Depuis trente ans, l’essayiste américaine Rebecca Solnit détricote les mécanismes de la domination masculine.
https://www.telerama.fr/livre/ces-hommes-qui-mexpliquent-la-vie,-une-reflexion-salvatrice-sur-la-masculinite-toxique,n5497434.php#mDmRy58RJCq8m2Y8.01« Le langage, c’est le pouvoir, écrit l’essayiste et activiste féministe américaine Rebecca Solnit. […] S’il vous manque les mots pour définir un phénomène, une émotion, une situation, alors vous ne pouvez pas en parler, ce qui veut dire que vous ne pouvez pas non plus vous rassembler pour évoquer ces problèmes et encore moins y apporter des solutions. […] C’est peut-être particulièrement vrai du féminisme, un mouvement attaché à donner une voix et du pouvoir à ceux et celles qui n’ont ni l’un ni l’autre. » Voilà une trentaine d’années que Rebecca Solnit s’emploie à nommer les symptômes de la domination masculine, même si ce n’est pas l’axe unique de ses réflexions (1). La notoriété lui est venue en 2008, d’une tribune parue sur le blog TomDispatch, « Ces hommes qui m’expliquent la vie ». Solnit y fait le récit piquant et agacé d’une soirée passée chez les heureux du monde, « sur les hauteurs pentues et boisées d’Aspen », durant laquelle un homme s’évertua à lui exposer doctement, et avec force condescendance (« avec ce regard suffisant que j’ai si souvent vu chez les hommes qui dissertent, les yeux fixés sur l’horizon flou et lointain de leur propre autorité »), les raisons de l’importance d’un ouvrage historique… dont elle était l’auteure.
A cet article, Rebecca Solnit (née en 1961) doit de se voir généralement attribuer — à tort, « en fait, je n’y suis pour rien », confie-t-elle — la création du néologisme « mansplaining » (en français : mecsplication), désignant une situation où un homme entreprend d’expliquer à une femme, de façon paternaliste, voire avec morgue, une chose qu’elle sait déjà, éventuellement mieux que lui. Ce texte dit bien ce que sont l’art et la manière de Rebecca Solnit : un ancrage très direct dans l’expérience, un regard clairvoyant, une intelligence déliée et engagée, une limpidité du propos, de l’humour quand le moment s’y prête — c’est-à-dire pas toujours, l’ironie le cédant par force à l’impatience ou à la colère devant l’état des lieux de la domination masculine, de ses manifestations les plus subreptices comme les plus brutales, que constituent ensemble les neuf essais rassemblés dans cet opus aussi mince que nerveux.
“La femme qui avait prédit
#MeToo”Si le bilan que dresse l’auteure des luttes féministes depuis cinq décennies est tout sauf négatif, le combat des femmes « pour être reconnues comme des êtres humains ayant le droit de vivre, d’être libres et impliquées dans les sphères politiques et culturelles se poursuit ». Les violences physiques faites aux femmes, leur effacement de l’Histoire, des généalogies familiales et de la sphère publique, la « masculinité toxique » (« Il faudrait réfléchir à l’imaginaire qui l’entoure, à ce qui est encensé et encouragé, à la façon dont on transmet la violence aux garçons »), les liens entre machisme et capitalisme, le mariage pour tous et la façon dont il a bousculé « les qualités et les rôles attribués aux hommes et aux femmes de manière libératrice pour les hétérosexuels »… les thèmes que brasse Rebecca Solnit sont foisonnants, et vigoureuses ses réflexions, induites tant par des lectures que des faits divers ou des statistiques, souvent sidérantes. Depuis l’automne dernier, la presse anglo-saxonne la surnomme « la femme qui avait prédit
#MeToo ». Solnit, elle, n’a pas attendu l’éclatement du scandale Weinstein et les réactions en chaîne qui ont suivi pour proclamer que le féminisme est un droit civique, un humanisme.
(1) De Rebecca Solnit, les éditions Actes Sud ont publié L’Art de marcher (2002) et Garder l’espoir (2006).
surprise | Men explain things to me, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, éd. de l’Olivier, coll. Les Feux, 176 p., 16 € (en librairie le 28 février).