Méridienne d'un soir
par le 27/04/24
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"Imaginez qu’un point de votre corps éprouve le besoin de se distendre démesurément, effroyablement, et d’occuper un diamètre égal à l’arbitre de Saturne. Imaginez qu’on vous attache par le milieu du corps à un câble, que l’on fasse tourner ce câble à une vitesse vertigineuse. Vous tournerez en cercles de plus en plus vastes, dessinant une spirale dans l’espace, la tête en bas, de plus en plus vite. Et vous volerez dans les immensités cosmiques, vainqueur des espaces, devenu vous-même espace. Vous serez emporté par cet ouragan, quand votre corps, comme un lest inutile, sera rejeté". Né en 1880, fils d'un mathématicien réputé de l'Université de Moscou, mort en 1934 en U.R.S.S. où, après avoir voyagé à travers bien des pays d'Europe, d'Afrique du Nord et du Proche-Orient, il vivait en "émigré de l'intérieur", Andréi Biély, pseudonyme de Boris Bougaïev, est considéré avec Alexandre Blok comme un des chefs de file du symbolisme russe. Esprit précoce nourri dès sa prime jeunesse de Goethe et de Schopenhauer, de Nietzsche et de Dostoïevski, de Kant et des Upanishads, influencé tour à tour par des idéologies révolutionnaires et les philosophies indiennes, par le christianisme et l'anthroposophie, Biély reste, malgré les influences subies, un des écrivains les plus originaux de Russie. Il laisse un héritage littéraire extrêmement volumineux et hétéroclite: des dizaines de volumes, de nombreux écrits épars et manuscrits. Publié pour la première fois en 1916, réédité à Berlin en 1922 et en 1928,et 1935 en U.R.S.S. avec des modifications atténuant son caractère "théosophique", le roman "Pétersbourg" apparaît comme le sommet de la création de Biély et, en même temps, comme une œuvre maîtresse de la littérature mondiale. La publication tardive de "Pétersbourg" en français est intervenu sous de bons auspices. À la veille de la Révolution de 1905, un étudiant en philosophie bourré de kantisme, et qui par plus d'un côté ressemble à Biély, reçoit d'un parti terroriste l'ordre de tuer son père. Ce père, grand juriste et sénateur tout-puissant, régente l'empire russe à coup de décrets. Il est, comme son fils, rongé jusqu'aux os par la pensée abstraite. Leurs rapports ressemblent à tout sauf à de l'amour et le fils les ressent comme un acte physiologique honteux. L'organisation terroriste lui transmet une bombe dans une boîte de sardines. Après maintes hésitations, le fils remonte alors machinalement le mouvement d'horlogerie, et au moment où il est décidé à se débarrasser de la bombe en la jetant dans la rivière, il s'aperçoit qu'elle lui a été subtilisée. Son père s'était emparé de l'objet sans se douter de sa nature. La bombe finira par éclater sans tuer la victime désignée. Le sénateur, dont le personnage rigide fait penser au père de Biély, donne sa démission au moment de la grève insurrectionnelle en renonçant à briguer le poste de premier ministre qui lui avait été promis.

 

