Evvres", il est largement suggéré par l’appellation de "premiere ou diziéme" des Muses "couronnante la troupe", retenue comme titre de la neuvième pièce des "Escriz à la louenge de Louïze Labé Lionnoize" par Jean de Vauzelles. Ainsi, dès son entrée sur la scène littéraire, elle cesse d’être une femme ordinaire.
"Et si jamais ma pauvre âme amoureuse ne doit avoir de bien en vérité, faites au moins qu'elle en ait en mensonge. Qu'encor amour su moy son arc essaie, que nouveaus feus me guette et nouveau dars. Qu'il se despite, et pis qu'il pourra face". Bien entendu, il existait des modèles de femmes écrivains à la Renaissance, que ce soit en Italie ou en France, qu’elles fussent princesses ou courtisanes plus ou moins honnêtes, auxquels on pouvait se référer. Dans la production française, les femmes n’étaient pas en reste, encore qu’elles s’illustraient peut-être plus souvent dans la prose que dans les vers. En premier lieu, on doit nommer évidemment la compatriote de Louise Labé, Pernette du Guillet, dont les "Rymes" ont été publiées à titre posthume par Antoine du Moulin en 1545. Mais Pernette se présente comme l’égérie soumise de Maurice Scève et n’affiche pas la même autonomie que Louise Labé. Cela étant, une pareille profusion d’auteurs de sexe féminin, de part et d’autre des Alpes, coïncide en ces années avec la vogue de certains thèmes donnant la vedette à la femme, qui transparaissent chez Louise Labé. La "Querelle des Amyes" au début des années 1540 confronte ainsi des personnalités féminines contrastées, dont l’éventail donne un avant-goût des états d’âme et d’esprit que va parcourir l’errance amoureuse du "canzoniere labéen". L’affranchissement à l’égard des conceptions masculines de la femme ne suffit pas à Louise Labé. Elle entend utiliser sa féminité pour accéder, grâce à la subjectivité nouvelle qui s’en dégage alors, au statut d’auteur à part entière, c’est-à-dire en dehors de tout sexisme. En définitive, face aux "vertueuses Dames" résignées au regard réducteur qui, au XVIème siècle, les fige en objets muets du désir masculin, c’est par son insistance forte sur le plaisir d’écrire que la conception proprement féminine présentée par Louise Labé apparaît hardie et novatrice. Le souci d’épanouissement personnel, non tributaire des réflexes du métier de plumitif, est peut-être chez cette femme audacieuse, le meilleur gage de réussite de son entreprise littéraire. Alors, "Louise Labé, une créature de papier" selon Mireille Huchon, professeure à la Sorbonne ? Ou "géniale imposture" selon l'historien et académicien Marc Fumaroli, décédé en juin 2020 ? Peut-être, est-il plus sage de penser avec François Rigolot, professeur de littérature française à l'université américaine de Princeton, que Louise Labé a bel et bien existé en tant que poétesse, mais que son "œuvre est sans doute le produit d'une entreprise collective, comme d'ailleurs beaucoup d'œuvres avant la promotion du solipsisme romantique. Ronsard lui-même, le grand Ronsard, soutenu par Charles IX, qui embouchait à tout moment la trompette de la gloire pour revendiquer la priorité dans le renouveau littéraire, ne doit-il pas une bonne partie de son œuvre à ses condisciples de la Pléiade ? "Je vis, je meurs, je me brûle, me noie". Elle mourut le vingt-cinq avril 1566 à Parcieux-en-Dombes où elle fut enterrée.
Bibliographie et références:
- Louise Labé, "Œuvres complètes poésie"
- Bruno Roger-Vasselin, "Louise Labé et l'écriture au féminin"
- Madeleine Lazard, "Louise Labé, ou le renouveau"
- Jean-Pierre Gutton, "Les Lyonnais dans l'Histoire"
- François Rigolot, "Louise Labé ou la Renaissance au féminin"
- Michèle Clément, "La réception de Louise Labé au XIXème siècle"
- Mireille Huchon, "Louise Labé, une créature de papier"
- Guy Demerson, "Louise Labé, les voix du lyrisme"
- Daniel Martin, "Les Evvres de Louïze Labé Lionnoize"
- François Pédron, Louise Labé, la femme d'amour"
- Enzo Giudici, "Louise Labé et l'école lyonnaise"
- Marc Fumaroli, "L'Âge de l'éloquence"
- Georges Tricou," Louise Labé et sa famille à Lyon"
Bonne lecture à toutes et à tous.
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"Imaginez qu’un point de votre corps éprouve le besoin de se distendre démesurément, effroyablement, et d’occuper un diamètre égal à l’arbitre de Saturne. Imaginez qu’on vous attache par le milieu du corps à un câble, que l’on fasse tourner ce câble à une vitesse vertigineuse. Vous tournerez en cercles de plus en plus vastes, dessinant une spirale dans l’espace, la tête en bas, de plus en plus vite. Et vous volerez dans les immensités cosmiques, vainqueur des espaces, devenu vous-même espace. Vous serez emporté par cet ouragan, quand votre corps, comme un lest inutile, sera rejeté". Né en 1880, fils d'un mathématicien réputé de l'Université de Moscou, mort en 1934 en U.R.S.S. où, après avoir voyagé à travers bien des pays d'Europe, d'Afrique du Nord et du Proche-Orient, il vivait en "émigré de l'intérieur", Andréi Biély, pseudonyme de Boris Bougaïev, est considéré avec Alexandre Blok comme un des chefs de file du symbolisme russe. Esprit précoce nourri dès sa prime jeunesse de Goethe et de Schopenhauer, de Nietzsche et de Dostoïevski, de Kant et des Upanishads, influencé tour à tour par des idéologies révolutionnaires et les philosophies indiennes, par le christianisme et l'anthroposophie, Biély reste, malgré les influences subies, un des écrivains les plus originaux de Russie. Il laisse un héritage littéraire extrêmement volumineux et hétéroclite: des dizaines de volumes, de nombreux écrits épars et manuscrits. Publié pour la première fois en 1916, réédité à Berlin en 1922 et en 1928,et 1935 en U.R.S.S. avec des modifications atténuant son caractère "théosophique", le roman "Pétersbourg" apparaît comme le sommet de la création de Biély et, en même temps, comme une œuvre maîtresse de la littérature mondiale. La publication tardive de "Pétersbourg" en français est intervenu sous de bons auspices. À la veille de la Révolution de 1905, un étudiant en philosophie bourré de kantisme, et qui par plus d'un côté ressemble à Biély, reçoit d'un parti terroriste l'ordre de tuer son père. Ce père, grand juriste et sénateur tout-puissant, régente l'empire russe à coup de décrets. Il est, comme son fils, rongé jusqu'aux os par la pensée abstraite. Leurs rapports ressemblent à tout sauf à de l'amour et le fils les ressent comme un acte physiologique honteux. L'organisation terroriste lui transmet une bombe dans une boîte de sardines. Après maintes hésitations, le fils remonte alors machinalement le mouvement d'horlogerie, et au moment où il est décidé à se débarrasser de la bombe en la jetant dans la rivière, il s'aperçoit qu'elle lui a été subtilisée. Son père s'était emparé de l'objet sans se douter de sa nature. La bombe finira par éclater sans tuer la victime désignée. Le sénateur, dont le personnage rigide fait penser au père de Biély, donne sa démission au moment de la grève insurrectionnelle en renonçant à briguer le poste de premier ministre qui lui avait été promis.
"Elle avait un teint extraordinaire. C’était un teint, ah ! Un teint de nacre avec les reflets roses et blancs de la fleur du pommier". Le fils échouera en Égypte, comme Biély, où il se plongera dans les commentaires de textes anciens, et ne reviendra en Russie qu'après la mort de son père. Les velléités révolutionnaires l'abandonnent. Il vieillit dans la peau d'un gentleman-farmer solitaire attiré par le mysticisme et fréquentant l'église. Le vrai héros du roman n'est ni le père enfermé dans sa tour d'ivoire, machine de précision apte à concevoir et à appliquer les articles du code, ni même le fils qui, tiraillé entre un échec amoureux, l'étude de Kant et les "contacts" révolutionnaires, vêtu d'un domino rouge, hante les boulevards et les ponts fantomatiques de la capitale. Conformément au titre, le vrai héros est la ville de Saint-Pétersbourg comme Alexandrie l'a été pour Durrell, Dublin pour Joyce. Andréï Biély est d’abord un poète qui se rattache au mouvement symboliste russe. C’est également un penseur. Il ira voir du côté de l’occultisme, de la théosophie, puis de l’anthroposophie du docteur Rudolf Steiner, mais les rapports sont complexes. C’est que Biély, se tournant vers les hommes et les doctrines, se retrouve immanquablement avec lui-même et ses propres questions. Il n’interroge pas le monde. Il s’interroge d’abord. Le monde pour toile de fond. Il admit la Révolution, mais le plan sur lequel elle se déroulait ne pouvait que le décevoir. Elle était politique et sociale, d’un athéisme combatif, et il l’attendait sur un plan culturel et religieux. Il espérait de la Russie une mission anthroposophique. Pour autant, il ne rejoint pas l’émigration, tout en gardant des liens avec elle. Penseur religieux déçu, il se transforme en essayiste et expérimentateur du langage, en quelque sorte mécanicien de sa propre machine corporelle et psychique à écrire. La prose soviétique des riches années 1920, ornementale à ses débuts, lui doit beaucoup: Pilniak, par exemple. Ou même Léonid Léonov, Vsévolod Ivanov. Et, pour les années trente, le "Moscou" de Boulgakov fait alors pendant au "Pétersbourg de Biély. Mais l’art de celui-ci, comme toujours, tient alors davantage du jeu cérébral de l’homme avec lui-même, beaucoup plus qu’avec les autres. Parmi ses romans, qui tiennent à la fois de l’expérience phonétique et sémantique, de l’onirisme et du témoignage idéologique et social, sa plus belle réussite est "Pétersbourg" (1913), plusieurs fois retravaillé, plusieurs fois publié, notamment au cours de la période soviétique. "Pétersbourg", baigné de signes, de prodige et d’humour, où tout est alors symbole et plonge le lecteur dans l’énigme et le fantomatique.
"Sa crise aiguë de folie apparaissait sous un jour nouveau. Il avait maintenant conscience d'être vraiment fou. Sa folie était comme le compte rendu que ses organes sensoriels délabrés faisaient à son moi conscient. Chichnarfné n'était qu'un anagramme mental". Biély est inclassable parce qu’il ne partage pas sa classe où l’on se bouscule pour accéder. Seulement, on ne peut pas, pour la raison qu’il est là et occupe bien, trop bien, la place. Que pour les autres, sans lui, cette place présente quelque charme, elle reste comme un jardin inattendu sinon inconnu. Inexpliqué.Et qu’en faire ? C’est pourtant aussi une vue sur le monde réel dont Biély possède apparemment seul une clef et une entrée particulières. Mais on pousserait trop aveuglément et maladroitement la porte, là même où lui s’engouffre, court à perdre haleine dans la lumière. Son feu peut sembler s’affaiblir et devoir s’éteindre quand Biély précisément s’apprête à tout embraser. Il n’aura jamais la prudence ni l’onction d’un quaker. À travers les cités, les rues, les routes, les ponts, les gares de la Russie et l’âme de ses héros, emmenant tout ce fourbi dans ses circonvolutions cérébrales, Biély expose, emporte et soustrait son secret d’écrire. Biély entraîne son lecteur dans une Russie qui roule à l’abîme. On pense bien sûr à cette fraction de l’intelligentsia russe qui s’est lancée dans le nihilisme, sous Alexandre II et Alexandre III. On pense aussi, du côté de la littérature, à Gogol et son "ardente troïka" dont nul ne saurait distancer ni arrêter la course folle. Mais il y a bien de la distance de Gogol à Biély. Comme bien de la parenté. On sait d’abord que Biély ne s’intéresse pas vraiment à la réalité sociale russe, mais aux mécanismes mentaux de ses héros, sinon aux siens propres. La Russie lui sert de toile de fond, d’écran sur lequel lui-même et ses démons intérieurs apparaissent et barbouillent le monde. Il parle autant de lui que de ses héros. C’est un théâtre d’ombres où l’auteur se laisse glisser à l’exagération, jusqu’à paraître artificiel. Biély conduit avant tout son lecteur dans un jeu cérébral, la Russie et les types sociaux étant les pièces du jeu. Cependant, russe dans l’âme autant que Gogol, Biély saisit quelque chose du pays et des forces qui le désagrègent à l’approche de 1914. Gogol garde une étroite maîtrise de l’écriture que refuse Biély qui fait courir les mots à grandes guides. Gogol, c’est déjà la Russie qui s’interroge, et les prémices d’une fin. Il recherche toujours une guérison spirituelle pour lui-même et son pays. Biély, avec la fin historique qu’il pressent et précise à son tour, annonce et commence une autre Russie, sous l’image du chaos. Mais c’est toujours son âme à lui, qu’il lui faut refondre. Biély était également musicien, mathématicien et poète.
"Ce n'était pas Chichnarfné qui le poursuivait et le persécutait, mais ses propres organes qui pourchassaient son moi. L'alcool et l'insomnie rongeaient sa complexion corporelle. Le corps était lié aux espaces. Et quand le corps avait commencé à se désagréger, les espaces s'étaient fissurés". Yeux pervenche tendus vers l’éternité, la folie en ombre opaque sur lui comme nuées, sourire angélique, Biely s’avançait dans notre pauvre monde en labourant la terre de la langue russe. Frénétiquement, tendrement, poétiquement. Occulté en Occident par son frère-ennemi, son double astral, Alexandre Blok, ce sont les travaux de Georges Nivat qui nous parlent encore de lui. Une grande partie de son œuvre est disponible grâce aux éditions de l’Age d’homme et à Jacqueline Chambon et, malgré l’obstacle ici certain de la langue, car tous les romans de Biély sont tous en prose rythmée, on peut saisir l’ombre immense du "plus halluciné des symbolistes russes". Celui qui voulait comprendre, épouser et déchiffrer "le rythme de l’univers". L’âge d’Argent, qui prend fin au tournant de la grande Révolution laisse un héritage considérable, surtout au niveau poétique, mais le visage entier de la Russie change en 1917 et un besoin de transformation se fait sentir. En littérature comme ailleurs, c’est la chute de tout un monde qui laissera place au renouveau artistique. Andreï Biély en sera le prophète inspiré, puis brisé. Réceptacle des mystères du monde, de son origine tumultueuse, il allait toujours en quête des révélations. Assoiffé d’infini et de gnoses, il allait guettant les signaux pour les initiés. Violent, exalté, de totale mauvaise foi, moine-soldat du symbolisme brûlant tout sur son passage, il portait souvent l’incendie aux cœurs des tièdes et des raisonneurs. Il n’était pas un écrivain ou un poète, mais le fondateur d’une religion des mots, ces mots qui devaient changer la vie rabougrie du monde. Il était l’aboyeur de l’éternité. Ses transes verbales et érotiques ont fécondé la langue russe. Son aura continue à l’illuminer. Il demeure l’inventeur du "mot vivant", le grand expérimenteur des sons et de la langue. Andreï Biély est ce chaman halluciné qui atransformé en profondeur la langue russe, aussi bien en poésie qu’en prose. Il l’aura projetée dans la modernité. Expérimentateur exalté il a tordu la langue, l’a ensemencée, a violé sa syntaxe, l’a fait danser sur les braises ardentes du tambour fou du rythme, dépassant totalement le courant symboliste russe pour interpeller l’éternité.
"Dans les fissures, entre les sensations, les bacilles s'étaient infiltrés. Les espaces s'étaient mis à grouiller de spectres. Qui était Chichnarfné ? C'était l'envers d'un rêve abracadabrantesque, l'envers d'Enfranchiche, c'était un cauchemar né de la vodka". Écrivain prolifique et torrentiel, il est au moins l’équivalent de James Joyce pour la littérature russe. Vladimir Nabokov voyait en lui l’écrivain le plus important du vingtième siècle. Il fut aussi salué par Mandelstam. Si la répétition continue et un peu radoteuse de ses thèses ésotériques et philosophiques assez fumeuses a beaucoup vieilli, il reste un souffle puissant, une musique débordante de ses images, qui font d’Andreï Biély le mélange entre "le fou" propre au monde russe, et le prophète des origines et des fins dernières. Aspiré par le cosmos, il aura su édifier une cosmogonie. Une cosmogonie pathétique comme le fut le personnage avec ses élans, sa foi en le dépassement humain, lui le danseur toujours aux bords des abîmes. Il a fait entrer l’espace et l’immensité dans les lettres russes. Derviche tourneur de la langue russe il lui a donné lumière et explosion du moi et des rythmes. "Oh non ! Ne dites pas que je suis un dérangé ! Laissez-moi bouleverser mes changements jusqu’à l’authenticité ! Laissez-moi la mortelle, la souffrante personne de Biély reposer dans l’éternel repos. Et avant sa mort, écrire son testament, raconter le transport de son Moi en lui-même par une personne morte". Andreï Biély était l’instabilité même, la toupie égarée de sa propre vie. Il savait aussi se déchiffrer lucidement, cruellement, en écrivant ses "Carnets d’un toqué". Il aura dansé toute sa vie, toujours présent sous ses multiples apparences, ses pirouettes, ses dons géniaux et effrayants. André Biély était né Boris Nikolaïevitch Bougaïev à Moscou le vingt-six octobre 1880. Son père était alors professeur à l’Université de Moscou où il enseignait les mathématiques. Il était d’une intelligence froide et raisonneuse, et fort laid de surcroît. Et Biély aura voulu effacer et le nom et le poids de son père en lui. Le parricide est une sorte de fil rouge qui parcourt son œuvre. Sa mère, Alexandra était bien plus jeune que son père, vingt ans de moins. Enfermée dans un silence neurasthénique et rêveur, elle ne sera pas le rempart aimant nécessaire au jeune Boris. Les innombrables disputes le poussent à se créer un monde intérieur. Et toute sa vie est pour lui apparition d’événements ayant tous un sens mystique.
"Sur le roc retombèrent en tintant les sabots métalliques, le coursier alors s'ébroua: naseaux qui fument dans le brouillard incandescent. Le profil du Cavalier d'Airain se pencha sur le dos du Cheval. Un éperon sonore griffa le flanc de métal". Il est doué pour tout: mathématiques, philosophie, musique, sciences naturelles, peinture et dessin. Il en est presque effrayant de dons multiples. Paratonnerre de toutes les foudres du monde, il est marqué pendant son adolescence par la musique et la poésie, et les grands romanciers. Chopin, Wagner, Beethoven, Goethe et Heine, Gogol et Dickens, Dostoïevski, Ibsen, Maeterlinck, Tolstoï, l’influencent ainsi que les contemporains français. La philosophie le passionne, Schopenhauer, Nietzsche, Kant qu’il rejettera ensuite, et le philosophe russe Vladimir Soloviev. Il va se lier profondément à la famille Soloviev, surtout avec Sergueï le jeune fils. Il va connaître et admirer le précurseur du symbolisme russe Vladimir Soloviev, frère du père de Sergueï. Entre 1901 et 1908, André Biély écrit ainsi quatre symphonies: "La Symphonie Nordique"," La symphonie dramatique", "Le Retour", "La coupe desTempêtes". C’est pour la parution de la "Symphonie dramatique" écrite en 1901, et publiée en 1902, que Mikhaïl Soloviev lui invente un pseudonyme. Boris Bougaïev, jeune étudiant en sciences naturelles est oublié avec tout son lourd environnement, place à Andreï Biély, André le Blanc, André le Candide, ainsi baptisé par son ami, place à un génie turbulent et visionnaire. Le choc de ce livre est considérable. Cette irruption dans la littérature russe est une véritable épiphanie, qui change la face de la langue russe. Alexandre Blok sans le rencontrer encore en est foudroyé. Si Alexandre Blok est le phare de Saint-Pétersbourg, Andreï Biély est celui de Moscou. Entre 1903 et1912, Andreï Biély est alors de toutes les aventures littéraires, de toutes les revues, de tous les cénacles, publié abondamment. On ne peut échapper à ses écrits et à sa parole en ce temps-là. La rencontre avec Blok ne se fera pourtant qu’en 1905. Il va devenir avec Blok un des meneurs du courant symboliste russe. Sa relation fusionnelle, orageuse, passionnée avec Blok et sa femme Lioubov, sera alors le chant d’amour et de mort de la poésie russe.
