sylvie35
par le 26/02/24
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La traversée de quelques villages oubliés, battus par les vents, est la dernière étape avant de déboucher sur le paysage lunaire du haut plateau.

"Aux vaches qui pètent"

Le panneau brinquebalant m'indique, non sans ironie, la direction de cette ferme qui semble à l'abandon. L'époque précédant l'abattage en règle des cheptels est si récente, et pourtant elle semble déjà bien lointaine, reléguée dans la préhistoire de la civilisation. Autrefois, cette région comptait trois fois plus de vaches que d'habitants.

"Bonjour Monsieur d'Ambert. Est-ce que vous pourriez me concocter un assortiment de fromages à partir de cette liste?"

Je lui tends la liste établie par Satoshi, qui précise de manière détaillée les variétés de Penicillium recommandées pour la santé de mes symbiotes. Le connaisseur qu’il est saura en déduire les fromages adéquats.  Je lui fais confiance.

"Je vous en prie, appelez-moi Fourme. Votre demande est très inhabituelle."

L'étonnement se lit dans ses yeux. Des yeux d'un bleu perçant qui contrastent joliment avec son teint hâlé et sa tignasse crasseuse. Autrefois militant écologiste et député Européen, il fût saisi par le doute en visitant cette région isolée, plaqua tout et s'y installa dans l'espoir d'y développer une activité proche de la terre. C'était sans compter l'avènement de la Suprême Alliance Démocratique et le triomphe de ses anciens compagnons de route. Depuis il vivote, mêlant activités légales de façade et production clandestine de fromages, sauvant par la même occasion quelques bêtes de l'extermination.

Pendant qu'il me prépare le précieux assortiment, il jette de manière répétée des coups d'œil intrigués à mon collier d'esclave.

"Je suis esclave sexuelle", lui dis-je en rougissant, pour couper court à ses interrogations.
Comme si l'ajout du qualificatif "sexuelle" édulcorait la formulation et la rendait plus présentable pour les non initiés...

Les anneaux métalliques qui ornent mes poignets et mes chevilles ajoutent certainement au caractère intrigant de mon accoutrement. Mon Maître prend un malin plaisir à me faire sortir ainsi, dès que les circonstances le permettent.

Pas de paiement possible pour des produits interdits. Les espèces ont disparu, remplacées par la monnaie 100% numérique et même les transactions les plus infimes sont surveillées en continu par l'intelligence artificielle. Un marché clandestin, risqué, s'est développé sur la base du troc. Mais que puis-je lui proposer d'utile en échange de ses précieux produits?

Mon Maître ouvre le coffre, révélant les outils et autres bricoles que nous avons apportés en vue d'un troc. Ils  semblent maintenant bien dérisoires. C'est la rareté et le risque pris qui font la valeur et j'ai presque honte de proposer si peu. Mais mon Maître a déjà une longueur d'avance.

"Si ça vous tente", dit-il en découvrant chaînes et cadenas cachés sous le bric-à-brac.

Pas besoin d'insister. C'est en marchant à tous petits pas, courte chaîne aux chevilles oblige, poignets cadenassés dans le dos, que je suis conduite à l'étable. Ma robe, promptement retirée, est restée dans la voiture, afin que je puisse profiter pleinement du vent glacial qui sévit sur ce haut plateau.

Les hauts talons et les fers aux pieds ne sont vraiment pas adaptés à la vie à la campagne, ça je peux le confirmer !

Mon Maître porte le fouet à la main. Mais notre hôte a visiblement une autre idée en tête.
Ils sont bien pratiques ces anneaux et ce collier pour m'immobiliser à quatre pattes dans l'étable, au milieu des animaux qui semblent intrigués eux-aussi si j'en juge par toutes ces paires d'yeux qui me fixent ostensiblement.
Prétextant un café, ils me laissent seule dans un étrange silence. Comme si l'étonnement leur avait coupé le sifflet, les bêtes me regardent toutes, immobiles, silencieuses, retenant quasiment leur respiration. Je serais curieuse de savoir ce qui se passe dans leurs têtes.

Le bruit régulier de la trayeuse doublé du sifflement caractéristique de l'aspiration me ramène à la réalité.
Les lourds embouts ne sont pas spécialement adaptés à l'anatomie humaine, mais ils tiennent sans difficulté.
Le pouvoir de succion est bien plus puissant que je ne l'imaginais. C’est désagréable, douloureux.
Mon Maître s'est éloigné, certainement désireux de laisser un peu d'intimité à notre hôte, dont ma chatte devient pour l'occasion le réceptacle du plaisir.

Quand l’alimentation du moteur est coupée, les embouts tiennent encore un bon moment, sous l’effet d’un résidu de dépression, avant de se détacher brutalement, m’arrachant un cri de douleur.

Mes  tétons, rouge vif, indécemment saillants, se souviennent douloureusement de l’épisode et font l’objet de commentaires élogieux.

"C'est génial" conclut-il, visiblement satisfait de la prestation.

"Revenez quand vous voulez". Ce sont les derniers mots qu'il nous adresse alors que nous nous apprêtons à rejoindre la civilisation.


Aux portes de la cité, un barrage établi par les Brigades de Défense de la Démocratie nous force à nous arrêter.
 