"Elle avait un teint extraordinaire. C’était un teint, ah ! Un teint de nacre avec les reflets roses et blancs de la fleur du pommier". Le fils échouera en Égypte, comme Biély, où il se plongera dans les commentaires de textes anciens, et ne reviendra en Russie qu'après la mort de son père. Les velléités révolutionnaires l'abandonnent. Il vieillit dans la peau d'un gentleman-farmer solitaire attiré par le mysticisme et fréquentant l'église. Le vrai héros du roman n'est ni le père enfermé dans sa tour d'ivoire, machine de précision apte à concevoir et à appliquer les articles du code, ni même le fils qui, tiraillé entre un échec amoureux, l'étude de Kant et les "contacts" révolutionnaires, vêtu d'un domino rouge, hante les boulevards et les ponts fantomatiques de la capitale. Conformément au titre, le vrai héros est la ville de Saint-Pétersbourg comme Alexandrie l'a été pour Durrell, Dublin pour Joyce. Andréï Biély est d’abord un poète qui se rattache au mouvement symboliste russe. C’est également un penseur. Il ira voir du côté de l’occultisme, de la théosophie, puis de l’anthroposophie du docteur Rudolf Steiner, mais les rapports sont complexes. C’est que Biély, se tournant vers les hommes et les doctrines, se retrouve immanquablement avec lui-même et ses propres questions. Il n’interroge pas le monde. Il s’interroge d’abord. Le monde pour toile de fond. Il admit la Révolution, mais le plan sur lequel elle se déroulait ne pouvait que le décevoir. Elle était politique et sociale, d’un athéisme combatif, et il l’attendait sur un plan culturel et religieux. Il espérait de la Russie une mission anthroposophique. Pour autant, il ne rejoint pas l’émigration, tout en gardant des liens avec elle. Penseur religieux déçu, il se transforme en essayiste et expérimentateur du langage, en quelque sorte mécanicien de sa propre machine corporelle et psychique à écrire. La prose soviétique des riches années 1920, ornementale à ses débuts, lui doit beaucoup: Pilniak, par exemple. Ou même Léonid Léonov, Vsévolod Ivanov. Et, pour les années trente, le "Moscou" de Boulgakov fait alors pendant au "Pétersbourg de Biély. Mais l’art de celui-ci, comme toujours, tient alors davantage du jeu cérébral de l’homme avec lui-même, beaucoup plus qu’avec les autres. Parmi ses romans, qui tiennent à la fois de l’expérience phonétique et sémantique, de l’onirisme et du témoignage idéologique et social, sa plus belle réussite est "Pétersbourg" (1913), plusieurs fois retravaillé, plusieurs fois publié, notamment au cours de la période soviétique. "Pétersbourg", baigné de signes, de prodige et d’humour, où tout est alors symbole et plonge le lecteur dans l’énigme et le fantomatique.

 

"Sa crise aiguë de folie apparaissait sous un jour nouveau. Il avait maintenant conscience d'être vraiment fou. Sa folie était comme le compte rendu que ses organes sensoriels délabrés faisaient à son moi conscient. Chichnarfné n'était qu'un anagramme mental". Biély est inclassable parce qu’il ne partage pas sa classe où l’on se bouscule pour accéder. Seulement, on ne peut pas, pour la raison qu’il est là et occupe bien, trop bien, la place. Que pour les autres, sans lui, cette place présente quelque charme, elle reste comme un jardin inattendu sinon inconnu. Inexpliqué.Et qu’en faire ? C’est pourtant aussi une vue sur le monde réel dont Biély possède apparemment seul une clef et une entrée particulières. Mais on pousserait trop aveuglément et maladroitement la porte, là même où lui s’engouffre, court à perdre haleine dans la lumière. Son feu peut sembler s’affaiblir et devoir s’éteindre quand Biély précisément s’apprête à tout embraser. Il n’aura jamais la prudence ni l’onction d’un quaker. À travers les cités, les rues, les routes, les ponts, les gares de la Russie et l’âme de ses héros, emmenant tout ce fourbi dans ses circonvolutions cérébrales, Biély expose, emporte et soustrait son secret d’écrire. Biély entraîne son lecteur dans une Russie qui roule à l’abîme. On pense bien sûr à cette fraction de l’intelligentsia russe qui s’est lancée dans le nihilisme, sous Alexandre II et Alexandre III. On pense aussi, du côté de la littérature, à Gogol et son "ardente troïka" dont nul ne saurait distancer ni arrêter la course folle. Mais il y a bien de la distance de Gogol à Biély. Comme bien de la parenté. On sait d’abord que Biély ne s’intéresse pas vraiment à la réalité sociale russe, mais aux mécanismes mentaux de ses héros, sinon aux siens propres. La Russie lui sert de toile de fond, d’écran sur lequel lui-même et ses démons intérieurs apparaissent et barbouillent le monde. Il parle autant de lui que de ses héros. C’est un théâtre d’ombres où l’auteur se laisse glisser à l’exagération, jusqu’à paraître artificiel. Biély conduit avant tout son lecteur dans un jeu cérébral, la Russie et les types sociaux étant les pièces du jeu. Cependant, russe dans l’âme autant que Gogol, Biély saisit quelque chose du pays et des forces qui le désagrègent à l’approche de 1914. Gogol garde une étroite maîtrise de l’écriture que refuse Biély qui fait courir les mots à grandes guides. Gogol, c’est déjà la Russie qui s’interroge, et les prémices d’une fin. Il recherche toujours une guérison spirituelle pour lui-même et son pays. Biély, avec la fin historique qu’il pressent et précise à son tour, annonce et commence une autre Russie, sous l’image du chaos. Mais c’est toujours son âme à lui, qu’il lui faut refondre. Biély était également musicien, mathématicien et poète.