"Un martèlement pesant et sonore courut sur le pont qui menait aux îles. Le Cavalier d'Airain passa au galop. Les muscles de ses bras métalliques étaient contractés, le pavé sonnait sous les sabots. Un hennissement éclata alors comme un rire". C’était l’époque de ses élans d’amour fou pour la créature idéale, la Sophia, que le cercle de ses amis ainsi définissait comme l’idéal féminin, source de lumière, et proche de l’amour courtois. En 1901, lors d’un concert, il jette sa cristallisation, son idéal amoureux, sur Margarita Morozova, épouse d’un riche négociant. Il l’accable de lettres enflammées sans se dévoiler. Si l’aventure resta platonique, elle engendra alors plus tard "La symphonie Dramatique" et surtout le recueil de poèmes "Premier Rendez-vous". Les amours d’André Biély sont à l’image de sa vie: un défilé inaccompli et hallucinatoire. Sa peur du charnel, sa recherche d’une sœur plutôt que d’une femme, expliquent ses atermoiements. Ainsi vont passer Nina Petrovskaïa, trop femme pour lui, Lioubov Mendeleïev en 1906, femme de Blok dont il est follement amoureux, rêvant d’un ménage à trois avec Blok, dont il est aussi amoureux, Assia Tourgueniev graveur et sculpteur qu’il épouse en 1911 comme une sœur et non comme une femme, et enfin Klavdia Nikolaïevna Vassiliev son oasis finale. Après la tragique liaison impossible et déchirante avec Lioubov, il s’enfuit à Munich, puis à Paris jusqu’en février 1907 où il se lie d’amitié avec Jean Jaurès. Il avait vécu le début de la révolution russe à Saint-Pétersbourg et fait les réunions révolutionnaires de Moscou. Pour lui aussi il fallait faire exploser le vieux monde corrompu. Convalescent de ses peines d’amour, il revient en Russie après ses innombrables conférences et publie sa quatrième symphonie en 1909, "La Coupe des tempêtes", mais aussi un roman étrange et tragique, empli des superstitions profondes de la Russie: "La colombe d’argent". En 1910 Assia devenue sa compagne l’entraîne dans de lointains voyages: la Sicile, l’Égypte, la Tunisie et la Palestine. C’est de retour en Europe, à Bruxelles puis la Norvège et enfin Leipzig en Allemagne, que Biély commence la rédaction de "Pétersbourg", son grand chef-d’œuvre, qui connaîtra bien des avatars.
"On eût dit le sifflet déchirant d'une locomotive. L'haleine des naseaux noya la rue d'une vapeur blanche et brûlante. Sur son passage, les chevaux, en renâclant, se jetaient de côté et les passant fermaient les yeux". En mai 1912 a lieu à Cologne la rencontre qui va changer sa vie et mettre un visage sur sa quête: Rudolf Steiner fondateur de l’anthroposophie qui voulait réconcilier le spirituel dans l’homme avec le spirituel dans l’univers. Biély et sa femme deviennent des disciples soumis et fervents. Ils s’intègrent humblement à la communauté à Dornach, où ils s’installent en 1914 pour construire le "Johannes Bau" qui fut dénommé ultérieurement "Goethéanum". Dans un rapport d’esclavagisme intellectuel, ils suivent religieusement, comme le dernier des moines, les actes et les paroles du gourou. Biély va suivre Steiner dans ses tournées de conférences : Stuttgart, Munich, Vienne, Prague. En 1916, il est convoqué par l’armée pour la mobilisation. Il rentre en Russie en passant par l’Angleterre, mais il bénéficie d’un sursis. Il reste en Russie alors qu’Assia refuse de quitter Dornach et la communauté. Lui donne des conférences exaltées où il tente d’évangéliser les gens à son nouvel ésotérisme inspiré de Steiner. Dans cet environnement où sa paranoïa naturelle peut s’épanouir, face au tragique et au grotesque de sa situation, il termine une sorte d’autobiographie: "Kotik Létaïev", plongée dans son enfance. Sa mémoire monstrueuse, son"kodak" disait-il, lui font se souvenir du moindre détail depuis la forme des nuages, jusqu’aux galets de la plage. Il écrit son livre le plus hardi, le plus hermétique, "Glossolalie", poème sur le son, véritable manifeste sur l’origine du langage, et le sens du son. Il publie aussi "Le Christ ressuscité", "Premier Rendez-vous", et "Poèmes épiques". C’est alors la période des doutes que son autobiographie "Les Carnets d’un toqué" (1918-1922) résume. Doutes envers Steiner et sa doctrine, doutes aussi envers la révolution léniniste qu’il avait ardemment soutenue, mais qui instaure un climat étouffant et totalitaire. Mais surtout l’année 1921 est l’année de la mort d’Alexandre Blok, lefrère. La police politique se referme sur ses amis et sur son groupe. Ainsi Blok se sera laissé mourir de désespoir, Essenine lui se suicidera finalement en 1925, et Biély le plus fou de la bande va alors survivre vaille que vaille.
"Défilèrent les avenues, un quai de la rive gauche, débarcadères, cheminés de bateaux, amoncellement grisâtre de sacs de chanvre. Défilèrent aussi les terrains vagues, les péniches, les palissades, les bâches, les innombrables maisonnettes. Au bord de la mer, aux confins de la ville, brilla la façade d'un estaminet turbulent". Nikolaï Goumilev, un des fondateurs du mouvement poétique de l’acméisme et mari d’Anna Akhmatova, est fusillé. Biély considéré comme un parasite plutôt que comme un opposant reçoit l’autorisation de quitter le pays. En 1921, il revient à Berlin, où se trouvent beaucoup d’intellectuels russes. Assia le quitte alors. Il ne supporte pas ce milieu d’émigrés reclus dans la nostalgie et la haine. Malheureux, hanté par la folie, il décide en octobre 1923 de revenir dans la gueule du loup. Il rentre en Russie et Trotski l’assassine littérairement. Il vit avec Klavdia Nikolaïevna Vassilieva et publie"Moscou et Masques". Il entreprend de réécrire la plupart de ses poèmes quitte à les massacrer, pour les rendre conformes à ses dernières théories sur le rythme. De cette époque datent aussi ses efforts pitoyables et dérisoires pour se mettre vainement au diapason des nouveaux thèmes léninistes. En 1931, il s’installe près de Leningrad. Deux ans plus tard, il subit une première crise cardiaque et meurt à Moscou le huit janvier 1934 d’une insolation. Il savait qu’un jour les flèches solaires l’atteindraient. Il est inhumé au cimetière de Novodiévitchi. Il meurt méprisé par le régime léniniste, qui s’il ne le tue pas, le prend pour un fou illuminé mais pas dangereux, donc à laisser croupir dans sa pauvreté et sa solitude. Jamais il ne connut "la paix apaisée". Il était totalement inadapté au bonheur. Lui le grand mystique cinglait vers d’autres territoires où les anges donnent rendez-vous, les démons aussi. "Je suis écrivain et je n’ai même pas une pierre où reposer ma tête. J’ai pourtant écrit "Pétersbourg". J’ai pourtant prévu la chute de la Russie impériale, dès 1902, j’ai vu en rêve la mort du tsar: d’un côté, une hache, de l’autre une scie".
"Le terne soleil se ternissait, et la lumière grésillait comme les milliers d’insectes dans le pré. Déjà le soleil s’inclinait, et des sons fêlés flottaient à la suite de Darialski". André Biély entre prophétie et démence, entre sagesse et feu intérieur, aura été un génie visionnaire. Ses livres, ses poèmes portent la littérature moderne, avec ses trouvailles de mots, ses étincelles de rythmes et de couleurs. Au travers de ses vaticinations, de ses incohérences, il voyait venir le grand incendie sur sa chère Russie. Il en pressentait comme un sismographe halluciné les crépuscules et le sang à advenir. Homme du surconscient il voyait aussi bien "l’ici que l’éternité". Il aura tenté de vivre dans une course hors du temps. Vivre dans l’ivresse de l’air. Chaman en transes verbales, tout à la fois totalement archaïque et profondément avant-gardiste, il est une voix unique, fascinante. Sa vision est apocalyptique et le monde terrible est perçu au travers de ce prisme enraciné en lui. André Biély croit au pouvoir des mots, lui si imprégné de la Genèse et des paroles de Jean sur la création des origines par le verbe. Mais Biély autodestructeur et plein d’autodérision et de fascination pour le Mal, utilise souvent son don de la parole comme magie noire. Tendu entièrement par le rythme et la musique, il compose de véritables contrepoints, des structures complexes proches des symphonies classiques. La primauté de la musique sur les mots est pour lui un dogme absolu, issu de son admiration pour Wagner. Il joue des formules incantatoires, des assonances, des leitmotive, la polyphonie, et le contrepoint verbal. "Glossolalie" (1917) est sa tentative la plus délirante et la plus extraordinaire de poésie sonore. Il se rapproche en fait beaucoup de Scriabine et de ses tentatives d’art total. "Pétersbourg", son haut chef-d’œuvre aura connu au moins quatre versions connues, et les éditeurs se perdent dans les versions infinies de ses poèmes et autres écrits. En fait pour lui le chevalier blanc du symbolisme, tout était symbole. Et tout dansait comme atomes au soleil. Entre magie incantatoire, autodérision, et folie lyrique, il est une toupie divinatoire. Il aura inventé une sorte de danse verbale pour rendre compte du monde. Écrivain du "réalisme onirique", il fait se télescoper descriptions au ras du réel et envolées cosmiques. Selon Georges Nivat, "Andreï Biély, prophète de la lumière, fut l’un des plus extraordinaires geysers de mots dans la littérature russe".
Bibliographie et références:
- Andreï Biély, "Symphonie dramatique"
- Andreï Biély, "La Colombe d'argent"
- Andreï Biély, "Pétersbourg"
- Andreï Biély, "Kotik Létaïev"
- Andreï Biély, "Glossolalie"
- Andreï Biély, "Carnets d'un toqué"
- Andreï Biély, "Souvenirs sur Rudolf Steiner"
- Andreï Biély, "La Coupe des Tempêtes"
- Georges Nivat, "Le Jeu cérébral"
- Pierre Pascal, "Aux lecteurs d'Andreï Biély"
- Claude Frioux, "Andréi Biély, le collecteur d'espaces"
- Evgueni Zamiatine, "Le Métier littéraire"
- Ilona Svetlikova, "Le symbolisme d'Andrei Biély"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"O ne souhaitait pas mourir, mais si le supplice était le prix à payer pour que son amant continua à l'aimer, elle souhaita seulement qu'il fût content qu'elle l'eût subi, et attendit, toute douce et muette, qu'on la ramenât vers lui." La relation SM nécessite impérativement un échange protocolaire se distinguant du propos coutumier car au commencement, il y a l'alliance constitutive unissant intimement deux partenaires tout en les disposant dans une posture dissymétrique. Évoquer tout ce qui est possible sexuellement, en portant une attention particulière, à l'indispensable consentement. Car il n'y aurait plaisir sans respect de la sécurité. Dès lors, cet échange peut convoquer de façon irrationnelle et mystique, dans l’espace imaginaire commun aux deux partenaires, un troisième personnage, l’autre, lieu où la vérité parle, trésor de signifiants qui déterminent le désir et, parmi ces signifiants, à une place éminente, le sujet supposé ardeur, raison du transfert. Le protocole du contrat avalisé offre un forum à la prise en compte de la découverte mutuelle dans le dialogue masochiste et par là contribue à élever ce dialogue au rang de sublimation spécifique dans la formalisation. Se baser sur l'extase dans l’interprétation signifie que l’on considère le désir sexuel tout aussi essentiel que sa seule satisfaction réelle, pour autant bien sûr que l’on puisse dissocier les deux niveaux, car la pulsion est selon l'expression lacanienne un "écho dans le corps du fait qu’il y a un dire." Ce qui, dans l’analyse, concerne le plaisir masochiste, comme mode de jouissance d’un sujet, relève de la recherche du plaisir dans la douleur, et non de la libido classique. Il y a là une rupture de causalité entre la sensualité traditionnelle, l'éducation telle que représentée dans la société et l’investissement libidinal. L'adhésion meublant alors la place de cette rupture. L'extase serait-elle de l’ordre de l’écho ? Il y a bien là évidemment une objection, celle d’accéder à une réalisation "perverse" de la pulsion sexuelle, sa réalisation s’effectuant dans un environnement fondamentalement nouveau. Certes, Freud en a défini dans "Pulsions et destins des pulsions", la source et l’objet, mais, elles demeurent telles quelles, un montage un peu surréaliste. D’où l’intérêt de cette affirmation, qui à première vue semble paradoxale, mais constituant un progrès décisif que c’est la jouissance qui révèle la nature propre de la pulsion. Le concept de plaisir féminin a-t-il une signification ? L'interrogation semble étonner. Mais si l’on considère en SM qu’il s’agit d'une pulsion de mort en psychanalyse et non de sexualité traditionnelle, il cesse d’en aller ainsi. Car il s’agit bien de savoir si la notion d'attirance féminine pour la souffrance a un sens et comment elle se différencie de la psychosexualité classique. Ainsi, à ce sujet, la construction de la pensée analytique se caractérise par une oscillation dont la Bible fournit une allégorie. L’origine étymologique du féminin, dans la Genèse est bâtie non pas sur un seul récit, mais sur deux. Les deux textes sont catégoriquement opposés. Le premier pose la création simultanée de deux êtres, l’un masculin, l’autre féminin, d’emblée érigés dans leur différence et formant couple. Mais quatre versets plus loin, un second conte renommé, fait du féminin une part prélevée au masculin. Tout le débat de la psychosexualité féminine pourrait s’afficher dans l’espace de conflictualité qui s'établit ainsi. Dès lors, c’est dans ce champ que devient lisible le mystère des origines du féminin, de la différence des sexes, telle l’alternance des identités masculines et féminines différemment négociée en chaque sexe. C’est dans cet espace libre que la dimension du lien de soumission entre l’homme et la femme devient également pensable. Ainsi organisée par deux récits mythiques, et non un seul, cette relation échappe au poids d’une référence unique. La complexité en découlant offre une signification au lien de jouissance tissé entre les deux partenaires du duo BDSM. Lacan livre ainsi deux pôles de l’expérience analytique. D’une part, celle du refoulé soumis qui est un signifiant et sur lequel s’édifie de façon synchronique la relation. D'autre part, celle de l’interprétation qui s’identifie au désir dans laquête de la transgression normative. Dans l’intervalle, il y a la sexualité. La jouissance dans la douleur, destin d’une pulsion sexuelle non refoulée, occupe cette place dans l’intervalle et donc facilite la liaison sexuelle entre l’identification de la souffrance au désir. Au XVIIIème siècle, le masochisme larvé de Rousseau met en lumière l’interaction des liens qui unissent recherche de la douleur et quête de la jouissance. Débat qui a été posé en psychiatrie en termes de rapports entre la folie et le génie, ou entre l’homme et l’œuvre. On sait que des opinions contradictoires se sont affrontées. Indépendance des deux termes, détermination de l’un par l’autre, privilège de l’un sur l’autre. Pour le philosophe Michel Foucault, dans "Propos sur le septième ange", la posture a fluctué. Du tonitruant "Absence d’œuvre, folie", le normalien finit par en faire le cœur même de l'expression de la littérature moderne, telles celles de Breton et d'Artaud. En employant l’expression de "paranoïa de génie" pour Rousseau et en comparant ses écrits à ceux d’Aimée, Lacan ouvre la voie à une autre approche que celle d’une opposition binaire, une approche selon les virtualités de création, que la psychose a produites et non pas juste épargnées.
"Vous abandonnerez toujours au premier mot de qui vous l’enjoindra, ou au premier signe, ce que vous faites, pour votre seul véritable service, qui est de vous prêter. Vos mains ne sont pas à vous, ni vos seins, ni tout particulièrement aucun des orifices de votre corps, que nous pouvons fouiller et dans lesquels nous pouvons nous enfoncer à notre gré. Par manière de signe, pour qu’il vous soit constamment présent à l’esprit, ou aussi présent que possible, que vous avez perdu le droit de vous dérober, devant nous vous ne fermerez jamais tout à fait les lèvres, ni ne croiserez les jambes, ni ne serrerez les genoux." La sublimation est la désignation de la séparation accomplissant une déconnection d’une communion du sujet supposé savoir et de la personne désirée. Il faut maintenant considérer comment la structure même du signifiant sujet supposé savoir se prête à cette fusion et, partant, à sa coupure possible dès lors qu’on en discerne les lignes de forces ou le tracé. Lacan témoigne de cette fusion dans le cas des névroses hystérique et obsessionnelle mais on ne saurait l’exclure pour les autres structures. Il en donne quelques indications quand, dans "Problèmes cruciaux pour la psychanalyse", il affirme que le symptôme définit le champ analysable en cela "qu’il y a toujours dans le symptôme l’indication qu’il est question de savoir." La structure de l’obsessionnel est de ne surtout pas se prendre pour un Maître car il suppose que c’est le Maître qui sait ce qu’il veut. On aurait pu croire que la possibilité de se dire lacanien permit une certaine unification des analystes qui énoncent ce dire, au-delà des différences de lecture. Il n’en est rien, et les lacaniens sont traversés par les mêmes conflits qui existent ailleurs et sont déclenchés pour des raisons variables. Il y a cependant chez les lacaniens une attention et une sensibilité particulières aux disparités qui les désunissent. Ils ne se sentent pas quittes avec les différences reconnues. La disjonction du savoir et de la vérité, avec son enjeu scientifique, entre aussi en ligne de compte dans les relations entre analystes. Freud a analysé la sublimation comme la fatalité d’un instinct génésique non refoulé. Dans ces conditions, n’est-ce pas la part de la pulsion à attendre de l’analyste ? Quand Lacan ajoute que "la sublimation révèle le propre de la pulsion", cela signifie qu’elle révèle, en particulier dans l’analyse, ce destin d’un sexuel non refoulé. Ce destin peut être appelé une dérive, traduisant au plus près Trieb en s’inspirant de l’anglais drive. Quelle dérive ? Une dérive de la jouissance. De quelle jouissance ? De la jouissance sexuelle qu’il n’y a pas, en lien avec une jouissance du désir. Qu’il n’y a pas quand il n'y a pas rapport sexuel. Ce sont les pulsions partielles qui représentent le sexuel avec le concours d’un seul signifiant pour les deux sexes, le phallus, signifiant de la jouissance, quels que soient les signes jamais satisfaisants dont on veut caractériser le masculin et le féminin et qui, à en rester là, rejettent la psychanalyse dans le culturalisme. Les pulsions suppléent au non-rapport sexuel inscrit dans l’inconscient. La sublimation quant à elle n’est pas une suppléance qui ferait rapport sexuel, elle révèle le non-rapport sexuel auquel les pulsions partielles suppléent. Elle révèle en quelque sorte un manque de suppléance. Une vie amoureuse épanouie correspond au désir le plus profond des êtres humains, et rien ne nous rend plus heureux, mais aussi plus désespérés et plus vulnérables que nos expériences relationnelles. Dans nos sociétés modernes et post-modernes, la satisfaction sexuelle est devenue le paradigme d’une vie autonome et caractérise d’une façon exigeante la qualité d’une vie de couple. Les représentations actuelles de la sexualité s’identifient à un concept se focalisant sur la libération totale de contraintes sexuelles et la réalisation du Soi.
"Devant nous, vous ne toucherez jamais à vos seins: ils sont exhaussés par le corset pour nous appartenir. Le jour durant, vous serez donc habillée, vous relèverez votre jupe si on vous en donne l’ordre, et vous utilisera qui voudra, à visage découvert, et comme il voudra, à la réserve toutefois du fouet. Le fouet ne vous sera appliqué qu’entre le coucher et le lever du soleil." Cette expression d’indépendance renvoie à un principe d'affranchissement et de cognition conduisant à transcender les contraintes précédentes dans la relation et la sexualité, en mettant l’accent sur la puissance créatrice propre à chacun pour parvenir à la satisfaction sexuelle. Dans ce contexte, le corps est considéré indépendamment de ses limites physiologiques. De nombreux couples échouent en raison des contradictions entre les représentations modernes et les identifications inconscientes et il n’est pas rare que le désir sexuel soit laissé pour compte ou devienne l’arène du conflit. Car les conflits qui mènent les gens en thérapie ont toujours affaire à leur satisfaction sexuelle et de sexe. Aujourd’hui, les hommes et les femmes ont peur d’échouer ou ils ont honte de ne pas être pleins de désirs orgastiques comme les images médiatiques l’imposent. Partant du présupposé que l’imaginaire social influence les auto-constructions individuelles, ces conflits ne peuvent pas être seulement considérés au niveau individuel, mais en relation avec les influences internes et externes des discours culturels sur le genre et sur les imagos maternelle et paternelle. L’analyse du corps, du sexe et des pratiques sexuelles dans le couple évolue en ce sens à différents niveaux entremêlés les uns aux autres. C’est-à-dire d’un côté la question de savoir quels sont les motifs culturels proposés par les discussions publiques concernant les genres et la libération sexuelle afin de gérer l’affinité sexuelle du corps et le désir sexuel dans la relation, et donc quelles sont les représentations d’une sexualité satisfaisante qui orientent les couples. Et d’un autre côté de quelle façon ces discours influencent la dynamique intrapsychique dans la conduite des différentes pratiques sexuelles ? Tout groupe humain possède ses propres expressions caractéristiques d’une libido épanouie, de ces modes et de ses conduite. Dès lors, l'édifice est uni à un idéal et à des valeurs désignant les rôles féminins et masculins ainsi que le différents modes d'actions. Alors que pour la relation hétérosexuelle romantique classique, il y avait une répartition des rôles de la sexualité masculine et féminine, tout au long des diverses transformations sociales, non seulement ce sont les représentations de sexes qui ont changé mais aussi les pratiques et les interactions. Aujourd’hui, à l’époque des représentations relationnelles et sexuelles postmodernes, l’idéal d’autodétermination sexuelle occupe une importance centrale et s’accompagne de la promesse de pouvoir construire l’amour et le bonheur par soi-même. Dans notre société postmoderne, la focale se concentre sur une optimisation de la beauté corporelle et du désir sexuel. Les promesses alléchantes de bonheur s’accompagnent d’un corps parfait, d’une vie amoureuse et de fantasmes sexuels accomplis. Le but est alors de conquérir le corps comme une marchandise esthétique ou d’insuffler un souffle de perversion à la vie sexuelle "sotte" jusqu’à présent. À l’heure actuelle, le niveau du consensus moral d’égal à égal est l’essentiel pour tous les couples, indépendamment de leurs préférences sexuelles, qu’elles soient "tendres" ou sadomasochistes.