 

"Ce n'était pas Chichnarfné qui le poursuivait et le persécutait, mais ses propres organes qui pourchassaient son moi. L'alcool et l'insomnie rongeaient sa complexion corporelle. Le corps était lié aux espaces. Et quand le corps avait commencé à se désagréger, les espaces s'étaient fissurés". Yeux pervenche tendus vers l’éternité, la folie en ombre opaque sur lui comme nuées, sourire angélique, Biely s’avançait dans notre pauvre monde en labourant la terre de la langue russe. Frénétiquement, tendrement, poétiquement. Occulté en Occident par son frère-ennemi, son double astral, Alexandre Blok, ce sont les travaux de Georges Nivat qui nous parlent encore de lui. Une grande partie de son œuvre est disponible grâce aux éditions de l’Age d’homme et à Jacqueline Chambon et, malgré l’obstacle ici certain de la langue, car tous les romans de Biély sont tous en prose rythmée, on peut saisir l’ombre immense du "plus halluciné des symbolistes russes". Celui qui voulait comprendre, épouser et déchiffrer "le rythme de l’univers". L’âge d’Argent, qui prend fin au tournant de la grande Révolution laisse un héritage considérable, surtout au niveau poétique, mais le visage entier de la Russie change en 1917 et un besoin de transformation se fait sentir. En littérature comme ailleurs, c’est la chute de tout un monde qui laissera place au renouveau artistique. Andreï Biély en sera le prophète inspiré, puis brisé. Réceptacle des mystères du monde, de son origine tumultueuse, il allait toujours en quête des révélations. Assoiffé d’infini et de gnoses, il allait guettant les signaux pour les initiés. Violent, exalté, de totale mauvaise foi, moine-soldat du symbolisme brûlant tout sur son passage, il portait souvent l’incendie aux cœurs des tièdes et des raisonneurs. Il n’était pas un écrivain ou un poète, mais le fondateur d’une religion des mots, ces mots qui devaient changer la vie rabougrie du monde. Il était l’aboyeur de l’éternité. Ses transes verbales et érotiques ont fécondé la langue russe. Son aura continue à l’illuminer. Il demeure l’inventeur du "mot vivant", le grand expérimenteur des sons et de la langue. Andreï Biély est ce chaman halluciné qui atransformé en profondeur la langue russe, aussi bien en poésie qu’en prose. Il l’aura projetée dans la modernité. Expérimentateur exalté il a tordu la langue, l’a ensemencée, a violé sa syntaxe, l’a fait danser sur les braises ardentes du tambour fou du rythme, dépassant totalement le courant symboliste russe pour interpeller l’éternité.