"Mais outre celui qui vous sera donné par qui le désirera, vous serez punie du fouet le soir pour manquement à la règle dans la journée : c’est-à-dire pour avoir manqué de complaisance, ou levé les yeux sur celui qui vous parle ou vous prend : vous ne devez jamais regarder un de nous au visage. Dans le costume que nous portons à la nuit, et que j’ai devant vous, si notre sexe est à découvert, ce n’est pas pour la commodité, qui irait aussi bien autrement, c’est pour l’insolence, pour que vos yeux s’y fixent, et ne se fixent pas ailleurs, pour que vous appreniez que c’est là votre maître, à quoi vos lèvres sont avant tout destinées." De nos jours, les mentalités ont changé et le sexe est regardé dès lors comme un simple moyen d'expression de plaisir de plus en plus "marchandé." Les possibilités d’amélioration de la libido vont des images esthétiques du corps jusqu’à la chirurgie esthétique en passant par la musculation et le traitement hormonal. La possibilité d’optimisation du corps s’accompagne de la promesse d’un bonheur alléchant et promettent à travers un corps parfait un gain en attractivité sexuelle et une vie amoureuse plus heureuse et plus remplie. L'offre d’optimisation du désir sexuel à travers les pratiques et les préparations esthétiques du corps est variée et médiatiquement présentée. La virilité est désormais visible à travers un agrandissement du sexe. La féminité est représentée à travers une dissimulation esthétique. Les modifications intimes visent non seulement à l’esthétisation du génital visible et à la fabrication d’un design vaginal avec réduction des lèvres vaginales, promettent aussi une amélioration du désir sexuel. Ici aucune zone du corps n’est omise. À l’ombre de la libéralisation et de la libération sexuelle s’est développée une pression vers la perfection variant selon le genre. Mais par conséquent, une construction de soi esthétique a relayé le développement de l’identité sur la base du corps et a développé un idéal normatif. Les corps et les pratiques sexuelles étant configurés et adaptés aux normes sociales, les stratégies de normalisation des optimisations corporelles et esthétiques sont confirmées et reproduites. Le corps est devenu le lieu éminent de confrontations personnelles et sociales au sujet de l’identité, de la différence, et de ce qui est considéré comme normal et socialement acceptable, ou déviant. Les constructions de normalité et de déviance au sens de Foucault qui sous-tendent les pratiques et les discours d’optimisation esthétiques et sexuels du corps et du soi peuvent être considérés au niveau sociétal comme une microphysique du pouvoir. La timidité ou la pudibonderie ne sont plus du tout de mise dans les relations amoureuses à l'occasion des rapports sexuels entre partenaires. L'objectif déclaré, sans aucune fausse honte est sans cesse, la quête du plaisir, quitte à se montrer inventif voire gourmand dans la découverte de nouvelles expériences telles la sexualité anale, le triolisme, ou encore l'exploration jubilatoire de l'univers du BDSM. En d’autres termes, les pratiques corporelles et sexuelles sont le moyen et l’expression de la constitution d’un ordre social mais aussi d’un ordre de genre. À première vue, il semble toutefois que l’optimisation du corps ait ouvert un accès aux désirs cachés et réprimés jusqu’ici et des chemins à une sexualité auto déterminée. Néanmoins, en tenant compte des paradoxes évoqués, la question se pose de savoir si les acquis constituent des conditions de possibilité d’autonomie et de liberté ou bien s’ils contribuent à l’aliénation corporelle et finalement à des processus de désincarnation. Aujourd’hui, dans les temps post modernes, les possibilités illimitées d’une auto détermination et de libertés nouvellement gagnées promettent de transcender les limites du corps et exigent le développement incessant de nouvelles capacités et compétences. D’un autre côté, cela s’accompagne d’insécurités qui ravivent une nostalgie pour les anciens modes de relations traditionnelles que l’on croyait dépassés et réactivent des parts psychiques inconsciemment rejetées. Chaque identification consciente incarne toujours la tension entre la reprise des normes socio-culturelles et les particularités individuelles. Par conséquent, la hiérarchie sociale de la masculinité et de la féminité suscite des tensions dans les deux identités de sexe psychologiques. Cela conduit les couples à un conflit, lorsque les parts rejetées derrière lesquelles se cachent le plus souvent des parts de sexe opposés, sont projetées sur le partenaire et s’y livrent bataille. Ici, les rêves et les fantasmes ainsi que les symptômes corporels se prêtent de façon particulière à l’approche analytique de l'ensemble de toutes ces questions.
"Dans la journée, où nous sommes vêtus comme partout, et où vous l’êtes comme vous voilà, vous observerez la même consigne, et vous aurez seulement la peine, si l’on vous en requiert, d’ouvrir vos vêtements, que vous refermerez vous-même quand nous en aurons fini de vous. En outre, à la nuit, vous n’aurez que vos lèvres pour nous honorer, et l’écartement de vos cuisses, car vous aurez les mains liées au dos, et serez nue comme on vous a amenée tout à l’heure. On ne vous bandera les yeux que pour vous maltraiter, et maintenant que vous avez vu comment on vous fouette, pour vous fouetter. " Tout autant que la réalité de la vie sexuelle conjugale réelle, à travers une remise en question de pratiques antérieures, telles un changement de partenaire ou une expérience de sexualité multiple (HHF) ou (FFH), le fantasme occupe une place non négligeable dans notre libido, par son rôle déclencheur dans sa réalisation dans la réalité. Cette conception du rêve et du symptôme part de l’idée qu’ils constituent la clé pour l’autonomisation et le développement à venir. Le rêve suivant est lu de façon double et en deux temps. Tout d’abord comme un document temporel, dans lequel l’histoire du devenir biographique est incarné, mais aussi comme expression émancipatrice vers le changement, et donc orienté vers le futur. Il s’agit concrètement de se pencher sur les désirs sexuels et de découvrir si des prescriptions et des exclusions lui sont associées, constituant par ailleurs le cadre des transgressions. Car le concept de transgression ne fait sens que par rapport à des normes dominantes. "Je suis allongée dans un grand lit avec un inconnu. Il veut que je le satisfasse oralement. Son pénis est long et épais, ce qui est satisfaisant et excitant. Avec excitation, et le souhait d’être une partenaire sexuelle satisfaisante, je réalise son désir. Le sperme emplit toute ma cavité buccale, déborde de ma bouche et se répand en filaments sur mes lèvres et mon menton." Le désir laisse augurer une matrice de la normativité collective hétérosexuelle en laquelle le plaisir féminin actif est socialisé de façon destructive comme le "le vagin denté." Comme il ressort de l’interprétation de la séquence du rêve présenté, derrière les pratiques sexuelles hétéro normativesse cachent les fantasmes féminins. Les rêves offrent un accès permettant d’explorer des concepts culturels de sexualité mais aussi de pénétrer dans des espaces de possibilités jusqu’alors "tabouisés", non pensés et surtout non réalisés. D'où l'importance cruciale pour un couple hétérosexuel ou homosexuel de vivre ses fantasmes pour atteindre alors une sexualité épanouie sans cesse renouvelée. C'est la clé du succès. Dès lors, l’analyse du corps considère que le désir s’accompagne de l’excitation, d’une tension sensuelle, des impulsions qui ouvrent et passent des frontières. Sur un niveau somatique, un changement s’opère dans un mode de mouvement entre activités et détente ou bien au sens figuré absorber/tenir et lâcher, de donner et prendre. En tant que principe actif corporel, les mouvements de vitalité basée somatiquement peuvent être traduits métaphoriquement en tant que mode intersubjectif de donner et prendre. Avec un regard critique du point de vue des genres sur le contenu du rêve, la façon dont les influences profondes des représentations hétérosexuelles normatives influence le vécu corporel subjectif est évidente. Comme les rêves, les livres, et en particulier les best-sellers, donnent accès aux attentes centrales, aux idées et aux valeurs. Ils peuvent être lus comme les produits culturels de fantasmes collectifs. Ils nous donnent la réponse à la question de savoir commentle désir sexuel prend forme actuellement, mais aussi quelles sont les conditions suivies par l’ordre sexuel.
"À ce propos, s’il convient que vous vous accoutumiez à recevoir le fouet, comme tant que vous serez ici vous le recevrez chaque jour, ce n’est pas tant pour notre plaisir que pour votre instruction. Cela est tellement vrai que les nuits où personne n’aura envie de vous, vous attendrez que le valet chargé de cette besogne vienne dans la solitude de votre cellule vous appliquer ce que vous devrez recevoir et que nous n’aurons pas le goût de vous donner. Il s’agit en effet, par ce moyen, comme par celui de la chaîne qui, fixée à l’anneau de votre collier, vous maintiendra plus ou moins étroitement à votre lit plusieurs heures par jour, beaucoup moins de vous faire éprouver une douleur, crier ou répandre des larmes, que de vous faire sentir, par le moyen de cette douleur, que vous êtes contrainte, et de vous enseigner que vous êtes entièrement vouée à quelque chose qui est en dehors de vous. " Le roman"Histoire d'O" de Dominique Aury alias Anne Cécile Desclos traite d’une relation de soumission entre O et plusieurs Maîtres. Ils ont des goûts sexuels spéciaux, en particulier des pratiques sadomasochistes dans lesquelles l'esclave sexuelle est la femme qui occupe une position passive et masochiste. Les livres et les pratiques sexuelles propagées intéressent particulièrement les femmes mariées au-dessus de trente ans et les étudiantes. Il est également intéressant dans ce contexte que les couples qui recherchent des établissements sadomasos, évoquent des heures entières de jeux sexuels, comparables à des jeux de rôle fantasmatique. De nos jours, le sexe revêt une forme singulière. C'est ainsi que l'on assiste à un changement radical dans les mentalités et les comportements sexuels. Dès lors, la structure classiques hétéro nominative dans laquelle, l’homme est instruit et encouragé à prendre la position dominante agressive et inversement la femme à prendre la position masochiste. Il s’agit de la troisième révolution ou de la révolution "néosexuelle". La sexualité ne serait plus la grande métaphore, qui relie au couple, mais une mise en scène culturelle exagérée et permanente, un désir sans retenue de l’exhibition publique. Considérons les pratiques sadomasochistes, comme celles proposées au début, comme un conflit conscient et inconscient, nous pouvons examiner les pratiques sadomasochistes de façon différente. D’un côté sur un plan inconscient et corporel et de l’autre sur un plan postmoderne et normatif. Ainsi afin de comprendre les besoins sexuels et les pratiques sadomasochistes et particulièrement une disposition féminine à se mettre souvent volontairement dans une situation passive et masochiste et en outre à considérer le partenaire mâle comme devant consentir à prendre la position agressive et dominante, il est utile de se référer de nouveau à la différence que fait Freud entre sexuel et sexualité. Tout en refusant de réduire le sexuel à du génital et à une fonction de reproduction, Freud tisse un large continuum d’expériences et de comportements sexuels ainsi qu’un polymorphisme dont les frontières entre normal, pervers, sain et malade sont fluides. Aujourd’hui nous sommes confrontés à des formes de libération spécifiques qui se réfèrent non seulement aux diverses formes de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, mais aussi à des pratiques sexuelles, comme elles sont popularisées, par exemple, dans le roman "Histoire d'O."
"Quand vous sortirez d’ici, vous porterez un anneau de fer à l’annulaire, qui vous fera reconnaître: vous aurez appris à ce moment-là à obéir à ceux qui porteront ce même signe, eux sauront à le voir que vous êtes constamment nue sous votre jupe, si correct et banal que soit votre vêtement, et que c’est pour eux. Ceux qui vous trouveraient indocile vous ramèneront ici. On va vous conduire dans votre cellule." Depuis toujours, bien avant les travaux de Freud, il est difficile d'oublier que la représentation sociale du corps féminin, dans notre culture occidentale, est soumise, depuis la nuit des temps à des tabous. L’appropriation du corps pubère et désirant sexuellement lors de l’adolescence et le rapport aux désirs sexuels propres à chacune sont particulièrement soumis à de multiples jugements caractérisés par la répression et le tabou. Les idéaux normatifs contrarient le désir d’exploration indépendant du corps, y compris des organes génitaux féminins. À cet égard, l’image corporelle subjective n’est pas limitée à l’exploration du corps propre, mais provient essentiellement des représentations corporelles de genre, maternelle et parentales transmises à l’enfant. À examiner ce phénomène de plus près, ce développement commence au plus tard à la naissance. L’absence de représentation en ce qui concerne l’image du corps féminin en développementa inévitablement des conséquences pour l’investissement libidinal du schéma corporel et s’accompagne d’un manque narcissique dans l’image du corps. Car symboliser signifie: penser et différencier les sensations corporelles et les organes. Pour compenser la congruence manquante entre le schéma corporel réel et l’image du corps dans le ressenti corporel, il faut alors rechercher des symbolisations signifiantes pour les aspects corporels non symbolisés, mais perçus par les affects de façon diffuse. Ainsi, la femme ne peut pas traduire ses expériences corporelles au sens authentique en un désir autonome ou bien en une capacité d’action auto-efficace. Dans le combat pour les structures de genre normatives, la relation entre la beauté féminine et la "tabouisation" de la force corporelle féminine conserve un caractère productif de sens en relation avec la subjectivation féminine et se reproduit dans l'usage d’optimisation esthétique. Du fait de l'évolution des mœurs et du mouvement profond et inédit de la libération sexuelle depuis une soixantaine d'années, au regard des changements des relations amoureuses et des techniques sexuelles, nous constatons que les conduites sexuelles sont différentes, quelques-unes traditionnelles et d’autres modernes et libres. Mais les imaginations de la liberté caractérisent un nouveau développement des pratiques sexuelles qui se focalisent sur la libération des contraintes sexuelles et la réalisation du soi. D’où le fait que les représentations d’identités transmises et existantes jusqu’à présent sont aussi ébranlées et s’accompagnent spécialement de mécanismes de défenses psychiques, ce qui détermine des conflits psychiques individuels internes et dans le couple. Comment pouvons-nous comprendre la promesse postmoderne du dépassement des frontières corporelles ? Pouvons-nous interpréter les pratiques sexuelles actuelles absolument comme des formes de résistance, comme une résistance contre l’hétérosexualité normative ? En perpétuant la séparation bivalente entre les désirs actifs et passifs, les désirs sexuels se trouvent ainsi restreints à un schéma traditionnel. Dans ce sens, l’homme et la femme continuent dès lors à incarner et à reproduire des structures hétéronormatives. Dans ce contexte, les pratiques BDSM constituent des pratiques stabilisatrices pour les tensions entre les relations de sexe car elles intègrent de la même manière dans la palette des pratiques des modes de désir sexuel excessifs et apparemment incontrôlables. En satisfaisant l’exigence d’un épanouissement sexuel, elles sont une solution novatrice pour associer l’instabilité structurelle entre les sexes avec l'exigence moderne d’autonomie.
Bibliographie et références:
- Sigmund Freud, "Trois essais sur la théorie sexuelle"
- Michel Foucault, "Histoire de la sexualité"
- Jacqueline Comte, "Pour une authentique liberté sexuelle"
- Alain Robbe-Grillet, "Entretiens complices"
- Alain Robbe-Grillet "Pour une théorie matérialiste du sexe"
- Jacques Lacan, "Deuxième Séminaire"
- Jeanne de Berg, "Cérémonies de femmes"
- Hélène Martin, "Sexuer le corps"
- Sylvie Steinberg, "Une histoire des sexualités"
- Patrice Lopès, "Manuel de sexologie"
- Philippe Brenot, "Dictionnaire de la sexualité humaine"
- Bernard Germain, "La sexualité humaine"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Je voudrais faire un livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte ouverte et qui les mène où ils n’auraient jamais consenti à aller, une porte simplement abouchée avec la réalité. J'aurais voulu trouver quelque chose d'intelligent à vous dire, pour bien marquer ce qui nous sépare, mais inutile. Je suis un esprit pas encore formé, un imbécile, pensez de moi ce que vous voudrez". Le temps est venu d’abandonner un certain nombre d’images attachées au nom d’Antonin Artaud (1896-1948). Pas pour réinsérer son nom dans une histoire bien pondérée de la littérature du XXème siècle, mais pour dégager l’authentique puissance de subversion de son œuvre du mythe auquel elle donna lieu. Un jour, il faudra d’ailleurs faire le récit de cette mythification, avec ses acteurs sincères, ses naïfs et ses profiteurs. L’un des effets de cette fascination fut de ne pas percevoir la folie d’Artaud d’abord comme aliénation et souffrance mais comme pur pouvoir de création et d’anarchie. L’extraordinaire singularité d’Artaud se trouva ainsi diluée au profit d’une généralité sans contours, sinon ceux des groupes qui se l’appropriaient: l’antipsychiatrie, les révoltés de Mai 68 ou les poètes de la "beat generation". En 1959, André Breton lançait déjà, avec une grandiloquence suspecte: "À jamais la jeunesse reconnaîtra pour sien cette oriflamme calcinée". Est-il besoin de brandir la figure bouleversée d’Artaud pour lui rendre justice ? Ce bouleversement, il est temps de l’évaluer avec conscience, hors du fanatisme imprécatoire qui mime sans profit l’attitude même du poète. En peu d’années, avec une fulgurance sans exemple, l'artiste a posé comme une nécessité absolue l’adéquation de son être, ou de l’être en général, et de sa littérature, comme il le fit également, à un autre niveau, pour le cinéma, le dessin et surtout le théâtre. L’œuvre d’Antonin Artaud s’inscrit dans le prolongement de la voie ouverte au siècle précédent par Rimbaud, qui invite à la danse des mots et des corps dans une "Saison en enfer". Artaud tentera lui aussi d’écrire le corps qui danse, d’entraîner le lecteur en deçà du langage et des signes, dans une écriture des rythmes, du cri, du mouvement et des gestes. Il s’agit pour cet écrivain d’échapper ainsi à son corps cadavre afin de se réincarner dans "le corps neuf de l’écriture", et il s’acharne à démembrer, désarticuler, désincarner, décharner à la fois son propre corps et le corps de la langue. Il se proclame un "insurgé du corps" et il ne cessera dans son œuvre de reconstruire son corps et le corps de la langue, de s’exproprier de son propre corps pour pouvoir s’approprier dans l’écriture un corps auto engendré.
"La vie elle-même n'est pas une solution, la vie n'a aucune espèce d'existence choisie, consentie, déterminée. Elle n'est qu'une série d'appétits et de forces adverses, de contradictions qui aboutissent ou avortent suivant les circonstances d'un hasard odieux. Ce qui unit les êtres c’est l’amour, ce qui les sépare c’est la sexualité. Seuls l’homme et la femme qui peuvent se rejoindre au-dessus de toute sexualité sont forts". Alchimie non pas du verbe, comme dirait Rimbaud, mais du corps, qu’il s’agira de transmuter dans le corps de son œuvre: "Car c’est le corps d’un écrivain qui tousse, crache, se mouche, éternue, renifle et souffle quand il écrit". Ce cours extrait des derniers écrits d’Artaud enracine le processus créateur de son œuvre dans la corporéité, un des pôles organisateurs de l’écriture moderne, qui se partage, entre une écriture du corps et une écriture de la pensée, qui fait de l’écriture la seule matrice à représentation. La focalisation de la critique contemporaine sur le rôle joué par le corps dans les processus de création, témoigne des enjeux actuels du rapport entre l’art et l'analyse. De façon générale, au-delà du champ de la littérature, les approches artistiques contemporaines engagent le corps du sujet de la modernité. Ainsi, dans le domaine des arts plastiques notamment, depuis les années soixante, le corps humain est devenu le support de nombre de créations artistiques, par exemple le body art ou l’art charnel. Artaud apparaît comme le précurseur ou l’annonciateur de cette centration des créateurs sur le corps humain, soumis par les artistes à des traitements extrêmes, corps fécalisés, transpercés, éviscérés, dépecés, torturés et aussi corps machiniques, désincarnés, dévitalisés, voire cadavérisés. Ses derniers écrits sont parcourus par l’obsession de "refaire l’anatomie" de l’homme, en le faisant passer, "sur la table d’autopsie". Artaud est l’aîné et ses parents ont donné naissance à huit enfants après lui, dont deux seulement survivront. Quand Artaud a quatre ans, deux jumeaux meurent, l’un à la naissance, l’autre peu après. À huit ans il perd sa sœur Germaine, âgée de sept mois, morte à la suite de mauvais traitements de sa nourrice et ce deuil le marquera profondément. Germaine est un signifiant clef de son œuvre, associé notamment à la germination de l’écriture et à la résurrection de son corps après les électrochocs de Rodez. Enfin Artaud lui-même a été un enfant chétif et fragile, très attaché à sa mère, qui semble avoir été habitée par la peur de le perdre, après le deuil d’un premier enfant. Sa famille est par ailleurs marquée par une atmosphère d’inceste, avec de nombreux mariages consanguins. ses deux grands-mères notamment étaient sœurs. Ce brouillage des générations et le thème de l’inceste se trouvent au cœur de son œuvre.
"Le mal est disposé inégalement dans chaque homme, comme le génie, comme la folie. Le bien comme le mal sont le produit des circonstances et d'un levain plus ou moins agissant. J'ai très besoin, à côté de moi, d'une femme simple et équilibrée, et dont l'âme inquiète et trouble ne fournirait pas sans cesse un aliment à mon désespoir". Bien au-delà des particularités de sa biographie, le génie d’Artaud se manifeste dans sa conception d’une œuvre, qui se caractérise par un destin similaire du corps et du mot: l’écrivain ne cessera de décliner sa terreur d’une momification dans le corps de son œuvre. Le style lui fait horreur et il refuse en quelque sorte l’imposition d’une langue préétablie, figée et aliénante, il rejette l’inscription dans la langue commune, dans le corps mort de la langue maternelle, où l’on est nommé avant même de parler. Artaud se propose donc de refaire conjointement son propre corps et le corps de la langue. Se refaire un corps neuf, pour échapper à la putréfaction, et refaire le corps de la langue, pour échapper à la momification dans la langue mère, pour ne plus être parlé et pensé par l’autre. Les textes d’Artaud mettent en scène à la fois le refus de son inscription dans une généalogie et son rejet de la langue des ancêtres. Dans "Suppôts et supplications", il dénonce ce qu’il nomme "l’éternel pli conforme de papa maman". Il refuse d’être né d’un père et d’une mère et dénie jusqu’à sa naissance: "Je ne me souviens pas d’être jamais né, je me souviens de n’être jamais né". Poète, théoricien du théâtre, acteur, dramaturge et essayiste français, Antonin Artaud est né le quatre septembre 1896 à Marseille. La poésie, la mise en scène, la drogue, les pèlerinages, et le dessin, chacune de ces activités a été un outil entre ses mains, un moyen pour atteindre un peu de vérité. Contrairement à ses contemporains il a conscience de la fragilité de la pensée et se revendique timidement en quête d’un absolu dans ce domaine. Toute sa vie, il a lutté contre des douleurs physiques, diagnostiquées comme issues de syphilis héréditaire, avec des médicaments, des drogues. Cette omniprésence de la douleur influe sur ses relations comme sur sa création. Il subit aussi des séries d’électrochocs lors d’internements successifs, et il passe les dernières années de sa vie dans des hôpitaux psychiatriques, notamment celui de Rodez. Si ses déséquilibres mentaux ont rendu ses relations humaines difficiles, ils ont aussi contribué à alimenter sa création. À partir de 1914, il fait des séjours en maison de santé, conséquence possible d'une méningite qui l'atteint à l'âge de cinq ans. Il éprouve alors, dira-t-il, "une faiblesse physiologique qui touche à la substance même de ce qu'il est convenu d'appeler l'âme". Il parlera également, dans une lettre à Jacques Rivière, d'une effroyable maladie de l'esprit. Son œuvre apparaît en partie due à l'oppression exercée par des souffrances continuelles d'ordre nerveux et physiologique, qui firent de son existence une tragédie.
"Ces derniers temps, je ne te voyais plus sans un sentiment de peur et de malaise. Je sais très bien que c'est ton amour qui te fabrique tes inquiétudes sur mon compte, mais c'est ton âme malade et anormale comme la mienne qui exaspère ces inquiétudes et te ruine le sang". Inventeur du concept de "théâtre de la cruauté" dans "Le Théâtre et son double", Artaud a tenté de transformer radicalement la littérature et surtout le théâtre. S’il n’y est pas parvenu de son vivant, il a certainement influencé les générations de l’après Mai 68, en particulier le théâtre américain, et les situationnistes de la fin des années 1960 qui se réclamaient de son esprit révolutionnaire. Antonin connaît à Marseille une petite enfance choyée dont il garde des souvenirs de tendresse et de chaleur. Cette enfance est cependant perturbée par la maladie. Le premier trouble apparaît à l’âge de quatre ans et demi, lorsque l’enfant se plaint de maux de tête et qu’il voit double. On pense à une méningite consécutive à une chute. Déjà, on préconise l’électricité pour le soigner. Son père se procure une machine qui transmet l’électricité par des électrodes fixées sur la tête. Mais son premier grand choc vient de la mort d’une petite sœur âgée de sept mois, bousculée par un geste violent d’une bonne. Elle apparaît dans les écrits d’Antonin Artaud comme une de ses "filles de cœur". Antonin Artaud a quatorze ans lorsqu’il fonde, avec ses camarades du collège du Sacré-Cœur de Marseille, une petite revue où il publie ses premiers poèmes inspirés de Charles Baudelaire, d’Arthur Rimbaud ou Edgar Poe. Mais lors de sa dernière année de collège, en 1914, il est atteint de dépression, ne se présente pas au baccalauréat, et l’année suivante, sa famille le conduit à Montpellier pour consulter un spécialiste des maladies nerveuses. Il est envoyé au sanatorium de la Rouguière, en 1915 et 1916 et publie en février 1916 des poèmes dans "La Revue de Hollande". Le conseil de révision le déclare d’abord bon pour le service avant que l’armée le réforme provisoirement pour raisons de santé, puis définitivement en décembre 1917 grâce à l’intervention de son père. L’année 1914 est un tournant dans la vie du jeune homme, à cause de la guerre, mais c’est aussi pour Antonin sa dernière année de collège. Il doit passer l’examen de philosophie, mais son état de santé ne le lui permet pas. Il est en état de dépression après avoir connu sa première expérience sexuelle, qu’il décrit comme dramatique, comme un traumatisme sur lequel il reviendra souvent dans ses écrits. Il a le sentiment qu’on lui a volé quelque chose. Entre 1917 et 1919, il fait un certain nombre de séjours dans des lieux de cure et maisons de santé. Il peint, dessine, écrit. Éclosion de ses vocations.
"Je ne veux plus vivre auprès de toi dans la crainte. J'ajouterai à cela que j'ai vraiment besoin d'une femme qui soit uniquement à moi et que je puisse trouver chez moi à toute heure. Je suis désespéré de solitude. Je ne peux plus rentrer le soir, dans une chambre, seul, et sans aucune des facilités de la vie à portée de ma main". Vers sa vingtième année, il a l'idée d'un "théâtre spontané" qui donnerait des représentations dans les usines. Il devient d'abord devenir comédien, grâce au docteur Toulouse, qui lui fait écrire quelques articles pour sa revue Demain et lui fait rencontrer Lugné-Poe au début de 1921. Le directeur du "Théâtre de l'Œuvre" lui confie un petit rôle dans "Les Scrupules de Sganarelle" d'Henri de Régnier. Remarqué par Charles Dullin, qui l'engage à l'Atelier, il y joue "avec le tréfonds de son cœur, avec ses mains, avec ses pieds, avec tous ses muscles, tous ses membres". Instable, il passe en 1923 chez Pitoëff. Prévu pour le rôle du souffleur dans "Six personnages en quête d'auteur" de Pirandello, il disparaît le jour de la générale. L’aventure théâtrale d’Artaud commence en 1922 avec la première répétition des spectacles de l’Atelier, où il joue "L’Avare" de Molière. Suivront d’autres rôles, toujours avec Dullin qui lui demande de dessiner les costumes et les décors de "Les Olives de Lope" de Rueda. Parallèlement, il est acteur de cinéma. Il tient entre autres rôles celui du moine Massieu dans "La Passion de Jeanne d'Arc" de Carl Theodor Dreyer et grâce à son oncle, obtient un petit rôle dans "Mater dolorosa" d'Abel Gance. Mais c'est surtout son incarnation du personnage de Marat dans le "Napoléon" du même réalisateur qui est restée mémorable. Gance le décrit comme une "sorte de nain, homme jaune qui assis semble difforme. Sa bouche distille sans cesse avec âpreté les mots les plus durs contre Danton". Le cinéma lui apparaît comme un médium essentiellement sensuel qui vient bouleverser toutes les lois de l'optique,de la perspective et de la logique. Le mois de mars 1923 est aussi celui de sa rupture avec Charles Dullin, au moment où l’Atelier crée "Huon de Bordeaux" mélodrame dans lequel Artaud a le rôle de Charlemagne. Mais il est en total désaccord avec le metteur en scène et l’auteur de la pièce sur la manière de jouer. Fin mars, le rôle est repris par un autre acteur: Marcel Achard. Interrogé, Artaud aurait dit: "Moi j'ai quitté l'Atelier parce que je ne m'entendais plus avec Dullin sur des questions d'interprétation. Aucune méthode mon cher. Ses acteurs ? De pures marionnettes".
"Il me faut un intérieur, il me le faut tout de suite, et une femme qui s'occupe sans cesse de moi qui suis incapable de m'occuper de rien, qui s'occupe de moi pour les plus petites choses. Une artiste comme toi a sa vie, et ne peut pas faire cela". Par l’intermédiaire de Madame Toulouse, Antonin est alors présenté à André de Lorde, auteur de Grand-Guignol, bibliothécaire de métier. André de Lorde a ainsi déjà mis en scène une adaptation d’une nouvelle d’Edgar Poe "Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume" qui se déroule dans un asile d’aliénés. Et il a mis au point ce qu’il nomme le "Théâtre de la peur" et le "Théâtre de la mort", un style qui va inspirer Antonin Artaud pour le "Théâtre de la cruauté". Engagé par Jacques Hébertot, Artaud interprète le rôle du souffleur au"Théâtre de la Comédie des Champs-Élysées" dans la pièce de Pirandello, "Six personnages en quête d’auteur", montée par Georges Pitoëff, avec Michel Simon dans le rôle du directeur. En 1946, Antonin Artaud décrit son entrée en littérature ainsi: "J'ai débuté en littérature en écrivant des livres pour dire que je ne pouvais rien écrire du tout, ma pensée quand j'avais quelque chose à dire ou à écrire était ce qui m'était le plus refusé". Il a une prédilection pour les rôles de victimes ou pour des rôles qu'il tend à transformer en rôles de victimes. En 1923, il publie un court recueil de poèmes, "Tric-Trac du ciel". Il en publie également dans des revues, même si la Nrf refuse de les accueillir. C'est d'ailleurs à l'occasion de ce refus qui lui est signifié par Jacques Rivière, que son œuvre commence véritablement. Un dialogue épistolaire s'engage alors entre les deux hommes, Artaud acceptant d'emblée comme valables toutes critiques que lui adresse Rivière à l'égard de ses écrits, tout en revendiquant de sa part la reconnaissance d'un intérêt littéraire dans la mesure où les maladresses et les faiblesses mêmes qui lui sont reprochées rendent compte de l'étrange phénomène spirituel qu'il subit et qu'il décrit en ces termes:"Je souffre d'une effroyable maladie de l'esprit. Ma pensée m'abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu'à sa matérialisation dans les mots. Il y a donc quelque chose qui détruit bien ma pensée."
"Tout ce que je te dis est d'un égoïsme féroce, mais c'est ainsi. Il ne m'est même pas nécessaire que cette femmes soit très jolie, je ne veux pas non plus qu'elle soit d'une intelligence excessive, ni surtout qu'elle réfléchisse trop". Dans les livres qui succèdent ainsi à cette "Correspondance avec Jacques Rivière", publiée en 1927, il s'assignera pour but de transcrire avec la plus grande fidélité cette étrangeté qui l'habite, cherchant à soumettre, en les déterminant par le verbe, ces "forces informulées" qui l'assiègent: en les localisant ainsi, il s'en désolidarise, échappant par là même au risque de se laisser totalement submerger par elles. Il peut en outre espérer, s'il parvient à rendre compte de ses troubles grâce à la magie d'une savante transcription évocatoire, obtenir alors du lecteur une reconnaissance de leur existence et par là même sortir de cette manière de néant où sa monstruosité psychique le place, le bannissant du monde des humains. Cependant, si l'investigation systématique que l'écrivain poursuit alors vis-à-vis de lui-même aide à mettre au jour les processus les plus subtils de la pensée, lesquels demeurent cachés à ceux qui, sains d'esprit, ne ressentent pas le manque révélateur de son essence, celle-ci débouche par ailleurs sur une contradiction fondamentale qu'il ne cessera de vivre tragiquement: celle de vouloir "se déterminer, comme si ce n'était pas lui-même qui se déterminait, se voir avec les yeux de son esprit sans que ce soient les yeux de son esprit, conserver le bénéfice de son jugement personnel en aliénant la personnalité de ce jugement, se voir et ignorer que c'est lui-même qui se voit" ("Bilboquet", publication posthume). Sa tentative de prendre continuellement conscience du vertige psychique qui le désoriente et l'affole précipitera en fait plus avant le poète vers "un effondrement central de l'âme", un état de "bête mentale", paralysé par le regard qu'il dirige sur lui-même dans une sorte d'hypnotisme narcissique où il ne ressent, à la limite, plus "rien, sinon un beau pèse-nerfs, une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l'esprit". À la fin de 1924, Antonin Arthaud adhère au mouvement surréaliste. Par l'intermédiaire du peintre André Masson, il rencontre la plupart de ceux qui animent ce mouvement, surmontant ainsi la méfiance première qu'il avait à leur égard.
"Il me suffit qu'elle soit attachée à moi. Je pense que tu sauras apprécier la grande franchise avec laquelle je te parle et que tu me donneras la preuve d'intelligence suivante: c'est de bien pénétrer que tout ce que je te dis n'a rien à voir avec la puissante tendresse, l'indéracinable sentiment d'amour que j'ai et que j'aurai alors inaliénablement pour toi, mais ce sentiment n'a rien à voir lui-même avec le courant ordinaire de la vie". Il collabore à "La Révolution surréaliste", rédige le tract du vingt-sept janvier 1925. Mais le malentendu porte sur le mot révolution. Pour Artaud, il s'agit d'être "révolutionnaire dans le chaos de l'esprit", et il conçoit le surréalisme comme "un cri de l'esprit qui retourne vers lui-même". Une lettre d'André Breton le sommant de renoncer à collaborer avec Roger Vitrac est l'occasion d'une rupture devenue inévitable. Refusant l'action politique, faisant ses adieux au surréalisme en juin 1927 ("À la grande nuit ou le bluff surréaliste"), il explique que pour lui le surréalisme, le vrai, n'a jamais été qu'"une nouvelle sorte de magie". "Le Pèse-nerfs" (1925) et "L'Ombilic des limbes" (1925) restent les meilleurs témoignages de cette période de l'activité créatrice d'Artaud. On note même la présence de petits textes surréalistes conçus pour le théâtre, comme "Le Jet de sang". Mais désormais Artaud laisse à Breton le rôle de dictateur. Dès le vingt avril 1924, dans un article publié dans Comoedia intitulé "L'évolution du décor", Artaud exprime sa ferme intention de "re-théâtraliser le théâtre", de substituer au "théâtre de bibliothèque" de Henry Becque et même au "théâtre théâtral" de Gaston Baty un "théâtre dans la vie". L'aventure du Théâtre Alfred Jarry va illustrer cette intention. Artaud publie dans la Nrf un article où il annonce la fondation du Théâtre Alfred Jarry pour promouvoir l'idée d'un "théâtre absolument pur", d'un "théâtre complet", et faire triompher la "force communicative" de l'action. Il entre en résistance.
"Et elle est à vivre, la vie. Il y a trop de choses qui m'unissent à toi pour que je te demande de rompre, je te demande de changer nos rapports, de nous faire chacun une vie différente, mais qui ne nous désunira pas". Cette tentative aboutit à quatre spectacles mémorables: un premier spectacle réunissant les trois fondateurs. Artaud, "Ventre brûlé ou la mère folle"; Max Robur alias Robert Aron, "Gigogne"; Roger Vitrac, "Les Mystères de l'amour" en juin 1927. La projection du film de Poudovkine, "La Mère", accompagnée du seul troisième acte de "Partage de midi" de Paul Claudel, le quinze janvier 1928, "Le Songe d'August Strindberg", le deux juin 1928, "Victor ou les enfants au pouvoir" de Roger Vitrac, le vingt décembre 1928 et le deux janvier 1929. L'entreprise sombre alors dans l'agitation suscitée par les surréalistes, Breton en tête, l'hostilité publique et les difficultés financières. Le projet sera repris dans les années trente. Antonin Artaud fixe le "principe d'actualité". En 1931, il découvre le théâtre balinais, où il sent "un état d'avant le langage et qui peut choisir son langage. "Musique, gestes, mouvements, mots". Il affirme "la prépondérance absolue du metteur en scène dont le pouvoir de création élimine les mots". Après avoir pensé à un "Théâtre de la Nrf", pour lequel il essaie vainement d'obtenir la collaboration d'André Gide, il évolue vers un "Théâtre de la cruauté", qu'il annonce en août 1932 et qui va aboutir alors, après différents projets et essais, aux représentations des "Cenci" aux Folies-Wagram en mai 1935. Artaud n'est pas allé au bout de ses intentions. Ce qu'il a écrit est encore le texte d'une tragédie, inspirée de Percy Bysshe Shelley, mais il a travaillé ce texte comme une partition musicale, il a lui-même impressionné le public en jouant le rôle du vieux Cenci, bourreau devenu victime. Cruauté reste le mot clef d'Antonin Artaud dans les textes des années trente, qui seront recueillis en 1938 dans "Le Théâtre et son double", livre décisif, qui contient la théorie du "Théâtre de la cruauté" et divers témoignages sur ses possibles ou réelles illustrations. "Par ce double", précise l'auteur dans une lettre à Jean Paulhan, "j'entends le grand agent magique dont le théâtre par ses formes n'est que la figuration en attendant qu'il en devienne la transfiguration." Artaud ne se contente pas de mettre en scène, par tous les procédés connus de l'illusion théâtrale, des scènes cruelles avec des bourreaux et des vraies victimes. il veut exercer lui-même la cruauté, faire souffrir l'acteur, "faire souffrir la scène", "faire crier" le spectateur.
"Car on ne peut accepter la vie qu’à condition d’être grand, de se sentir à l’origine des phénomènes, tout au moins d’un certain nombre d’entre eux. Sans puissance d’expansion, sans une certaine domination sur les choses, la vie est indéfendable. Une seule chose est exaltante au monde: le contact avec les puissances de l’esprit". Avant même la publication du "Théâtre et son double", Antonin Artaud quitte Paris et la France, comme pour vérifier la présence ailleurs de cette magie qu'il voulait recréer sur scène. C'est le sens de son voyage de 1936 au Mexique, où il part à la recherche du peyotl, cette drogue dont l'ingestion correspond pour les Indiens Tarahumaras à un rite d'identification totale à la race, de rentrée en soi-même. Il en résulte un beau livre sur "Les Tarahumaras", qu'il faut lire moins comme un documentaire sur les Indiens que comme un témoignage sur la lutte d'Artaud aux prises avec les profondeurs de l'être. L'année suivante, il se rend en Irlande, d'où il rapporte ce qu'il croit être la canne de saint Patrick. Il l'exhibe sur le bateau qui le ramène en France et aurait menacé de sa puissance secrète les autres passagers. "Sur le plan terre à terre", observe alors André Breton, qui s'intéresse désormais à Artaud, "l'homme, et la société dans laquelle il vit, est passé tacitement à un contrat qui lui interdit certains comportements extérieurs, sous peine de voir se refermer sur lui les portes de l'asile ou de la prison. Il est indéniable que le comportement d'Artaud sur le bateau qui le ramenait d'Irlande en 1937 fut de ceux-là. Ce que j'appelle "passer de l'autre côté", c'est, sous une impulsion irrésistible, perdre de vue ses défenses et les sanctions qu'on encourt à les transgresser." Antonin Artaud est interné successivement à Quatremare, à Sainte-Anne, à Ville-Evrard. En 1942, inquiets du sort de leur ami dément en zone occupée, Paul Éluard et Robert Desnos demandent au docteur Ferdière de le prendre dans son asile de Rodez. Il va y subir un traitement par électrochoc. Antonin Artaud en profitera alors pour écrire.