 

"Dans les fissures, entre les sensations, les bacilles s'étaient infiltrés. Les espaces s'étaient mis à grouiller de spectres. Qui était Chichnarfné ? C'était l'envers d'un rêve abracadabrantesque, l'envers d'Enfranchiche, c'était un cauchemar né de la vodka". Écrivain prolifique et torrentiel, il est au moins l’équivalent de James Joyce pour la littérature russe. Vladimir Nabokov voyait en lui l’écrivain le plus important du vingtième siècle. Il fut aussi salué par Mandelstam. Si la répétition continue et un peu radoteuse de ses thèses ésotériques et philosophiques assez fumeuses a beaucoup vieilli, il reste un souffle puissant, une musique débordante de ses images, qui font d’Andreï Biély le mélange entre "le fou" propre au monde russe, et le prophète des origines et des fins dernières. Aspiré par le cosmos, il aura su édifier une cosmogonie. Une cosmogonie pathétique comme le fut le personnage avec ses élans, sa foi en le dépassement humain, lui le danseur toujours aux bords des abîmes. Il a fait entrer l’espace et l’immensité dans les lettres russes. Derviche tourneur de la langue russe il lui a donné lumière et explosion du moi et des rythmes. "Oh non ! Ne dites pas que je suis un dérangé ! Laissez-moi bouleverser mes changements jusqu’à l’authenticité ! Laissez-moi la mortelle, la souffrante personne de Biély reposer dans l’éternel repos. Et avant sa mort, écrire son testament, raconter le transport de son Moi en lui-même par une personne morte". Andreï Biély était l’instabilité même, la toupie égarée de sa propre vie. Il savait aussi se déchiffrer lucidement, cruellement, en écrivant ses "Carnets d’un toqué". Il aura dansé toute sa vie, toujours présent sous ses multiples apparences, ses pirouettes, ses dons géniaux et effrayants. André Biély était né Boris Nikolaïevitch Bougaïev à Moscou le vingt-six octobre 1880. Son père était alors professeur à l’Université de Moscou où il enseignait les mathématiques. Il était d’une intelligence froide et raisonneuse, et fort laid de surcroît. Et Biély aura voulu effacer et le nom et le poids de son père en lui. Le parricide est une sorte de fil rouge qui parcourt son œuvre. Sa mère, Alexandra était bien plus jeune que son père, vingt ans de moins. Enfermée dans un silence neurasthénique et rêveur, elle ne sera pas le rempart aimant nécessaire au jeune Boris. Les innombrables disputes le poussent à se créer un monde intérieur. Et toute sa vie est pour lui apparition d’événements ayant tous un sens mystique.

 

"Sur le roc retombèrent en tintant les sabots métalliques, le coursier alors s'ébroua: naseaux qui fument dans le brouillard incandescent. Le profil du Cavalier d'Airain se pencha sur le dos du Cheval. Un éperon sonore griffa le flanc de métal". Il est doué pour tout: mathématiques, philosophie, musique, sciences naturelles, peinture et dessin. Il en est presque effrayant de dons multiples. Paratonnerre de toutes les foudres du monde, il est marqué pendant son adolescence par la musique et la poésie, et les grands romanciers. Chopin, Wagner, Beethoven, Goethe et Heine, Gogol et Dickens, Dostoïevski, Ibsen, Maeterlinck, Tolstoï, l’influencent ainsi que les contemporains français. La philosophie le passionne, Schopenhauer, Nietzsche, Kant qu’il rejettera ensuite, et le philosophe russe Vladimir Soloviev. Il va se lier profondément à la famille Soloviev, surtout avec Sergueï le jeune fils. Il va connaître et admirer le précurseur du symbolisme russe Vladimir Soloviev, frère du père de Sergueï. Entre 1901 et 1908, André Biély écrit ainsi quatre symphonies: "La Symphonie Nordique"," La symphonie dramatique", "Le Retour", "La coupe desTempêtes". C’est pour la parution de la "Symphonie dramatique" écrite en 1901, et publiée en 1902, que Mikhaïl Soloviev lui invente un pseudonyme. Boris Bougaïev, jeune étudiant en sciences naturelles est oublié avec tout son lourd environnement, place à Andreï Biély, André le Blanc, André le Candide, ainsi baptisé par son ami, place à un génie turbulent et visionnaire. Le choc de ce livre est considérable. Cette irruption dans la littérature russe est une véritable épiphanie, qui change la face de la langue russe. Alexandre Blok sans le rencontrer encore en est foudroyé. Si Alexandre Blok est le phare de Saint-Pétersbourg, Andreï Biély est celui de Moscou. Entre 1903 et1912, Andreï Biély est alors de toutes les aventures littéraires, de toutes les revues, de tous les cénacles, publié abondamment. On ne peut échapper à ses écrits et à sa parole en ce temps-là. La rencontre avec Blok ne se fera pourtant qu’en 1905. Il va devenir avec Blok un des meneurs du courant symboliste russe. Sa relation fusionnelle, orageuse, passionnée avec Blok et sa femme Lioubov, sera alors le chant d’amour et de mort de la poésie russe.