"Mais si j’enfonce un mot violent comme un clou je veux qu’il suppure dans la phrase comme une ecchymose à cent trous. Je vous veux pour votre sensibilité". Les "Lettres de Rodez", écrites du dix-sept septembre au vingt-sept novembre 1945 à l'intention d'Henri Parisot, traducteur de Lewis Carroll, et publiées en 1946, constituent un témoignage bouleversant sur cet internement, sur cette cure contestable, et sur les souffrances d'un homme qui, dès la lettre qu'il adresse le vingt-deux octobre 1923 à sa compagne d'alors, Genica Athanassiou, dit que l'"idée de souffrance" est "plus forte"pour lui "que l'idée de guérison, l'idée de la vie". Alarmé, un comité se réunit pour le délivrer. Le docteur Ferdièrey consent le dix-neuf mars 1946. Le vingt-six mai, l'écrivain arrive à Paris. Confié aux soins du docteur Delmas, à Ivry, il bénéficie d'une relative liberté et d'une certaine autonomie. Un soutien s'organise alors, des présences attentives veillent sur lui, en particulier celle de Paule Thévenin. Le créateur retrouve ses droits. À l'occasion d'une exposition Van Gogh au Musée de l'Orangerie en janvier 1947, il écrit un long texte, "Van Gogh le suicidé de la société". Il n'y a pas loin, il le sait et il veut qu'on en soit persuadé, de Vincent Van Gogh à Artaud le Mômo. Le ton de ces nouveaux écrits est âpre, l'ironie mordante, le style jaculatoire. Ainsi, écrit-il, "on peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s'est fait cuire qu'une main et n'a pas fait plus,pour le reste, que se trancher une fois l'oreille gauche, dans un monde où on mange chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et mis en rage, tel que cueilli à sa sortie du sexe maternel". De cette violence intime témoignent l'émission "Pour en finir avec le jugement de Dieu", que la radio renonce à diffuser, la Conférence-spectacle au Théâtre du Vieux-Colombier et maints textes tardifs où éclate une ironie féroce sur le monde et sur lui-même. Le dernier "Théâtre de la cruauté", dans le texte qui porte ce titre, daté du dix-neuf novembre 1947, c'est le théâtre du corps souffrant d'Antonin Artaud, rongé par le cancer dont il va mourir à Ivry-sur-Seine le quatre mars 1948. Il est enterré civilement au cimetière parisien d’Ivry par le cercle de ses amis. Sa famille fera transférer ses restes près de trente ans plus tard, en mars 1975, au cimetière Saint-Pierre à Marseille.
Bibliographie et références:
- Évelyne Grossman, "Antonin Artaud, œuvres"
- Florence de Mèredieu, "Antonin Artaud, Portraits et gris-gris"
- Franck Jotterand, "Le nouveau théâtre américain"
- Marc de Smedt, "Antonin Artaud l'homme et son message"
- Jean-Pierre Le Goff, "Mai 68, l'héritage impossible"
- Jacques Derrida, "L'écriture et la différence"
- Thomas Maeder, "Antonin Artaud"
- Paule Thévenin, "Antonin Artaud"
- Laurent Vignat, "Antonin Artaud, le visionnaire hurlant"
- Jérôme Prieur, "La véritable histoire d’Artaud le mômo"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"La réalité ne pardonne pas qu'on la méprise. Elle se venge en effondrant le rêve, en le piétinant, en le jetant en loques dans un tas de boue. Le mouvement lui paraissait d'ailleurs inutile et l'imagination lui semblait pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité des faits". Élève le plus zélé de Zola et de l’école naturaliste à ses débuts, héritier du Baudelaire des "Fleurs du mal", Joris-Karl Huysmans (1848-1907) n’a pas fini de faire parler de lui. Son œuvre se fait l’écho de ses propres crises intérieures et d’une époque de métamorphoses de la société française: industrialisation, découvertes scientifiques, destruction du vieux Paris sous les trouées hygiénistes du baron Haussmann. Fils d’un immigré hollandais qui travaillait comme lithographe et d’une institutrice française, Huysmans, né Charles Marie Georges Huysmans, a passé trente ans comme employé au service du ministère français de l’Intérieur, tout en produisant une œuvre que l’on juge aujourd’hui considérable. Depuis les débuts naturalistes de "Marthe, Histoire d’une fille" (1876) jusqu’à "En route" (1895), en passant par "À rebours" (1884), son roman alors le plus célèbre, la trajectoire de Joris-Karl Huysmans a suivi étroitement, faut-il comprendre, celle des protagonistes de ses romans. Jean des Esseintes, son héros inusité, aristocrate en fin de ligne, dandy solitaire revenu de tout, hypocondriaque écrasé par un spleen sans issue, esthète "fini" et critique discret de la bourgeoisie triomphante de la fin du XIXème siècle, a vite marqué les esprits. La portée de Huysmans est bien réelle. L’"orgue à parfums" qu’il imaginait dans "À rebours", par exemple, a vite été adopté par les plus grands parfumeurs. Et pourtant: "Je pensais écrire pour dix personnes, ouvrer une sorte de livre hermétique, cadenassé aux sots". Formidable styliste, Huysmans avance à découvert avec son pessimisme profond sur la nature humaine, de l’ironie à revendre, un humour peint en noir. Mais les protagonistes de ses romans ne sont en réalité que des déguisements: Huysmans nous parle de lui-même, cela ne fait aucun doute. La magie noire et le satanisme, les séances de spiritisme, les consolations de l’art, l’écrivain aura tout essayé pour combattre son "dégoût de l’existence". L’époque, même sur le plan spirituel, était aux expérimentations. Converti au catholicisme en 1891, son orgue à parfums présentera désormais des dominantes d’encens et de cire entre les plains chants et le "De profundis". Devant les excentricités radicales d’"À rebours", Barbey d’Aurevilly: "Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix". Rappelant cette phrase dans une préface, quelques années avant sa mort, l'auteur se permet de l’actualiser: "C’est fait."
"Il faut avoir vécu dans la promiscuité des hospices et des camps pour alors apprécier la valeur d’une cuvette d’eau, pour savourer la solitude des endroits où l’on met culotte bas, à l’aise". Il y a un mystère Huysmans. Adoubé par Zola, admiré par Maupassant, il fait partie des premiers "naturalistes", et participe, avec "Sac au dos", au fameux recueil des Soirées de Médan, auquel Maupassant donnera "Boule de suif" qui, en 1880, sera considéré comme un véritable manifeste de l’école inspirée par l’auteur de "L’Assommoir". Mais, dès 1884, avec "À rebours", il prend ses distances avec le maître, rupture consommée avec "En rade", en 1886. Dès lors, son itinéraire littéraire se double d’un itinéraire spirituel, qui le mène au satanisme de "Là-bas" (1891), avant sa conversion en 1892 à la religion catholique, qui imprégnera "En route"(1895), puis "La Cathédrale" (1898) et "L’Oblat" (1903). Il correspond avec Léon Bloy. Son dernier livre important a pour titre "Les Foules de Lourdes", en 1906. On est loin, alors, du jeune romancier qui, en 1876, faisait son entrée en littérature avec "Marthe, histoire d’une fille", qui aurait pu être signé par les frères Goncourt. Au XXème siècle, son nom restera connu, mais sa célébrité dans le grand public tiendra essentiellement à "À rebours", lu hors du contexte de l’œuvre prise dans son ensemble. Ses autres romans seront peu réédités dans la deuxième moitié du XXème siècle. "Un inexplicable amalgame d'un parisien raffiné et d'un peintre de la Hollande", tel est, selon ses propres termes, le portrait de Joris-Karl Huysmans. Si l'on y ajoute une sensibilité maladive et exacerbée, une bile toujours prête à s'échauffer et à se déverser en flots de hargne et de rancune contre une époque honnie, des maux d'estomac avivés par l'infâme "tambouille" des gargotes de la capitale, fléau inévitable pour un petit fonctionnaire, on aura une approche de l'univers de médiocrité et de mesquinerie voulue où croupit une œuvre ancrée dans la réalité la plus quotidienne. Mais c'est en esthète, au style savoureux empreint d'un relent de faisandé d'échoppe d'apothicaire, en artiste amoureux de la couleur et de la lumière intimiste, qu'il dénonce les platitudes de l'existence petite-bourgeoise auxquelles on n'échappe que dans la retraite authentique du cloître où survivent les beautés non mercantiles de la liturgie et du plain-chant. Parisien d'adoption, c'est au cœur du quartier Latin que naît ce demi-hollandais fier de ses origines. Le remariage de sa mère ne sera guère étranger à la misogynie dont témoigne toute son œuvre et toute sa correspondance, jusqu'à la réconciliation en Marie, la mère des mères. Après un baccalauréat passé avec succès commence, faute de ressources, une vie hybride d'étudiant-fonctionnaire. Une ou deux années suffisent à épuiser les joyeusetés estudiantines ainsi que la générosité familiale; aussi Huysmans s'installe-t-il pour un bail, qui fut de vingt-cinq ans, dans l'administration. Belle fidélité à une carrière de gratte-papier dont de vertueux exemples familiaux lui traçaient la voie, interrompue seulement par un bref et peu héroïque séjour sous les drapeaux.
"Puisque, par le temps qui court, il n’existe plus de substance saine, puisque le vin qu’on boit et que la liberté qu’on proclame, sont frelatés et dérisoires, puisqu’il faut enfin une singulière dose de bonne volonté pour croire que les classes dirigeantes sont respectables et que les classes domestiquées sont dignes d’être soulagées ou plaintes, il ne me semble, conclut des Esseintes, ni plus ridicule ni plus fou, de demander à mon prochain une somme d’illusion à peine équivalente à celle qu’il dépense dans des buts imbéciles chaque jour, pour figurer que la ville de Pantin est une Nice artificielle, une Menton factice". Huysmans naît le cinq février 1848 au onze rue Suger dans le sixième arrondissement de Paris, d'un père néerlandais du nom de Godfried Huysmans, lithographe de profession, et d'une mère française, Malvina Badin, maîtresse d'école. Il passe toute son enfance dans cette maison. Il fit toute sa carrière au ministère de l'Intérieur, où il entra en 1866. En 1880, il collabore au journal "Le Gaulois", alors hostile à l'expulsion des jésuites décrétée par le gouvernement. Sous la pression de ses supérieurs hiérarchiques, il cesse sa collaboration. En tant que romancier et critique d’art, il prit une part active à la vie littéraire et artistique française dans le dernier quart du XIXème siècle et jusqu’à sa mort, en 1907. Défenseur du naturalisme à ses débuts, il rompit avec cette école pour explorer alors les possibilités nouvelles offertes par le symbolisme, et devint le principal représentant de l’esthétique fin de siècle. Dans la dernière partie de sa vie, il se convertit au catholicisme, renoua avec la tradition de la littérature mystique et fut un ami proche de l'abbé Mugnier. Atteint d’un cancer de la mâchoire, J.-K. Huysmans mourut célibataire à son domicile parisien du trente-et-un, rue Saint-Placide le douze mai 1907, et fut inhumé à Paris au cimetière du Montparnasse. La Société J.-K. Huysmans fut créée après sa mort à l’initiative de son ami le romancier Lucien Descaves. Par son œuvre de critique d’art, il contribua à promouvoir en France la peinture impressionniste ainsi que le mouvement symboliste, et permit au public de découvrir l’œuvre des artistes primitifs. Il fut aussi un conteur remarquable de Paris.
"S’aimer de loin et sans espoir, ne jamais s’appartenir, rêver chastement à de pâles appas, à d’impossibles baisers, à des caresses éteintes sur des fronts oubliés de mortes, ah ! C’est quelque chose comme un égarement délicieux et sans retour ! Tout le reste est ignoble ou vide. Mais aussi, faut-il que l’existence soit abominable pour que ce soit là le seul bonheur vraiment altier, vraiment pur que le ciel concède, ici-bas, aux âmes incrédules que l’éternelle abjection de la vie effare". Incorporé en 1870 dans les mobiles de la Seine, réformé, réintégré dans son ministère, il fait quelque temps après la guerre un voyage en Hollande, à la suite duquel il prend les prénoms de Joris-Karl. En 1874, il publie à ses frais "Le Drageoir aux épices", recueil de poèmes en prose, suivi d'un premier roman, "Marthe, histoire d'une fille". Ces débuts le font remarquer d'Émile Zola, en compagnie de Henry Céard, Guy de Maupassant, Paul Alexis et Léon Hennique, Huysmans, avec sa nouvelle "Sac au dos", collabore aux Soirées de Médan, recueil-manifeste de la toute jeune école naturaliste. En 1879, c'est à Zola qu'il dédie "Les Sœurs Vatard". Dès cette époque, cependant, son originalité s'affirme en marge du groupe. Son style d'abord, de visuel, de peintre, avec une précision et un coloris d'enluminure, le distingue véritablement des autres naturalistes. Le naturalisme, d'autre part, déborde d'une santé robuste, il manifeste une confiance presque mystique dans les forces élémentaires de la vie, tandis que Huysmans est un petit bourgeois hépatique et pessimiste, exhalant son écœurement devant le monde moderne qu'il considère composé en majorité "de sacripants et d'imbéciles". Dans "En ménage" (1881), "À vau-l'eau" (1882), c'est lui-même qu'il met en scène dans des personnages de petits célibataires lamentables aux prises avec des filles ou, comme M. Folantin, avec la mauvaise cuisine des restaurants à bon marché. Ces misères dérisoires prennent chez lui une importance démesurée, obsédante, car elles symbolisent l'absurdité d'existences ternes, inconnues, sans issue. Avec une sorte de parti pris et un impitoyable soin du détail, le romancier s'établit dans ce désespoir d'autant plus accablant qu'il ne tient pas à des circonstances exceptionnelles mais à l'essence même de la vie quotidienne. Tout en publiant ses livres, J.-K. Huysmans poursuit posément, exactement, sa carrière de fonctionnaire, suivant la filière administrative, voyageant peu, sans autres aventures que celles de son imagination, de sa passion pour l'art.
"Apprendre, deux, trois ans après, alors que la femme est inaccessible, honnête et mariée, hors de Paris, hors de France. Apprendre qu’elle vous aimait, alors que l’on n’aurait même pas, quand elle était là, osé le croire ! C’est le rêve, cela ! Il n’y a que ces amours réelles et intangibles, ces amours faites de mélancolies éloignées et de regrets quivalent ! Et puis il n’y a pas de chairs là-dedans, pas de levain d’ordures !". "À rebours" (1884) marque une rupture déjà plus nette avec l'esthétique naturaliste. Des Esseintes, le personnage de ce livre, est le type du "décadent" maniaque impuissant à renouveler sa sensation sinon par un détraquement systématique du système nerveux, par une recherche effrénée d'imaginations bizarres et d'excentricités morbides. C'est l'époque où le jeune Maurice Barrès s'écrie: "Réfugions-nous dans l'artificiel" et "À rebours" illustre le changement profond que va connaître la littérature avec le symbolisme. Des Esseintes reste pourtant de la même famille spirituelle que M. Folantin. Si leurs moyens d'évasion sont différents, c'est bien un même dégoût du siècle qui les anime. Huysmans arrive à une sorte de nihilisme qui justifie le dilemme où l'accule Barbey d'Aurevilly: "La bouche d'un pistolet ou les pieds de la Croix". Avant de se convertir, il passe par l'étape satanique avec "Là-bas" (1891), où s'exprime son intense curiosité des phénomènes surnaturels, suscitée par ses relations avec des occultistes, des magnétiseurs, et surtout avec le prêtre défroqué Joseph-Antoine Boullan. Huysmans vit alors pendant quelque temps entouré de pressentiments, de menaces mystérieuses. Il se croit victime des vengeances diaboliques des Rose-Croix, mais Boullan meurt en 1893 et le romancier se trouve désormais sous la seule influence de l'abbé Mugnier, qu'il a rencontré en 1891. C'est sur le conseil de celui-ci que, l'année suivante, il fait à la trappe d'Igny une retraite suivie, de 1894 à 1896, par plusieurs séjours à Solesmes et à Saint-Wandrille. À Igny, Huysmans se confesse et communie: conversion soudaine, racontée dans "En route", qui suscite une vive agitation dans les milieux littéraires parisiens. Centré sur le personnage de Durtal, le roman de sa conversion va se poursuivre par "La Cathédrale" (1898) et "L'Oblat" (1903). En 1898, il avait décidé de prendre sa retraite et d'aller mener la vie des oblats à côté de l'abbaye de Ligugé. C'est là qu'il écrit sa biographie de "Sainte Lydwine de Schiedam". Les moines ayant été expulsés par la loi sur les congrégations, Huysmans rentre à Paris, se retire chez les bénédictines de la rue Monsieur, fait paraître en 1906 "Les Foules de Lourdes", réplique au livre d'Émile Zola. La rupture avec le maître naturaliste était alors définitive.
"Le choix des pierres l’arrêta; le diamant est devenu singulièrement commun depuis que tous les commerçants en portent au petit doigt. Les émeraudes et les rubis de l’Orient sont moins avilis, lancent de rutilantes flammes, mais ils rappellent par trop ces yeux verts et rouges de certains omnibus qui arborent des fanaux de ces deux couleurs, le long des tempes. Quant aux topazes, brûlées ou crues, ce sont des pierres à bon marché, chères à la petite bourgeoisie qui veut serrer des écrins dans une armoire à glace". Il meurt à Paris le douze mai 1907, à l'âge de cinquante-neuf ans, après de terribles souffrances supportées avec une foi ardente. Car son christianisme est absolument sincère même si l'écrivain n'a rien renié de son esthétique passée. Converti, il garde le "style artiste"et renouvelle avec un réalisme imagé et savoureux la littérature catholique. Il a le droit de rester fidèle à l'art, puisque c'est l'art d'abord qui l'a attiré vers l'Église et attaché à elle. Le critique qui, en 1883, exaltait dans "L'Art moderne" des méconnus comme Paul Cézanne, Edgar Degas, Georges Seurat, Camille Pissarro et Odilon Redon, ne se lasse plus d'être émerveillé par le symbolisme de la cathédrale de Chartres, par les lumières colorées de ses vitraux, par les in-folios enluminés des vieux moines. J.-K. Huysmans est un merveilleux érudit, trop érudit pour être un véritable romancier: il s'occupe moins de construire une intrigue que de faire entrer dans son roman d'abondantes et passionnantes digressions sur l'art, l'histoire, la science, la bibliophilie, la religion. Peut-être est-il aussi trop réellement tourmenté par le problème de sa propre vie pour inventer des personnages. Il n'a pas eu de son vivant les triomphes de librairie d'un Zola ou d'un Maupassant, mais son succès est durable, entretenu par un cercle de fidèles fervents qui aiment en lui l'homme autant que l'écrivain. L'art comptait plus que tout.
"Décidément, aucune de ces pierreries ne contentait des Esseintes. Elles étaient d’ailleurs trop civilisées et trop connues. Il fit ruisseler entre ses doigts des minéraux plus surprenants et plus bizarres, finit par trier une série de pierres réelles et factices dont le mélange devait produire une harmonie fascinatrice et déconcertante". De par ses origines hollandaises, du côté de son père, graveur et miniaturiste, Joris-Karl Huysmans a toujours gardé une profonde attirance pour la peinture flamande (Rembrandt, Hals) puis germanique. Il a aussi ce trait incisif du graveur dans son écriture acérée et précise, et le goût du détail raffiné du miniaturiste. Il n'en demeure pas moins que Huysmans a été avant tout un homme de son temps, passionné par l'énergie de la modernité. Sa description du monde de l'art, elle aussi impitoyable, a gardé une forme d'actualité: "L'art étant devenu une des occupations recherchées des riches, les expositions se suivent avec un égal succès, quel que soit ce qu'on exhibe, pourvu que les négociants de la presse s'en mêlent, et que les étalages aient lieu alors dans une galerie connue". Ses chocs esthétiques, Huysmans va les trouver dans les peintres de la vie moderne: Caillebotte, Manet, Degas notamment, dont les œuvres sont profondément incarnées dans le réalisme, et dont la composition et le chromatisme sont puissants. À partir de 1876, Huysmans collabore, en tant que chroniqueur d’art, à différents journaux pour lesquels il rédige des comptes rendus des Salons de peinture. À cette occasion, il découvre les tableaux de plusieurs jeunes artistes indépendants qui exposent à l’écart des Salons officiels, où leurs œuvres sont systématiquement refusées par le jury. Il s’enthousiasme pour Édouard Manet. Dès lors, Huysmans prend la tête du combat visant à imposer l’impressionnisme au public, auquel il fait successivement découvrir les œuvres de Claude Monet, Edgar Degas, Gustave Caillebotte, Paul Cézanne, Camille Pissarro, Paul Gauguin, Georges Seurat, Jean-Louis Forain. Il fut par ailleurs un opposant farouche à l’art salonnier dont il fustige les principaux représentants: Alexandre Cabanel, Jean-Léon Gérôme ou Carolus-Duran. Il réunira par la suite ses nombreuses chroniques d’art dans deux recueils: "L’Art moderne" (1883) et "Certains" (1889). Claude Monet dira: "Jamais on n'a si bien, si hautement écrit sur les artistes modernes". Et Stéphane Mallarmé verra en Huysmans "le seul causeur d'art qui puisse faire lire de la première à la dernière page des Salons, plus neufs que ceux du jour". Après sa conversion au catholicisme vers 1895, Huysmans redécouvre ensuite l’art religieux, et en particulier la peinture des primitifs. Il signe alors de très beaux textes sur Matthias Grünewald, Roger van der Weyden, Quentin Metsys, ou enfin sur Robert Campin. Ce parisien lettré, raffiné et bohème sut décrire avec talent les paysages lépreux et les promiscuités troubles du ventre de Paris ouvrant une brèche féconde dans le pacte de lecture proposé par lui, de Marthe à des Esseintes.
Bibliographie et références:
- Henri Bachelin, "Un artiste complet: J.-K. Huysmans"
- Jean Borie, Huysmans: "Le Diable, le célibataire et Dieu"
- Alain Buisine, "Huysmans à fleur de peau, le goût des Primitifs"
- Gustave Boucher, "Une séance de spiritisme chez Huysmans"
- Joanny Bricaud, "J.-K. Huysmans et le satanisme"
- Gustave Coquiot, "Le Vrai J.-K. Huysmans"
- Léon Bloy, "Sur la tombe de Huysmans"
- André du Fresnois, "La conversion de Huysmans"
- Lucien Descaves, "Les dernières années de J.-K. Huysmans"
- Alain Vircondelet, "Huysmans, entre grâce et péché"
- Jérôme Solal, "Huysmans et l'homme de la fin"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Les fleurs sont reposantes à regarder. Elles n'ont ni émotions, ni conflits." L'ennui quand la chance nous quitte, que les jeux de la vie sociale se réduisent à leur plus simple expression, c'est alors qu'on a besoin d'amour. C'est la flamme qui tient lieu de tout. Les expédients que nous employons pour l'oublier ne font que raviver la blessure. Nous ne savons pas aimer, nous ne savons que nous enfoncer corps contre corps dans la nuit redoublée. On arrive plein de feu, on se quitte plein de fiel. Les cœurs éperdus, égarés par les rêves, rejoignent alors leur logis mais d’où nous vient le sentiment ambivalent de l'altérité ? Nous pourrions discerner en notre semblable quelqu’un de différent, parce que nous le sommes pour nous-même. La naissance de l’altérité pourrait résulter de la division du sujet, puisque nous sommes à chaque instant la proie d’un dédoublement interne. À peine né, nous avons commencé dans cette voie. Nos parents nous ont voulus à une certaine place et nous les avons contredit. Nous avons affirmé notre existence en disant non à ce qui nous détermine. Non est notre premier nom et le reste. Son patronyme nous fouette et fait de nous d’éternels voyageurs. Mais cette dualité interne suffit-elle à engendrer la reconnaissance de l’altérité ? Ce n’est pas certain, car assoiffé de la résolution de sa contradiction, le maintien de soi tente ce sujet divisé. Il lui faut de l’un, il aime le groupe qui l’unifie et il rejette l’étranger. Il adore chanter en chœur, et a horreur des fausses notes. Peut-on espérer que grâce à l’amour, la reconnaissance du prochain sera possible ? Le christianisme a promis une telle rédemption, mais comme cet amour qu’il divinise s’est clivé du sexe, il a obtenu le contraire. L’autre de l’amour ne diffère pas vraiment de nous, il est encore notre double et l’amour de narcisse se retourne si aisément en haine. Le visage du semblable suppose la transcendance divine.
"Aussi les sages de tous les temps ont-ils avec la plus extrême insistance, déconseillé de suivre cette voie dans la vie. Elle n’a cependant pas perdu l’attraction qu’elle exerce sur un grand nombre d’enfants des hommes". François Antommarchi qui professait l'anatomie à Florence et qui procéda à l'autopsie du corps de l'Empereur nota, à Sainte-Hélène à propos de sa forme virile, "sicut pueri," un sexe d'enfant. Certainement Hyppolyte Charles était mieux doté. Ce détail trivial, indécent, comme on en trouve dans les pièces de Shakespeare pour refroidir l'émotion, jette une lueur humaine sur la gloire. Comme si cette construction des conquêtes, ce désir compulsif, d'étendre son pouvoir et son être au plus profond de l'espace, de le marquer de son empreinte, n'avait été que le revers sanglant et lumineux d'une faiblesse. D'où venait son insatisfaction sinon son inaptitude au bonheur ? Il lui fallait des drames, des souffrances, un théâtre d'émotions, des trahisons. Il y a des êtres qui trouvent dans le dévouement une fois dans la vie, un élargissement de ses limites, car l'amour est sans fin. La reconnaissance d’autrui frappe celui qui la fait et l’éveil de la conscience reste le mouvement premier vers l'autre. Mais on ignore la nature de ce besoin, de même que l’on comprend mal ce qui pousse à l’affronter, sinon un choix éthique mystérieux. Pour Freud, l’amour du prochain n’est envisagé que comme une inversion, un refoulement de la haine pulsionnelle. La naissance du surmoi qui en procède amène le sujet à respecter son semblable, mais seulement dans la mesure où il ne saurait porter atteinte à un autre lui-même sans s’anéantir du même coup. Les premières phobies de situation sont celles de l’obscurité et de la solitude. La phobie naît de nuit, dans l’absence de reflet ou lorsque fait défaut l’écho d’une parole. Mais quand quelqu’un parle, il fait clair. La solitude et l’obscurité confrontent de façon angoissante au vertige du vide de l’autre.
"Un amour qui ne choisit pas nous semble perdre une partie de sa valeur propre du fait qu’il est injuste envers l’objet. Et qui plus est: les hommes ne sont pas tous dignes d’être aimés." Solitude nocturne, premiers émois en compagnie de Séléné, la déesse de la lune dont le plus grand amour fut le beau berger Endymion, qui refusant de vieillir avait demandé aux dieux de lui accorder une éternelle jeunesse. Zeus y consentit à condition qu'il soit plongé dans un sommeil éternel. C'est dans ces circonstances oppressantes que commencent les pratiques masturbatoires. L’onanisme décharge l’omniprésence de cet inceste latent. "La phobie de la solitude veut détourner la tentation d’une onanie solitaire" écrit Freud dans "Inhibition, symptôme, angoisse." La peur de l’obscurité a cette conséquence étrange de provoquer l’érection et la masturbation. Ainsi, tout se passe comme si l’impérieuse érogénéité du pénis ou du clitoris venait affirmer que le corps n’est pas le phallus. La masturbation est un mouvement de résistance et de protestation. Le corps dit non en jouant la partie contre le tout, en entamant, en quelque sorte, une lutte du pénis contre le phallus. Mais la jouissance qui en résulte ne soulage rien, car l’orgasme est aussitôt suivi de la menace d’une retombée dans le néant. De sorte que la masturbation doit reprendre presque aussitôt. Parfois effrénée, l’excitation solitaire devient ainsi une modalité de la survie. Pas d’altérité dans cette excitation dont la jouissance signifie une chute en miroir. Cette frénésie de l’onanisme reste souvent une habitude de l’adulte. Elle peut se prolonger devant le miroir, et il arrive aussi qu’elle trouve son équivalent dans l’amour les yeux fermés.
"La vie telle qu’elle nous est imposée est trop lourde pour nous, elle nous apporte trop de douleurs, de déceptions, de tâches insurmontables. Pour la supporter, nous ne pouvons nous passer de moyens palliatifs." Les réserves corporelles secrètes et la partie ténébreuse de l'âme infèrent la question de l'intime. Nous naissons, nous vivons et nous mourons au milieu du merveilleux. Ce qui force au secret, surtout lorsqu’il s’agit d’un secret touchant au corps, renvoie à une sorte de sacralisation de ce qui ne peut se dire, s’avouer, sacralisation dont l’enracinement peut se réclamer d’une culpabilité, d’une anormalité possible. Sacralisation d’une part de l’intime risquant de devenir religiosité, ritualisation privée ou cérémonie secrète n’appartenant qu’à soi. L’autre, son jugement, son regard prenant alors valeur de sanction redoutée. Sanction contre quelle jouissance ainsi cultivée ? Le secret du corps peut révéler paradoxalement une jouissance coupable qui, si elle devait être découverte ou révélée, ouvrirait au châtiment. La sublimation sexuelle, l’éclosion pulsionnelle est une fracture ressentie comme une violence, comme la source du travail de l’altérité au cœur de soi. Le corps, dans son désir naissant, est alors perçu comme l’œuvre de l’altérité en soi. Le corps semble trahir, ouvrir sur un langage dans lequel il est difficile voire dangereux de se reconnaître. Le secret apparaît alors comme un mode défensif qui permet le déplacement de la sexualité œuvrant le corps sur une sphère fantasmatique. Mais le secret génère aussi cet autre pendant qui est la honte, la peur d’être découvert. Le malaise généré par la dissimulation de la jouissance se justifie par la quête d’une pureté qui doit être maintenue. L’abject serait alors la matière même du secret, sa fondation.
"Autrui joue toujours dans la vie de l'individu le rôle d'un modèle, d'un objet, d'un associé ou d'un adversaire, et la psychologie individuelle se présente dès le début comme étant en même temps, par un certain côté, une psychologie sociale, dans le sens élargi, mais pleinement justifié, du mot." Mais la force narcissique faisant emprise sur la vie intime en visant le corps dans une précipitation onirique n'est en fait pas l'ardeur mais un essai malheureux de rapprochement de l'autre en soi. Elle ne vise plus le corpus mais la psyché. Le narcissisme ne reconnaît que lui-même dans cette course-poursuite avec son double, qui va se poursuivre jusqu’à l’heure où la différence des sexes va se découvrir. Le narcissisme ne résulte pas d’un mouvement premier du moi ne pensant qu’à lui-même, il procède du désir de l’autre. Et lorsque l'on rêve très tôt de se marier, d’harmoniser de l’homme avec de la femme, c’est pour nous une façon de faire du un. Ce mariage de rêve enfantin ne connaît pas la différence sexuelle, il connaît une différence des genres masculin et féminin sans signification érotique. Sa cérémonie se déroule toujours en blanc. Promesse qui sera trompée la nuit de noces elle-même. Le blanc vire au rouge, lorsque la différence des sexes se découvre et que le rêve de soi explose. Le sexe métamorphose l’amour, lévite le prochain à la hauteur d’un semblable indifférent, cela grâce à la potentialité de l’identification phallique elle-même. Il y a là une profonde raison, qui explique pourquoi Freud a considéré que la différence du masculin et du féminin n’état pas faite d’abord grâce à l’anatomie mais s’établissait en termes d’activité ou de passivité. En ce sens, l’acte qui correspond à la masculinité est l’érection. Car la possession du pénis ne suffit pas en effet pour l’avoir en érection, état sans lequel il sert à peu de chose, sauf l’honneur.
"Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons." Mais alors quelle est cette sente secrète autorisant après les premiers émois sensuels la délectation phallique ? C’est une satisfaction spécifiant la masculinité et l’érection. Il faut que la besogne soit transgressive, se heurtant ainsi à une barrière quelconque, fonctionnant comme un équivalent psychique de la loi. Le sentiment de faire ce qu’il ne faudrait pas aura alors l’inceste comme équivalent psychique. En ce sens, la punition sera ainsi le signe d’un péché excitant, et l’acte spécifique au masculin comporte cette violence, voire ce sadisme latent. Celui qui veut être maître de la jouissance phallique doit être violent. Pour obtenir l’érection, il faut la guerre. Dans le rapport du semblable au semblable, l’usage de la force décide de qui se trouve du côté féminin, et qui du côté masculin. La brutalité contre l’autre est le premier trait de masculinité, alors que le rapport sexuel est encore complètement méconnu. Cette activité brutale décide du choix du sexe et elle ne peut se faire sans la reconnaissance d’une altérité qu’elle fait naître. Elle instaure une dissemblance sur le fond d’une communauté d’appartenance. La masculinité s’impose par la lutte sur le fond de la féminité. La virilité n’est jamais gagnée d’avance, elle constitue une épreuve constante. Dompteur de fauves, symbole de la force physique, le héros Héraclès était infatigable.
"Ce qu’on appelle bonheur au sens strict résulte de la satisfaction plutôt soudaine de besoins accumulés et n’est possible, par nature, que comme phénomène épisodique." La déesse Artémis qui était puissamment bâtie ou qui découpait n'a pas toujours été l'illustration du complexe de castration, se manifestant chez la femme par l'inacceptation de son sexe et de sa fonction naturelle. Elle se laissa attendrir par Orion et Hippolyte qui sut lui aussi toucher son cœur. Mais cela ne résout pas pour autant notre problème. Dans la séduction et l'altérité, comment est fait le sexe féminin ? La nature du sexe féminin et son anatomie sont l’occasion d’une incertitude permanente. L’étrangeté de l’identité féminine se détache en effet. Les genres féminin et masculin se distinguent d’abord grâce aux oppositions activité/passivité, ou encore, érection ou pas d’érection. Quand bien même l’anatomie serait-elle vue de la manière la plus aveuglante, elle continue de receler un mystère. Le sexe féminin reste ainsi l’objet d’une fascination angoissée. Il annonce une altérité inquiétante dont il n’y a pourtant pas moyen de se passer, puisque c’est grâce à elle que la virilité s’affirme. L’incrédulité concernant le sexe féminin contamine l’ensemble de la vie psychique, non pas latéralement, mais à titre de fondement. Le doute se stratifie à partir de cette origine, jusqu’à son déploiement dans les fantasmes descènes de séduction. Le doute cartésien n’est que parent pauvre, c’est la pensée qui fuit infiniment ce qu’elle doit au sexe. Ce n’est pas simplement que l’homme aurait à découvrir la femme, et réciproquement. C’est en chacun d’entre eux, de la castration, de l’existence du féminin dont il s’agit. L’homosexualité n’invalidant pas cette reconnaissance de l’altérité. Cette découverte tardive du féminin expérimente l’hétérogénéité la plus redoutable, celle que chacun est d’abord pour lui-même.
"Toute prolongation d’une situation convoitée par le principe de plaisirs donne seulement un sentiment de tiède contentement. Nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons jouir intensément que du contraste, et très peu d’un état." La distinction du sexe féminin dans le couple séduction/désir exige que cette disparité si charmante soit étudiée dans sa plus grande globalité. Car c’est seulement avec ce contraste que se rompt la solitude. Cette altérité de l’être féminin que les garçons craignent d’être, et que les filles n’acceptent que jusqu’à un certain point, distingue un genre de l’autre très abstraitement, car concrètement, les garçons comme les filles rejettent le féminin. C’est une altérité qui ne sera reconnue qu’avec la sexualité en acte. La sexualité impubère méconnaît le rapport sexuel sous l’angle de sa jouissance, et cette ignorance ne résulte pas d’une pudibonderie parentale ou de la répression sociale. Comment une altérité si traumatisante arrive-t-elle à s’imposer dans le vert paradis de l'adolescence ? La portée exacte du traumatisme sexuel se découvre autout début de l'âge adulte et elle refonde le sujet de fond en comble. Et lorsque cela lui arrive, il découvre la différence, à commencer par celle des sexes. Avant ce moment violent, le semblable existait sans doute, mais il était seulement l’autre du narcissisme, celui avec lequel on pouvait s’amuser, rire de la sexualité un peu grotesque des adultes. Tout change dans le cadre de la rivalité pour l’amour. L’amour fait sortir le sexe de son anonymat, il oblige à un choix contre un tiers, mettant en jeu l’interdit, la jouissance qui était d’abord masturbation va prendre un autre sens. La présence du tiers est implicite dans l’amour, de même que la demande d’exclusivité, cet amour introduit alors sa dimension dans la sexualité.
"Partout où je suis allé, un poète était allé avant moi." Le sexe de chaque femme a son rythme propre, sa palpitation et son émoi. Si l'on applique l'oreille dessus comme on procède avec les grands coquillages pour écouter la mer, on entend une longue plainte distincte, un frisson unique venu des profondeurs de l'être. C’est à l’occasion des jeux de la rivalité pour l’exclusivité que le deux de la reconnaissance de l’autre va s’établir à partir du trois, et non plus comme c’était le cas dans le rapport narcissique au service du un. C’est à partir de l’exclusion de la troisième personne que le deux de l’altérité apparaît. La jouissance sexuelle prend brusquement son sens à partir de cet interdit qui ne se découvre jamais si bien qu’à l’heure de la rivalité malheureuse. La division du corps par sa propre jouissance fait naître une altérité à partir de ce qui, au départ, était seulement rencontre sexuelle de deux personnes, ou plutôt de deux fois une personne, chacune isolée dans les suites de ses rêves onanistes. Du côté féminin comme du côté masculin, le tiers se dégage à partir du deux. La troisième dégage l’altérité de la femme, alors que du côté masculin, le désir de sexualité éloigne l'idée de mort. L’altérité est ainsi doublement ce que découvre la rencontre de l’autre sexe. Chaque fois que nous regardons un être de notre espèce, il tombe sous le coup de notre propre division, il prend rang au regard de notre obsession sexuelle. C’est de lui dont nous nous abritons lorsque nous fermons notre chambre. Sans doute ne s’occupe-t-il pas de nous, ni nous de lui, mais nous ne l’oublions pas quand se clôt la porte derrière laquelle arrive, cette étrangeté. Dans l'éloignement du regard du tiers, règne alors la nuit propice.
Bibliographie et références:
- Élisabeth Badinter, "L’un et l’autre"
- Sigmund Freud, "Inhibition, symptôme, angoisse"
- Emmanuel Levinas, " Altérité et transcendance"
- Jean-Paul Jacquet, "Altérité et performance"
- Gilles Ferréol, "Dictionnaire de l'altérité"
- Jean Lombard, "Philosophie de l'altérité"
- Denise Jodelet, "Formes et figures de l'altérité"
- Éric Bailblé, "La notion d'altérité"
- Jean-François Staszak, "L'altérité et le sexe"
- Johann Jung, "Le double et l'altérité"
- Marc Weber, "De l'autre côté du miroir"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Si les choses ne vont pas aussi mal pour vous et pour moi qu’elles eussent pu aller, remercions-en pour une grande part ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes que personne ne visite plus. L'orgueil vient à notre aide, l'orgueil n'est pas une mauvaise chose quand il se contente de nous pousser à cacher nos propres blessures, et non à blesser autrui. Nos morts ne sont jamais vraiment morts, jusqu’à ce qu’on les oublie. Les étoiles sont le fruit doré d'un arbre hors d'atteinte". "Middlemarch" et "Le Moulin sur la Floss", deux œuvres magistrales de l'écrivaine anglaise George Eliot (1819-1880), née Mary Ann Evans, injustement oubliée, permettent de la découvrir. Elle est considérée comme un des plus grands écrivains victoriens. Ses romans, qui se situent dans une Angleterre provinciale, les Midlands ruraux, sont connus pour leur réalisme et leur profondeur psychologique. Elle prit un nom de plume à consonance masculine afin que son œuvre soit prise au sérieux. Même si les écrivaines de cette période publiaient librement sous leur vrai nom, l'usage d'un nom masculin lui permettait de s'assurer que ses œuvres ne soient pas perçues comme de simples romans d'amour. Elle souhaitait également être jugée séparément de son travail d'éditeur et de critique déjà reconnu. Enfin, elle désirait préserver sa vie privée des curiosités du public, notamment sa relation déshonorante avec George Henry Lewes, un homme marié avec qui elle vécut plus de vingt ans. Naguère lue, étudiée, commentée en France, elle y était un peu tombée dans l’oubli. Rien ne prédisposait Mary Ann Evans à la création littéraire, si ce n’est l’influence d’instituteurs, des voyages, des rencontres, des bibliothèques et surtout une soif d’apprendre, puis de créer. Avant d’aborder la fiction avec un recueil de nouvelles, elle apprend le grec, le latin, l’allemand, l’italien, s’intéresse à Spinoza dont elle traduira plus tard "L’Éthique", traduit "La Vie de Jésus" de Strauss et "L’Essence du christianisme" de Feuerbach. Deux ouvrages critiques qui firent scandale à l’époque. En exergue du "Moulin sur la Floss", une phrase de la Bible, reprise aux dernières lignes, "Dans la mort ils ne furent pas séparés". Son tragique s’étend sur la narration. Dans le moulin familial, la petite Maggie vit avec son frère Tom les plus belles heures de sa vie avant leur séparation, et le dur contact avec le réel: la ruine causée par l’imprévoyance de leur père, incapable de comprendre alors les mutations de l’Angleterre rurale. L’épreuve rend Tom insensible. Maggie vivra dans l’incertitude des sentiments, l’impossibilité d’accepter en elle le désir et même de lui donner un nom. Présente aux premières lignes, la Floss, "charmante petite rivière" capable de brusques colères, sera l’instrument du destin, réunissant dans la mort le frère et la sœur. La souffrance d’être réprouvée fait écho à des épisodes douloureux de la vie de George Eliot: l’incompréhension de son père quand elle refuse d’assister à un office religieux. Celle de son frère quand il découvre sa liaison avec un homme marié. Le dénouement renvoie bien sûr aux figures de Tristan et Yseult dont l’union dans la mort hante la poésie et la fiction européennes. Les plus grands ont reconnu ce qu’ils lui devaient, pour ne citer que Marcel Proust, écrivant en septembre 1910: "Deux pages du "Moulin sur la Floss" me font pleurer".