 

"Un martèlement pesant et sonore courut sur le pont qui menait aux îles. Le Cavalier d'Airain passa au galop. Les muscles de ses bras métalliques étaient contractés, le pavé sonnait sous les sabots. Un hennissement éclata alors comme un rire". C’était l’époque de ses élans d’amour fou pour la créature idéale, la Sophia, que le cercle de ses amis ainsi définissait comme l’idéal féminin, source de lumière, et proche de l’amour courtois. En 1901, lors d’un concert, il jette sa cristallisation, son idéal amoureux, sur Margarita Morozova, épouse d’un riche négociant. Il l’accable de lettres enflammées sans se dévoiler. Si l’aventure resta platonique, elle engendra alors plus tard "La symphonie Dramatique" et surtout le recueil de poèmes "Premier Rendez-vous". Les amours d’André Biély sont à l’image de sa vie: un défilé inaccompli et hallucinatoire. Sa peur du charnel, sa recherche d’une sœur plutôt que d’une femme, expliquent ses atermoiements. Ainsi vont passer Nina Petrovskaïa, trop femme pour lui, Lioubov Mendeleïev en 1906, femme de Blok dont il est follement amoureux, rêvant d’un ménage à trois avec Blok, dont il est aussi amoureux, Assia Tourgueniev graveur et sculpteur qu’il épouse en 1911 comme une sœur et non comme une femme, et enfin Klavdia Nikolaïevna Vassiliev son oasis finale. Après la tragique liaison impossible et déchirante avec Lioubov, il s’enfuit à Munich, puis à Paris jusqu’en février 1907 où il se lie d’amitié avec Jean Jaurès. Il avait vécu le début de la révolution russe à Saint-Pétersbourg et fait les réunions révolutionnaires de Moscou. Pour lui aussi il fallait faire exploser le vieux monde corrompu. Convalescent de ses peines d’amour, il revient en Russie après ses innombrables conférences et publie sa quatrième symphonie en 1909, "La Coupe des tempêtes", mais aussi un roman étrange et tragique, empli des superstitions profondes de la Russie: "La colombe d’argent". En 1910 Assia devenue sa compagne l’entraîne dans de lointains voyages: la Sicile, l’Égypte, la Tunisie et la Palestine. C’est de retour en Europe, à Bruxelles puis la Norvège et enfin Leipzig en Allemagne, que Biély commence la rédaction de "Pétersbourg", son grand chef-d’œuvre, qui connaîtra bien des avatars.

 

"On eût dit le sifflet déchirant d'une locomotive. L'haleine des naseaux noya la rue d'une vapeur blanche et brûlante. Sur son passage, les chevaux, en renâclant, se jetaient de côté et les passant fermaient les yeux". En mai 1912 a lieu à Cologne la rencontre qui va changer sa vie et mettre un visage sur sa quête: Rudolf Steiner fondateur de l’anthroposophie qui voulait réconcilier le spirituel dans l’homme avec le spirituel dans l’univers. Biély et sa femme deviennent des disciples soumis et fervents. Ils s’intègrent humblement à la communauté à Dornach, où ils s’installent en 1914 pour construire le "Johannes Bau" qui fut dénommé ultérieurement "Goethéanum". Dans un rapport d’esclavagisme intellectuel, ils suivent religieusement, comme le dernier des moines, les actes et les paroles du gourou. Biély va suivre Steiner dans ses tournées de conférences : Stuttgart, Munich, Vienne, Prague. En 1916, il est convoqué par l’armée pour la mobilisation. Il rentre en Russie en passant par l’Angleterre, mais il bénéficie d’un sursis. Il reste en Russie alors qu’Assia refuse de quitter Dornach et la communauté. Lui donne des conférences exaltées où il tente d’évangéliser les gens à son nouvel ésotérisme inspiré de Steiner. Dans cet environnement où sa paranoïa naturelle peut s’épanouir, face au tragique et au grotesque de sa situation, il termine une sorte d’autobiographie: "Kotik Létaïev", plongée dans son enfance. Sa mémoire monstrueuse, son"kodak" disait-il, lui font se souvenir du moindre détail depuis la forme des nuages, jusqu’aux galets de la plage. Il écrit son livre le plus hardi, le plus hermétique, "Glossolalie", poème sur le son, véritable manifeste sur l’origine du langage, et le sens du son. Il publie aussi "Le Christ ressuscité", "Premier Rendez-vous", et "Poèmes épiques". C’est alors la période des doutes que son autobiographie "Les Carnets d’un toqué" (1918-1922) résume. Doutes envers Steiner et sa doctrine, doutes aussi envers la révolution léniniste qu’il avait ardemment soutenue, mais qui instaure un climat étouffant et totalitaire. Mais surtout l’année 1921 est l’année de la mort d’Alexandre Blok, lefrère. La police politique se referme sur ses amis et sur son groupe. Ainsi Blok se sera laissé mourir de désespoir, Essenine lui se suicidera finalement en 1925, et Biély le plus fou de la bande va alors survivre vaille que vaille.

 

"Défilèrent les avenues, un quai de la rive gauche, débarcadères, cheminés de bateaux, amoncellement grisâtre de sacs de chanvre. Défilèrent aussi les terrains vagues, les péniches, les palissades, les bâches, les innombrables maisonnettes. Au bord de la mer, aux confins de la ville, brilla la façade d'un estaminet turbulent". Nikolaï Goumilev, un des fondateurs du mouvement poétique de l’acméisme et mari d’Anna Akhmatova, est fusillé. Biély considéré comme un parasite plutôt que comme un opposant reçoit l’autorisation de quitter le pays. En 1921, il revient à Berlin, où se trouvent beaucoup d’intellectuels russes. Assia le quitte alors. Il ne supporte pas ce milieu d’émigrés reclus dans la nostalgie et la haine. Malheureux, hanté par la folie, il décide en octobre 1923 de revenir dans la gueule du loup. Il rentre en Russie et Trotski l’assassine littérairement. Il vit avec Klavdia Nikolaïevna Vassilieva et publie"Moscou et Masques". Il entreprend de réécrire la plupart de ses poèmes quitte à les massacrer, pour les rendre conformes à ses dernières théories sur le rythme. De cette époque datent aussi ses efforts pitoyables et dérisoires pour se mettre vainement au diapason des nouveaux thèmes léninistes. En 1931, il s’installe près de Leningrad. Deux ans plus tard, il subit une première crise cardiaque et meurt à Moscou le huit janvier 1934 d’une insolation. Il savait qu’un jour les flèches solaires l’atteindraient. Il est inhumé au cimetière de Novodiévitchi. Il meurt méprisé par le régime léniniste, qui s’il ne le tue pas, le prend pour un fou illuminé mais pas dangereux, donc à laisser croupir dans sa pauvreté et sa solitude. Jamais il ne connut "la paix apaisée". Il était totalement inadapté au bonheur. Lui le grand mystique cinglait vers d’autres territoires où les anges donnent rendez-vous, les démons aussi. "Je suis écrivain et je n’ai même pas une pierre où reposer ma tête. J’ai pourtant écrit "Pétersbourg". J’ai pourtant prévu la chute de la Russie impériale, dès 1902, j’ai vu en rêve la mort du tsar: d’un côté, une hache, de l’autre une scie".