"Nos vies sont tellement liées entre elles qu'il est absolument impossible que les fautes des uns ne retombent pas sur les autres. Même la justice fait ses victimes, et nous ne pouvons concevoir aucune punition qui ne s'étende en ondulations de souffrances non méritées au delà de son but". Née le vingt-deux novembre 1819 dans le Warwickshire en Angleterre et décédée le vingt-deux décembre 1880 à Londres, George Eliot, de son vrai nom Mary Ann Evans, est une romancière, poète, journaliste, traductrice et critique de l’époque victorienne. Issue d’une famille aisée de fermiers, George Eliot est, dès ses cinq ans, éduquée dans divers collèges pour jeunes filles. En 1835, elle doit interrompre ses études et rentre à la maison pour s’occuper de sa mère Christiana Pearson, qui est tombée malade. Suite à sa disparition, elle lui succède dans la gestion du ménage familial, en prenant soin de ses frères et sœurs ainsi que de son père Robert Evans tout en poursuivant sa formation à la maison. À partir de 1840, elle fréquente à Coventry les salons intellectuels de milieux politiques libéraux et de libres penseurs, comme Charles Bray et l’écrivaine Cara Bray, son épouse. Quand son père décède en mai 1849, Mary Ann Evans a trente ans. Elle refuse alors d’aller vivre avec son frère et son épouse et part en voyage en Suisse avec les Bray. Une fois arrivée à Genève, qu’elle dépeignait quelque temps auparavant comme "le genre de ville romantique dans laquelle il serait merveilleux de passer un an, en lisant, en réfléchissant dans un attique", Mary Ann Evans prend la décision d’y séjourner seule. Elle loge quelques semaines dans une pension proche des bâtiments qui aujourd’hui abritent l’Organisation des Nations unies, puis se lie d’amitié avec le couple de peintres Julie et François d’Albert-Durade, qui l’invitent dans leur maison à la rue de la Pélisserie. En mars 1850, après un séjour de près de huit mois à Genève, Mary Ann Evans repart, mais pendant de longues années elle reste alors en correspondance avec ses amis. François d’Albert-Durade est le principal traducteur français de son œuvre. Dix ans après son voyage, elle reprendra ses souvenirs sur ce séjour genevois décisif dans sa nouvelle, s’inspirant du genre fantastique, "The Lifted Veil". De retour en Angleterre, Mary Ann Evans s’installe à Londres et s’insère dans le monde de la politique et du journalisme. Elle devient la rédactrice de la prestigieuse "Westminster Review" et se rapproche d’Herbert Spencer, théoricien du darwinisme social. Sa vie personnelle est marquée par des choix qui suscitent alors le scandale. En couple depuis 1854 avec l’écrivain George Henry Lewes, qui est séparé de sa femme, elle ne peut faire ménage commun qu’en abandonnant l’Angleterre pour voyager avec lui en Allemagne. À leur retour, marginalisés, ils ne peuvent pas s’installer à Londres et déménagent à Richmond. Des années passent avant que le couple ne soit réadmis dans la société londonienne. Mary Ann Evans est désormais une éditrice, critique littéraire et traductrice reconnue. C’est pour protéger sa vie privée et professionnelle que, lorsqu’elle fait paraître en 1856 ses premières nouvelles, elle choisit un nom de plume masculin, George Eliot, comme le fit ainsi George Sand.
"Le sentiment d’être un gentleman ne devrait faire qu’un avec le sentiment d’être un homme. Oh j’ai relativement une vie facile. J’ai essayé d’être institutrice et je ne suis pas faite pour cela, j’ai l’esprit trop indépendant. N’importe quelle tâche pénible vaut mieux, je trouve, que de faire une chose pour laquelle on est payé et qu’on ne fait pourtant jamais bien". Elle ne veut pas être associée à ses travaux critiques déjà parus et souhaite en outre se distancier du cliché de la littérature "féminine" jugée alors par la critique comme attachée à des sujets sentimentaux ou frivoles, qu’elle-même a d’ailleurs contribué à évaluer sévèrement dans ses articles. Suite au succès immédiat de son roman "Adam Bede" en 1859, George Eliot finit par révéler son identité. Cela n’a pas d’impact négatif sur sa carrière d’écrivaine, et durant les vingt ans suivants, elle alterne son abondante activité critique avec la création littéraire, en publiant sous son nom de plume de nombreux romans où elle traite de politique, de religion, et discute de questions sociales ou de genre. Dans son chef-d’œuvre littéraire "Middlemarch", elle introduit alors, par exemple, le thème politique de la modification du système électoral par le "Reform Act" de 1832. Dans ses romans, elle met en avant des protagonistes déterminées. Ses figures de femmes sont souvent remarquables: intelligentes, fortes et autonomes dans la réalisation de leurs vies parfois à contre-courant, elles luttent contre la violence domestique, ou se battent pour que leurs qualités soient enfin reconnues et leurs choix respectés ("The Mill on the Floss"). En 1878, George Henry Lewes décède. En 1880, Mary Ann Evans épouse John Walter Cross, un proche ami, plus jeune de vingt ans, son premier biographe, avant de mourir la même année, âgée alors de soixante-et-un ans. La propension des lecteurs à citer Eliot est imputable à la structure narrative de son œuvre, ponctuée d’épigraphes et de digressions qui se suffisent ainsi à elles-mêmes. Mais, concrètement, elle remonte à l’aventure éditoriale de l’un de ses admirateurs. L’année où parut "Middlemarch", sa maison d’édition fit aussi paraître un volume plus léger de Wise, "Witty and Tender Sayings in Prose and Verse Selected from the Works of George Eliot" (Sélection de maximes sages, spirituelles et tendres en prose et en vers tirées des œuvres de George Eliot), compilation rassemblée par Alexander Main. En 1878, à Noël, au moment des étrennes, l’éditeur des "Sayings" collationna une autre série de citations pour le George Eliot Birthday Book (le Carnet d’anniversaires de GeorgeEliot), un agenda orné d’une série de pensées ou de citations de George Eliot pour chaque jour de l’année.
"Dans la foule des hommes d’âge mûr qui, au cours de la vie quotidienne, remplissent leur vocation à peu près comme ils font le nœud de leur cravate, il n’en manque pas dont la jeunesse avait rêvé de plus nobles efforts, et, qui sait, de changer le monde peut-être". Avant George Eliot, il était rare que l’on taille des morceaux d’anthologie dans des romans. Les anthologies victoriennes sont dominées en effet par des genres littéraires jugés plus sérieux: poésie lyrique, essai et théâtre, en fait Shakespeare. Dans un tel contexte, tirer d’Eliot des morceaux choisis revient à dire que ce qui compte dans ses romans, ou ce qu’il y a de mieux dans ses romans, ce n’est en tout cas pas l’histoire. L’affirmation d’Alexander Main selon laquelle "Middlemarch" "est en fait un poème en prose bien plus qu’un roman au sens ordinaire du terme" nous en dit moins sur la forme du texte que sur le morceau d’anthologie en tant que forme littéraire. Ce que Shakespeare a fait pour le théâtre, George Eliot l’a fait pour le roman. Ceux qui connaissent vraiment bien ses œuvres considèrent qu’on ne peut plus réduire cette branche de la littérature à raconter des histoires ou que lire des romans ne saurait être alors dorénavant qu’un simple passe-temps. George Eliot a magnifié sa tâche et l’a rendue honorable. Elle a pour toujours sanctifié le roman en en faisant le véhicule de la plus grande et de la plus intransigeante vérité morale. La poésie d’Eliot est dans l’ensemble mieux représentée dans les "Sayings" que son œuvre romanesque. À tel point que même à l’intérieur de la section consacrée à la poésie, le poème dramatique d’Eliot, "The Spanish Gipsy" (1868), est représenté par les "chants" (songs) plus que par les passages narratifs du poème. Le recueil accorde une représentativité encore plus grande aux épigraphes tirées des romans, dont la moitié sont reproduites. Eliot elle-même encourage ce parti pris. Les deux seules citations qu’elle demande expressément à Main d’insérer dans le Birthday Book sont toutes deux des épigraphes en vers. Elle insiste explicitement pour qu’il oriente le recueil en faveur de la poésie, au détriment de la narration en prose: "Il faudrait parsemer le tout des meilleures citations que l’on peut tirer de mes poèmes et de mes maximes poétiques". Dans sa préface aux "Sayings", Main lui-même proclame que les œuvres d’Eliot "l’autorisent à occuper une place de choix parmi les rangs des poètes britanniques". Il propose de collationner une deuxième anthologie qui assurerait à Eliot cette place: un volume intitulé "The Spirit of British Poetry": "Selection of British Lyrics from Shakespeareto George Eliot" ("L’Esprit de la poésie britannique: une sélection de poèmes lyriques de Shakespeare à George Eliot"), volume qui, suggère-t-il, "pourrait être très convenablement assorti à la première édition des Sayings".
"L’histoire de ce rêve et de la manière dont le plus souvent il arrive à prendre corps, cette histoire est bien rarement menée à terme, et à peine même si elle existe jamais clairement dans l’esprit de ces hommes !" Le recueil de Main participe à ce fantasme d’un dépassement du genre littéraire, fantasme suivant lequel un compte rendu peut décréter, quelques mois plus tard, qu’il est "presque sacrilège d’évoquer des romans ordinaires dans un même souffle que ceux de George Eliot". L’expression "évoquer dans un même souffle" convient à merveille aux entreprises de juxtaposition qui détermineront la position générique d’Eliot et son rang dans la littérature pendant les dix dernières années de sa vie. Le nom d’Eliot réapparaît en tête d’une autre anthologie réunie par Alexander Main, un recueil de bons mots et de réflexions de Samuel Johnson au début duquel figure une épigraphe tirée du poème d’Eliot: "The Spanish Gipsy". Quoi qu’il en soit, les "Conversations of Johnson" ne sont pas le seul ouvrage auquel Eliot fournit une épigraphe. Une citation de son œuvre apparaît en tête d’un chapitre dans l’ouvrage de George Jacob Holyoake, "History of Co-opération in England" (1875-79). Eliot savait très bien que la réputation d’un auteur est influencée par le genre d’ouvrage dans lequel il est cité. Elle-même avait banni une épigraphe du poète américain Walt Whitman de Daniel Deronda "non pas parce que j’objecte au contenu de la maxime mais parce que, comme je cite si peu de poètes, choisir cette réflexion de Walt Whitman pourrait faire croire que je l’admire lui tout spécialement, ce qui est loin d’être le cas". Alors quechez Eliot les devises de chapitres ont pour fonction alors d’inscrire le roman dans une tradition littéraire, l’empressement avec lequel les lecteurs s’approprient son œuvre montre bien que les romans gagnent leur légitimité non seulement grâce aux textes qu’ils citent mais aussi grâce aux textes dans lesquels ils sont alors eux-mêmes cités. À partir des années 1870, la réputation d’Eliot est déterminée par les rapprochements littéraires dont elle fait l’objet. Son refus de citer Whitman la montre consciente du pouvoir de consécration d’une citation, mais il suggère également qu’elle craint de voir son œuvre assimilée à celle du poète américain, d’être, en quelque sorte, reconnue "coupable par association". Les extraits tirés de ses œuvres la rendaient lucide sur le fait que ces deux types d’implication étaient possibles. Sa participation personnelle à la mise enanthologie de son œuvre demeura profondément ambivalente. D’un côté elle presse son éditeur de publier les "Sayings" de Main et fait des propositions concrètes de citations à inclure dans le Birthday Book, de l’autre, elle décline toute responsabilité au sujet des anthologies, alors même, qu’elle autorise leur publication etparticipe à l’élaboration de leur contenu. Elle savait faire la différence entre sa propre œuvre et la critique.
"Peut-être leur ardeur pour un travail généreux et désintéressé s’est-elle peu à peu, imperceptiblement, refroidie, comme l’ardeur de toutes les autres passions de jeunesse, jusqu’au jour où la première nature revient, comme un fantôme, visiter son ancienne demeure et jeter sur tout ce qui l’a meublée depuis, comme une lueur spectrale. Il n’y a rien dans le monde de plus subtil que l’histoire de ce changement graduel dans le cœur des hommes". En 1856, George Eliot publie une étude sur la publication en cinq volumes de John Ruskin sur les peintres modernes. Elle publie son premier roman en 1859. Ses œuvres romanesques "Adam Bede", "Le Moulin sur la Floss" et "Silas Marner" sont des écrits politiques. Dans "Middlemarch", elle raconte l'histoire des habitants d'une petite ville anglaise, à la veille du projet de Loi de Réforme de 1832. Le roman est remarquable par sa profonde perspicacité psychologique et le caractère sophistiqué des portraits. Sa description de la société rurale séduit un large public. Elle partage avec William Wordsworth, le goût du détail de la vie simple et ordinaire de la vie à la campagne. Avec "Romola", roman historique publié en 1862, George Eliot situe son récit à la fin du XVème siècle à Florence. Il est basé sur la vie du prêtre italien Girolamo Savonarola. C’est une petite ville des Midlands, avec sa couronne de collines où se perchent les manoirs de la gentry. À un moment historique très précis: l’histoire, avertit la romancière, se déroule "quand George IV régnait encore sur sa retraite de Windsor, quand le duc de Wellington était Premier ministre et Monsieur Vincy maire de l’antique municipalité de Middlemarch". Et voilà qui suffit à montrer à quel point le roman de George Eliot mérite, ou ne mérite pas, le label de roman historique. Historique, il revendique de l’être, mais que la modeste magistrature de Monsieur Vincy puisse servir à dater l’ouvrage autant que le roi George IV et le duc de Wellington dit assez que le cœur du sujet sera la descente du politique vers le domestique. Les événements de l’histoire n’auront droit d’entrée dans le roman que pour la chiquenaude qu’ils donnent aux destins individuels, vite amortie du reste par le train-train monotone du quotidien.Tout commence donc alors en mars 1829 lorsque Robert Peel, ministre de l’Intérieur dans le gouvernement de Wellington, cesse de s’opposer à la loi qui accorde aux catholiques anglais les droits politiques dont ils étaient jusqu’alors privés et leur ouvre l’accès au Parlement. Les péripéties qui suivent ce retournement scandent le roman. En 1830, cette question catholique est à l’origine de la chute de Wellington. La mort de George IV, la dissolution du Parlement, l’imminence des élections législatives, avec la perspective de voir se modifier l’équilibre des partis, puis le rejet du projet de réforme par la Chambre des Lords continuent jusqu’à la fin du roman non seulement à faire le fond de la rumeur de Middlemarch, mais à infléchir le parcours des principaux personnages.
"C’était une excellente pâte d’homme que sir James, et il avait le rare mérite de n’être nullement infatué de sa valeur ni de croire que son influence put jamais mettre le feu au plus petit coin de la province. Aussi était-il heureux à la pensée d’avoir une femme qu’il pourrait consulter à propos de tout, une femme capable en toute circonstance de tirer son mari d’embarras avec de bonnes raisons". À la différence de nombreux titres de George Eliot, "The Millon the Floss" ne met pas l’accent sur une personne mais sur un lieu, comme ce sera le cas pour "Middlemarch". Le lieu géométrique du roman n’est pas la ville de Saint-Ogg, mais un espace plus restreint, à la périphérie de la ville, le moulin, auquel s’identifie alors la famille Tulliver depuis des générations. Le moulin est un lieu loin duquel M. Tulliver ne peut envisager de vivre. Après sa faillite, il est prêt à se soumettre à l’autorité de Wakem, qu’il déteste, pour pouvoir continuer à y vivre et à y travailler. En mourant, il demande solennellement à Tom de faire tout ce qui est en son pouvoir pour le racheter un jour. Quant à la Floss, elle constitue pour les Tulliver un cadre familier. Lorsque les enfants sont encore jeunes, elle n’est pas loin de constituer pour eux la limite du monde connu, et Maggie explique ainsi à Philip la place essentielle de la rivière, qui est étroitement associée pour elle à ses premiers souvenirs. Le titre choisi, riche en consonnes liquides évoquant la fluidité, convient admirablement à ce roman qui accorde une place si importante à l’eau, à l’écoulement et au flux, sans parler de rares épisodes violents où l’eau débordante crée des catastrophes. On chercherait en vain des noms de rivières anglaises présentant une analogie proche ou lointaine avec la Floss. Il semble bien que la romancière ait ici transposé le substantif allemand Fluß, qui désigne la rivière, mais aussi le flux, l’écoulement, l’emblème de la fuite du temps dans la tradition philosophique d’Héraclite, et symboliquement tout ce qui conduit vers l’anéantissement et la mort. Le titre retenu pour le roman semble se détourner des personnages, mais il offre en fait un commentaire oblique sur leur destinée, et notamment sur celle de l’héroïne. Ce titre qui s’apparente à un oxymore reflète en effet les contradictions de Maggie et les deux forces contraires qui la déchirent. Dans sa vie personnelle, elle se sent emportée par le courant du désir, que symbolisent l’eau et le fleuve mais en même temps elle reste très attachée au passé et à ses racines, que symbolise le moulin. Le recours à une épigraphe est une pratique relativement nouvelle pour George Eliot, dans cette œuvre qui appartient à la première moitié de sa production romanesque. Plus tard, à partir de "Felix Holt" (1866), elle prendra l’habitude de placer une épigraphe en exergue à chaque chapitre, comme on le voit dans "Middlemarch" (1871-72) et "Daniel Deronda" (1876), prolongeant ainsi la tradition instituée par Ann Radcliffe et surtout Walter Scott, romancier pour lequel elle a une réelle et profonde admiration.
"Quant à la piété exagérée qu’on reprochait à Miss Brooke, il ne savait que imparfaitement en quoi elle consistait, et il pensait qu’elle disparaîtrait avec le mariage. En un mot, il trouvait Dorothée tout à fait charmante, il sentait son amour bien placé et était tout disposé à se laisser dominer, puisqu’après tout un homme, quand il lui plaît, peut toujours s’affranchir de cette domination-là". Pour sa troisième œuvre de fiction, elle n’en est pas encore là et la présence d’une épigraphe unique est beaucoup plus discrète, mais cette unicité lui confère peut-être alors une importance inversement proportionnelle à la place qu’elle occupe. "In their death they were not divided" apparaît sans aucune référence, sans la moindre indication de source. Si un certain nombre de Victoriens, fervents lecteurs de la Bible, étaient en mesure d’identifier cette citation biblique comme un emprunt au Deuxième Livre de Samuel. Dans "Adam Bede" (1859) qui précède "The Mill on the Floss" et dans "Silas Marner" (1861) qui le suit, George Eliot propose également une épigraphe unique, mais elle prend soin d’en indiquer l’auteur, Wordsworth dans les deux cas, même si elle ne va pas jusqu’à préciser qu’il s’agit d’un extrait de "The Excursion" dans le premier, et de "Michael" dans le second. George Eliot entreprend une représentation du réel, tout en se reconnaissant comme créatrice de fiction. L’introduction est écrite au présent, comme pour abolir toute distance temporelle et affective, mais la description qui est proposée s’inscrit dans le cadre d’une rêverie. Par cette rêverie, le narrateur n’a pas accès à la réalité même, mais aux souvenirs qui s’y attachent. Dans ce récit pré-proustien, qui suscitait d’ailleurs l’émotion et l’admiration de Proust, tout commence par un afflux de souvenirs involontaires, qui s’organisent selon leur logique propre. L’introduction révèle qu’il existe bien deux façons de retrouver le passé. Soit directement par le jeu associatif de la mémoire involontaire et le pouvoir de l’imagination, soit indirectement grâce à un effort de la mémoire volontaire. Loin de s’opposer, ces deux voies d’accès se complètent. Toutefois, rien n’est possible sans l’impulsion première donnée par l’imagination. Tout commence donc par ce que Bachelard appelle une rêverie de l’eau. Avant de se focaliser sur le moulin, le regard du narrateur suit le mouvement de la rivière, qui se hâte de rejoindre la mer toute proche. Mais celle-ci, avec la marée montante, se précipite à sa rencontre, pour la saisir dans une vigoureuse étreinte, ce qui suggère ainsi une sorte d’érotisation de l’eau et du paysage.
"Je n'ai jamais aucune pitié pour les gens présomptueux, parce que je pense qu'ils portent avec eux leur propre satisfaction. L’esprit d’un homme, quel qu’il soit, a toujours cet avantage sur celui d’une femme qu’il est du genre masculin, comme le plus petit bouleau est d’une espèce supérieure au palmier le plus élevé, et son ignorance même est de plus haute qualité". Les activités portuaires de Saint-Ogg, brièvement décrites dans l’introduction, sont de nouveau présentes ici, dans la conclusion, sous la forme inattendue d’énormes fragments de machines de bois arrachées aux quais, qui constituent une terrible menace pour la fragile embarcation de Tom et de Maggie, au milieu du courant puissant de la Floss. Malgré les efforts de Tom pour sortir du courant et échapper à cette menace, cette masse redoutable va prendre pour eux le visage de la mort. Ainsi Tom et Maggie connaissent un destin tragique, car ils meurent dans la fleur de l’âge, écrasés par ces épaves énormes qui représentent alors probablement tout ce qu’il y a de brutal et d’inhumain dans le monde industriel et commercial de Saint-Ogg. Et à l’étreinte qui unissait la Floss et la marée dans l’introduction correspond cette fois l’étreinte qui unit le frère et la sœur dans la mort. Malgré cette image sentimentale surprenante, dans la mesure où elle ne correspond à aucun épisode qui nous ait été raconté de l’enfance des deux personnages, mais oblitère toutes les scènes de conflit passées, malgré cette étreinte finale qui les rapproche enfin, l’inspiration de cette première conclusion porte la marque du tragique. Mais la conclusion qui suit, et qui constitue cette fois la clôture du récit, après celle de la diégèse, est beaucoup moins sombre, et même porteuse d’espoir. Située cinq ans après la catastrophe finale et baignée d’une lumière automnale, qui déjà, dans Adam Bede, est associée à la sérénité après les tribulations, elle met l’accent sur la reprise de la vie et sur l’idée de réparation après la destruction. Le moulin, mis à mal par l’inondation, a été reconstruit, et le cimetière aux pierres tombales renversées a retrouvé son ordre et sa tranquillité. Le signe le plus visible des dommages créés par l’inondation est la présence d’une nouvelle tombe, où sont réunis le frère et la sœur, que la mort n’a pas séparés. Si plusieurs critiques ont vu un déséquilibre entre les deux premiers volumes de "The Mill on the Floss" consacrés ainsi à l’enfance et à l’adolescence des personnages principaux, marqués par la lenteur du rythme narratif, il semble que ce déséquilibre de la diégèse soit compensé, au moins partiellement, par ce bel équilibre formel entre le début et la fin du roman. L'œuvre de George Eliot est remarquée par Virginia Woolf. En France, Albert Thibaudet, Marcel Proust, André Gide, Charles Du Bos reconnaissent son talent. De nombreuses adaptations au cinéma et à la télévision font connaître l’œuvre de la romancière britannique auprès d'un large public. En 2018, l'historienne française Mona Ozouf lui rend un hommage appuyé en faisant le parallèle avec George Sand. ("L'autre George à la rencontre de George Eliot").