 

"Le terne soleil se ternissait, et la lumière grésillait comme les milliers d’insectes dans le pré. Déjà le soleil s’inclinait, et des sons fêlés flottaient à la suite de Darialski". André Biély entre prophétie et démence, entre sagesse et feu intérieur, aura été un génie visionnaire. Ses livres, ses poèmes portent la littérature moderne, avec ses trouvailles de mots, ses étincelles de rythmes et de couleurs. Au travers de ses vaticinations, de ses incohérences, il voyait venir le grand incendie sur sa chère Russie. Il en pressentait comme un sismographe halluciné les crépuscules et le sang à advenir. Homme du surconscient il voyait aussi bien "l’ici que l’éternité". Il aura tenté de vivre dans une course hors du temps. Vivre dans l’ivresse de l’air. Chaman en transes verbales, tout à la fois totalement archaïque et profondément avant-gardiste, il est une voix unique, fascinante. Sa vision est apocalyptique et le monde terrible est perçu au travers de ce prisme enraciné en lui. André Biély croit au pouvoir des mots, lui si imprégné de la Genèse et des paroles de Jean sur la création des origines par le verbe. Mais Biély autodestructeur et plein d’autodérision et de fascination pour le Mal, utilise souvent son don de la parole comme magie noire. Tendu entièrement par le rythme et la musique, il compose de véritables contrepoints, des structures complexes proches des symphonies classiques. La primauté de la musique sur les mots est pour lui un dogme absolu, issu de son admiration pour Wagner. Il joue des formules incantatoires, des assonances, des leitmotive, la polyphonie, et le contrepoint verbal. "Glossolalie" (1917) est sa tentative la plus délirante et la plus extraordinaire de poésie sonore. Il se rapproche en fait beaucoup de Scriabine et de ses tentatives d’art total. "Pétersbourg", son haut chef-d’œuvre aura connu au moins quatre versions connues, et les éditeurs se perdent dans les versions infinies de ses poèmes et autres écrits. En fait pour lui le chevalier blanc du symbolisme, tout était symbole. Et tout dansait comme atomes au soleil. Entre magie incantatoire, autodérision, et folie lyrique, il est une toupie divinatoire. Il aura inventé une sorte de danse verbale pour rendre compte du monde. Écrivain du "réalisme onirique", il fait se télescoper descriptions au ras du réel et envolées cosmiques. Selon Georges Nivat, "Andreï Biély, prophète de la lumière, fut l’un des plus extraordinaires geysers de mots dans la littérature russe".

 

Bibliographie et références:

 

- Andreï Biély, "Symphonie dramatique"

- Andreï Biély, "La Colombe d'argent"

- Andreï Biély, "Pétersbourg"

- Andreï Biély, "Kotik Létaïev"

- Andreï Biély, "Glossolalie"

- Andreï Biély, "Carnets d'un toqué"

- Andreï Biély, "Souvenirs sur Rudolf Steiner"

- Andreï Biély, "La Coupe des Tempêtes"

- Georges Nivat, "Le Jeu cérébral"

- Pierre Pascal, "Aux lecteurs d'Andreï Biély"

- Claude Frioux, "Andréi Biély, le collecteur d'espaces"

- Evgueni Zamiatine, "Le Métier littéraire"

- Ilona Svetlikova, "Le symbolisme d'Andrei Biély"

 

Bonne lecture à toutes et à tous.

Méridienne d'un soir.

Thèmes: littérature
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Bonjour et merci cher Pier, une agréable journée à vous !1f607.png
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