Bibliographie et références:
- David W. Griffith, "A fair Exchange"
- Theodore Marston, "Silas Marner"
- Ernest C. Warde, "The Mill on the Floss"
- Frank P. Donovan, "Middle March"
- Martin Bidney, "George Eliot"
- Virginia Woolf, "George Eliot"
- Jean-Louis Tissier, "Une voix de George"
- Harold Bloom, "George Eliot"
- Mona Ozouf, "L'autre George, à la rencontre de George Eliot"
- Nicole Blachier, "Les romans de George Eliot"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Prévenir toujours les désirs n'est pas l'art de les contenter, mais de les éteindre. Ce n'est pas l'esprit qui est dans le corps, c'est l'esprit qui contient le corps, et qui l'enveloppe tout entier." Quel plaisir d'avoir raison avec Rousseau. Le corps est le premier et le plus naturel des instruments de l’homme. Mais le corps cristallise également l'idée de"personne", l’idée du "moi." Toutefois, le culte du moi ou le respect du moi et celui des autres sont des concepts très récents. La "persona" latine désigne le masque tant tragique que rituel ou ancestral. Cependant, les sociétés latines ont fait de la personne bien plus qu’un fait d’organisation, bien plus qu’un droit à un personnage et un masque rituel, elles l’ont érigée en fait fondamental du droit. C’est d’abord à partir de la personne que l’on va déterminer ce qui est permis ou non et la "persona" va devenir une individualité qu’il faut respecter. Seul l’esclave n’a pas droit à la "persona" parce qu’il n’a pas de corps, pas d’ancêtres, de nom, de biens propres. Le corps, avant d’être le premier et le plus naturel des instruments de l’homme, est avant tout le premier bien dont il dispose. Pole-dance, lap-dance, strip-tease, à New York, ils sont à la mode depuis les années soixante-dix. Dans les films de Scorsese, Cimino, Coppola de cette époque, on voyait souvent sur le fond d’un décor où gangsters et mafiosos se donnaient rendez-vous, des femmes en train de se déshabiller ou de danser nues, voluptueuses, accrochées à un poteau. Les productions hollywoodiennes ("Striptease", 1995, "Showgirls", 1996) aussi bien que le cinéma d’essai ("Exotica", 1994, "Irina Palm", 2007) se sont consacrés à la production de film ayant le strip-tease et l’ambiance des clubs pour comme thématique principale. En Italie, à partir des années quatre-vingts, les pornostars ont pris la place des divas du cinéma en tant que figures idéales à imiter ou à désirer, dans l’imaginaire des hommes comme des femmes. Aujourd’hui, en France comme en Angleterre, les performances corporelles en question sortent des boîtes spécialisées et souvent sordides, pour rentrer dans les écoles de danse les plus chic, où à côté de la danse classique et des claquettes, on peut suivre des cours de strip-tease et de pole-dance. Pole-dance, strip-tease. Il s’agit de vraies performances corporelles. Les filles pratiquant ces activités ont des corps parfaits, construits en s’imposant des régimes rigoureux, des exercices physiques, des massages, de la chirurgie esthétique, du botox, sans aucune limite pour un corps qui doit se dépasser pour rejoindre son idéal. Idéal qui n’est pas seulement un corps sans défauts, comme pourrait l’être celui des mannequins, mais qui doit déclencher le désir sexuel, provoquer, exciter la communauté masculine tout entière. Sans se donner. Tout se passe au niveau du spéculaire, dans le mécanisme habituel du renversement de la pulsion décrit par Freud: voir et être vue et vice-versa.Tout s’arrête là, mais les enjeux de ces performances ne se réduisent pas au plaisir pulsionnel du voyeurisme. Le maintien de l’idéal symbolisé, du désir idéal, du sexe idéal avec une femme sexuellement idéale, est également en jeu.
Le corps est à la fête et c'est la fête des corps. La femme devient cygne dans cet étrange ballet où le fantasme devient irréel. On a l’habitude de penser l’amour du côté de l’idéal et le désir sexuel en opposition à celui-ci. Mais l’idéal, sous le versant de l’idéal du moi comme du moi idéal, n’est pas dépouillé de libido. Freud et Lacan l’ont montré à de nombreuses reprises. Cela invalide un schéma assez simple qui suppose l’objet du désir sexuel nécessairement séparé de l’objet idéalisé. Cette séparation n’est pas toujours confirmée dans l’expérience. Un homme peut évidemment être partagé entre une femme occupant la position de la mère et une autre celle de la putain, l’idéal n’est pas toujours du côté de l’objet désexualisé. Ainsi Freud dans "Des types libidinaux" (1931) distingue alors le type "narcissique" et le type "érotique. Le type"narcissique" aime, à la différence du type "érotique", qui a besoin d’être aimé. L’homme qui a besoin d’être aimé devient dépendant d’une femme qui dépend de lui, c’est-à-dire d’une femme-mère et non d’une femme-idéale, indépendante,"phallique", qui déclenche le désir sexuel, incapable d’aimer et encline, plutôt qu’à aimer, à se faire aimer elle-même.La femme-mère, en revanche, se présente souvent comme effacée, démunie, demandeuse de son homme-enfant pour exister. L’homme-enfant prend la place du phallus qu’elle n’a pas, et l’homme se sent gratifié de l’investiture de ce pouvoir. Le rôle de la femme-mère, pour l’homme qui a besoin d’être aimé, est limité à celui de la femme qui aime. La femme-mère n’est pas souvent un objet du désir, et non plus un idéal. La dichotomie idéal contre objet sexuel est bouleversée. La même femme peut venir occuper pour un homme, paradoxalement, les deux positions. Dans le poème de Rimbaud, "Venus anadyomène", la femme est décrite comme un "idéal céleste" et comme un "objet déchu." "Belle hideusement d’un ulcère à l’anus", dit le dernier vers du poème, avec le recours à une antinomie. Belle/hideusement. Mais comment une femme, peut-elle, en même temps, être valorisée comme un idéal et rabaissée comme simple objet sexuel ?
Comment la métamorphose se produit alors chez la femme devenue objet de toutes les convoitises ? Un homme, après son mariage, peut commencer à ne plus désirer sa femme. Sa femme, dont il était amoureux, était une femme attirante mais, au cours de la vie en commun, elle se laisse aller. Elle ne soigne plus son aspect et elle ne cherche plus à séduire, ni son mari, ni personne d’autre. Il ne peut pas désirer une femme qui n’excite pas les autres hommes. Sa femme est encore disposée aux activités sexuelles, mais, elle n’y met aucun charme. Il veut une femme désirable. Son rêve, c’est que sa femme soit comme les femmes qu'il voit dans les films pornographiques. Il sait que c’est impossible. C’est la femme idéale ! Pour cet homme, le fantasme de la putain se confond avec l’idéal, impossible. Idéal d’une femme sexy et désinhibée qui excite toute la gent masculine, et qui pourtant ne peut s’incarner dans aucune femme accessible. Idéal dans son sens platonicien. La femme doit être dans une relation de ressemblance avec l’Idée. Une femme, pour déclencher le désir dans l’homme, doit-elle ressembler à son idéal sexuel ? De même, les hommes qui assistent aux performances de strip-tease, pole-dance et lap-dance, sont pilotés par le fantasme de la putain. Mais il s’agit alors d’une putain à la fois intouchable, inaccessible, impossible, une "putain idéale" en somme. Car le passage à l’acte, à l’acte sexuel, est impossible. Les hommes ne peuvent pas toucher les filles pendant leurs danses et ne peuvent non plus les rencontrer dehors. C’est l’idéal, idéal d’un sexe fantasmatiquement parfait avec une femme incarnant le modèle sexuel pour l’homme, à soutenir certaines formes de désir masculin. Mais à quoi bon s’exciter devant une femme magnifique, sexuellement idéale, dont on ne peut pas jouir ? Le dilemme semble sans fin tant la femme sublimée semble parfaite.
Le désir masculin est-il éveillé subitement à la vue du corps parfait de la femme dont le but est d'encourager ses sens et de susciter une pulsion ? La vision de la femme nue pour tout le monde en même temps que pour lui seul déclenche l’excitation de l’homme, excitation qui cependant ne se termine pas avec un orgasme. Le regard suffit. Une jouissance pulsionnelle-scopique vient remplacer la jouissance orgastique, et c’est uniquement dans le regard que se concentre alors la jouissance de l’homme. Tout s’arrête à la vision. Avec l’avantage que le narcissisme de l’homme n’est pas mis en danger. Aucun risque pour lui d’une mauvaise performance sexuelle. Le phallus "tient", grâce à l’excitation que la représentation de la femme sexuellement idéale lui procure. Mais la réassurance narcissique pour l’homme ne s’arrête pas là. Les danseuses disent qu’elles doivent constamment "soutenir" leurs clients, en donnant l’impression d’être complètement à leur disposition. Elles doivent "masser l’ego des hommes." Chaque stripper ne danse et ne se déshabille que pour l’homme qui la regarde pendant une lap-dance, une table-dance, une couch-dance, une friction-dance, comme si elle avait vraiment choisi l’homme qui la regarde, pour son charme et ses attraits. Narcissisme, pulsion scopique et idéal. La pulsion scopique détient un lien privilégié avec l’idéal. Pensons aux métaphores visuelles utilisées par Platon dans "La République" pour expliquer son concept d’Idée, "eidos", qui en grec veut dire aussi "forme." Pour Platon, la forme, l’idée, autrement dit la chose idéale, est l’essence de la chose même, toujours bien distincte de son existence, ou même en opposition à elle. La danseuse érotique est, pour utiliser un terme platonicien, un paradigme de l’idéal sexuel. Et faire d’une femme un idéal sexuel, c’est la priver de son existence. La femme s’égale à son corps, un corps idéal qui peut cependant être remplacé par un autre. C’est le destin de tout idéal, impossible à résister aux aléas du désir.
Pourtant, Ies deux concepts d'absolu et de sensualité sont très différents. Dans la vie, l'homme aime avant tout le réel. L’idéal se construit, sous la forme du trait unaire, à partir du phallus, phallus qui est aussi avant tout le point zéro de la chaîne signifiante. L’objet a, en revanche, se constitue à partir d’une perte, il tombe de la chaîne signifiante et laisse une béance au niveau du symbolique. Béance, intervalle entre un signifiant et l’autre, coupure. C’est l’espace du désir, l’espace du désir comme manque. Une femme désirée en tant qu’idéal sexuel, ne sera pas désirée en tant qu’objet, c’est-à-dire en tant que manque. Elle est, en revanche, désirée comme "phallus". Celui qui la désire ne pourra pas en jouir, ce serait pour lui risquer l’anéantissement. Ce qui rend possible la jouissance sexuelle est le manque dans l’autre, non la plénitude phallique. L’objet a fixe le manque, manque qui permet le désir et la jouissance, mais qui se désigne, de même que toute perte, comme une blessure narcissique pour le sujet. À la différence de l’idéal qui, au contraire, soutient le narcissisme du sujet. La femme, pendant les performances de pole-dance, lapdance et strip-tease, est réduite à son corps, un corps fétichisé. Pensons au strip-tease, c’est-à-dire à l’art de dévoiler le corps par étapes, par morceaux. La femme est coupée en parties, réduite aux fragments du corps qu’elle exhibe: ventre, jambes, pieds, seins, fesses, pubis. La femme devient une série de fétiches. Bascule de l’idéal à l’ambiguïté, à ce qui est à la fois sacré et déchet. Fétiche comme seul objet momentané capable de déclencher le désir. Les femmes pratiquant les danses érotiques représentent la série des objets fétiches convoqués dans le désir de l’homme. Le corps-fétiche devient alors à la fois un idéal et un déchet pour l'homme.
L'émotion pulsionnelle provoque alors dans l'imaginaire masculin une série d'instincts primaires refoulés. Il y a des hommes qui ont besoin de savoir que n’importe qui, ou même n’importe quoi, peut facilement remettre leur désir en marche. Le désir autonome est un désir qui a besoin de "réassurance", et la tâche des danseuses érotiques est notamment de rassurer un certain type de désir masculin. L’absence de désir sexuel entraîne la détumescence, et l’idéal d’un phallus disparaît avec la disparition de l’érection. L’érection compte plus qu’un orgasme, qui comporte nécessairement la détumescence, preuve que la jouissance a pu effectivement se produire. En ce sens la jouissance s’oppose à l’idéal, idéal d’un pénis éternellement en érection, fantasme qui persiste dans l’excitation déclenchée par un corps anonyme de femme. Dans le strip-tease, la femme est un corps, un corps dans sa consistance imaginaire, c’est-à-dire une image, aussi bien qu’un corps capable de faire jouir, par le truchement du regard. Mais la femme est irréductible à un objet de jouissance, à une image, à un corps, ou à une partie de celui-ci. Une femme peut refuser la réduction. Elle combat contre l’identification au fétiche. Ou à l’idéal. De quelle manière peut-elle mener ce combat ? La position de femme-fétiche-idéal, la femme peut croire la combattre en l’assumant. La femme exhibitionniste, paradoxalement, pour sortir de la position d’objet sexuel, "prend" un homme ou plusieurs pour se faire admirer, désirer, payer par lui ou eux en exposant son corps. Mais la confusion des rôles subsiste. Qui est alors l’objet vis-à-vis de l’autre ? L’objet du regard, la femme ou celui qui est sous le charme de son objet, l’homme ou les hommes ?
La solution peut d'emblée sembler évidente mais à regarder de plus près, d'un point de vue analytique, la réponse surprend. Apparemment, le renversement de rôles, des buts rend la pulsion plus supportable. Tenir la position d’objet sexuel donne l’impression de dominer l’autre, son désir. C’est un leurre. Derrière ses calculs, le sujet est sous l’emprise du mécanisme pulsionnel, la pulsion implique alors forcément une dépersonnalisation. Il s’agit d’une tentative de maîtrise sur l’homme destinée à l’échec. La femme n’échappera pas à l’opération qui la réduit à son corps. Le sujet jouit pulsionnellement en essayant en même temps de se débarrasser de ce qui s’est mis en boucle, qui ne le lâche pas, qui l’angoisse. Au lieu d’interrompre la boucle pulsionnelle dans laquelle il est pris, il la fait tourner à l’infini par le renversement de positions. Ni le sujet dans la position active ni celui dans la position passive ne dominent. C’est la pulsion qui mène le jeu. L’exhibitionnisme est une forme de toute-puissance. La femme exhibitionniste a l’impression qu’en se faisant objet du regard, elle maintiendra le pouvoir sur celui qui la regarde en tant qu’objet merveilleux. D’autant plus, que, grâce au regard de l’autre, elle croit l’être, cet objet merveilleux. Elle se regarde dans le regard de l’autre, elle regarde son corps à travers l’autre qui le regarde. Pourles femmes du strip-tease, auto-érotisme et narcissisme constituent ensemble ce stade préliminaire de la pulsion du regard. Auto-érotisme et narcissisme sont conviés dans la jouissance éprouvée dans l’action de se faire regarder par les hommes.
C'est tout le paradoxe de l'affaire. Les protagonistes se regardent et s'observent dans ce miroir sans tain et sans fin. Une femme peut se sentir attirée par son propre corps qu’elle regarde à travers les yeux des hommes en train de la regarder. C’est un corps qui doit exciter. Un corps qui doit plaire. L’exhibitionnisme est une interrogation sur le regard, regard de l’"autre", aussi bien que de l’"Autre", évidemment. Autre comme la surface du miroir, qui doit projeter une image idéale, jubilatoire, du sujet. C’est le moi idéal, destiné, encore une fois, à combler les défaillances maternelles. Mais l’idéal efface le sujet qui s’annule alors derrière la surface de l’image parfaite de son corps. Nous l’avons montré avec la conception de l’idéal selon Platon. S’il y a l’idéal, il n’y a pas la chose. Réduction du sujet à son image, n’oublions pas que personne ne peut ni approcher ni toucher les danseuses, le sujet disparaît derrière l’objet du regard, idéal auquel il est identifié. La femme exhibitionniste, avec ses spectacles, passe de l’image idéale reflétée dans le regard des hommes, à l’image de son corps"fractionné." On est de nouveau dans l’autoérotisme. Chaque fragment, indépendant des autres, est censé procurer une jouissance. Jouissance pour celui qui regarde, mais aussi bien pour celui qui s’exhibe. On voit clairement le rapport entre auto-érotisme et pulsion scopique. Et fétichisme. Lors de l’exhibition de strip-tease, la libido se fixe sur certaines zones ducorps de la femme qui se déshabille. Elle jouit de chaque morceau de son corps tel un fétiche. La jouissance de l’autoérotisme comme la jouissance du fétiche est silencieuse. La parole n’est pas nécessaire, elle reste hors-jeu. Pas tout à fait. Le fétiche devient un signifiant. Fétichisme, exhibitionnisme et culte de l’idéal se rencontrent dans la femme qui montre son corps dans les spectacles érotiques. Dans le fétichisme, le corps est utilisé pour combler un manque insupportable, dans l’exhibitionnisme, ce manque est dénié, pour le dévoiler dans l’autre. Les Romains appellent "fascinus", ce que les Grecs appellent "phallos". Pour les Romains, le mot "phallus" n’existe pas. Fasciner veut dire contraindre celui qui voit à ne plus détacher le regard. Ravissement, sortilège, effroi, c’est l’homme qui subit le fascinus de la femme. Exhibitionnisme comme expression de la toute-puissance de la femme, comme une forme d’identification au phallus. Un excès dans la forme, puisqu’il ne peut pas être vécu. Isolement, distance, altérité de la femme. Négation de l’autre et de son désir, autre qui existe seulement comme spectateur d’une brillance vide. Excitation et Désir sont mis en scène pour dénier la castration.
Il faut bien avouer que rien n'est plus délicieux que de voir danser une femme nue à la plastique parfaite. L'effet escompté est similaire, en ce qui concerne la vision d'un homme dénudé car il existe aussi de nos jours des strip-teases masculins. La femme exhibitionniste est dans la position d’idéal et de déchet, c’est-à-dire, de fétiche. Position qu’elle cherche et qui peut la faire souffrir. La femme a horreur de se faire découper. Et pourtant, elle en jouit, narcissiquement. Jouissance qui lui coûte cher. L’exhibitionnisme plonge la femme dans une identification avec l’idéal phallique sous la forme de l’objet sexuel. Être un objet sexuel, l’objet sexuel n’est pas seulement un corps découpé en partie, mais un sujet qui se met au service du désir de l’autre, en laissant tomber son propre désir. C’est le point plus douloureux de cette identification anéantissante. Dans plusieurs entretiens, les strippers confient que ce qui est humiliant dans leur travail, ce n’est pas demontrer son propre corps nu, mais de faire semblant d’être attirées par les hommes. Les hommes qu’elles excitent et qui payent, qui "achètent" une danse. Incarner la position d’objet sexuel n’est pas une forme de masochisme féminin, comme s’il y avait une certaine jouissance morbide à se mettre dans une position humiliante face à l’homme. Certaines femmes tentent de dominer l’homme "par le bas", à travers la domination de son désir. La femme se transforme en lieu de plaisir. Mais la présumée liberté de se faire objet de l’autre va avec la totale soumission au désir de l’homme. Plus la femme en position d’objet se réduit à un déchet, plus elle sera admirable, extraordinaire, surprenante, désirable dans sa fonction de dispensatrice de plaisir. Corps-performance, corps-représentation d’un désir, d’un rapport sexuel embrouillés avec l’idéal. Tout s’arrête à l’excitation, le désir et le rapport sexuel restent alors hors-jeu. Ce n’est pas le rapport sexuel l’enjeu de l’affaire, mais le phallus. Cela vaut pour l’homme qui regarde comme pour la femme regardée. Sexe ne se consommant pas, s’arrêtant à sa forme idéale ou masturbatoire, un idéal impossible, l’impossible du rapport sexuel, cette fois-ci, réel.
Bibliographie et références:
- Jacques Lacan, "La relation d’objet"
- Ernest-Charles Lasègue, "Les Exhibitionnistes"
- Julien Picquart, "Œil et Sexe"
- Gérard Bonnet, "Voir, être vu"
- Julie Bindel, "Strip-tease et fantasmes"
- Pascal Quignard, "Le sexe et l’effroi"
- Jacques Lacan, "Le désir et son interprétation"
- Sigmund Freud, "Pulsions et destins des pulsions"
- Piera Aulagnier, "La féminité et ses avatars"
- Laurence Reisner, "La féminité achetée"
- Platon, "La République et la justice"
Bonne lecture à toutes et à tous.
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