"Contrôle du fucking pass!" C'est leur dada : dès qu'ils aperçoivent un couple qu'ils soupçonnent de baise illégale, contrôle!

Nous sommes en règle.

"Ouvrez le coffre!"

Aïe, ça ce n'est pas de chance.
Pas d'autre choix que de l'ouvrir et de révéler notre copieux assortiment de fromages, denrée strictement interdite.

L'un des miliciens nous met immédiatement en joue et hurle "Mains sur le capot".

Leurs commentaires me révèlent qu'ils sont en train d'accéder à l'historique de mon crédit social.

La voix se fait soudain douce et amicale.

"Félicitations pour votre transition"

"Mais je n'ai pas..."
Un discret coup de pied dans la cheville administré par mon Maître m'évite de commettre une gaffe.

J'ai l'esprit de me ressaisir.

"Merci Monsieur. C'est mon médecin qui m'a recommandé le fromage pour aborder ma transition à venir dans les meilleures conditions".

Il ne relève pas l'absurdité de mon affirmation, mais ce n'est pas étonnant, tant la population est lobotomisée.

"Oui, je comprends. Ca passera pour cette fois. C'est toujours un honneur de croiser des citoyens qui adhèrent aux valeurs progressistes de la Suprême Alliance"

"Bonne route!"

Route que nous poursuivons, soulagés, et pas peu fiers du pied de nez. Faire pénétrer la subversion dans la cité... Une subversion bien modeste et odorante, mais la plus petite victoire est source de bonheur quand on se bat contre Goliath.

Sur la route, je consulte mon historique, hautement intriguée. Rien… Plus aucune trace d'une transition programmée.

Jusqu'à présent j’étais persuadée qu'un mystérieux ange gardien veillait sur moi dans l'ombre et avait trouvé le moyen d’influencer partiellement l'intelligence artificielle. Je sais très peu de choses des projets du pangolin fou, et parfois je me demande si tout cela n’est pas qu’illusion. Un combat perdu d’avance.

Mais le doute m'assaille soudain. Et si Eurytion prenait des initiatives de son propre chef? Une perspective qui donne le vertige. Que peut-il se passer dans les méandres d'un cerveau électronique qui a accès à une quantité phénoménale d'information, et pourquoi aurait-il considéré qu'il doit me protéger?

à suivre

 

Contexte


L’histoire se situe dans la seconde moitié de notre décennie, la France étant à présent membre de la Suprême Alliance Démocratique, une puissante fédération de démocraties modernes et progressistes. Pour en savoir plus sur le contexte social, humain, et technologique, la liste de mes articles précédents se trouve ici : https://www.bdsm.fr/sylvie35/blog/ (à lire de préférence dans l’ordre chronologique de leur publication).

 

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Feuler
Quand l'IA se mêle de sauver des fromages, un petit espoir est permis ? Une fois encore, merci pour la continuation des aventures de notre esclave révolutionnaire préférée 1f609.png
J'aime 26/02/24
sylvie35
Merci Feuler. Eh oui, l'espoir se niche parfois là où on ne l'attend pas 😂
J'aime 26/02/24
gitane sans filtre
Fourme d'Ambert ... délicieux et j'ai bien ri ! Par contre ce n'est pas juste de nous laisser avec plein de question comme ça ... j'ai hâte de lire la suite, merci de nous partager vos excellents écrits
J'aime 28/02/24
sylvie35
Merci beaucoup gitane! En effet je me disais que Fourme est un joli prénom, pile poil adapté au contexte 😀
J'aime 28/02/24
Temps06
Oh ouiiii... la suite...s'il te plaît...
J'aime 28/02/24
sylvie35
Merci Temps06. 1f60a.png
J'aime 29/02/24
Temps06
A la fin tu pourras faire des livres avec cette saga.
J'aime 29/02/24
sylvie35
@Temps06: Au rythme où vont les choses je me demande si la fiction ne va pas finir par être dépassée par la réalité, vu tous les délires que les génies qui nous gouvernent sont capables de sortir chaque jour. Ces gens ne se reposent jamais ? 🤡 Il va falloir que j'avance plus vite pour ne pas être rattrapée et dépassée 😂
J'aime 02/03/24
albadeo
Michel AUDIARD l'exprimait parfaitement dans les tontons flingeurs.
J'aime 02/03/24
sylvie35
Audiard visionnaire 🧡
J'aime 02/03/24
albadeo
une qualité de plume jouissive et un sens de l'observation humaine dans une époque ou le verbe plus que l'action divertissait.
J'aime 02/03/24
Temps06
Mais non... mais non Sylvie, mais non ce sera redis avec ton style, ton verbe, ton décorum... ce sera donc différent.
J'aime 03/03/24 Edité
Un régal, comme toujours ! Subtil, intelligent, émoustillant, ... Félicitations !
J'aime 04/03/24
vavient
Pouvoir trouver un récit en cherchant " fromage", c'est inespéré. Merci à vous pour votre imagination.
J'aime 05/03/24
sylvie35
Merci à tous pour vos encouragements. 2665.png Amusant: je viens de tester et effectivement c'est le seul et unique article renvoyé avec le tag "fromage" 1f602.png https://www.bdsm.fr/blog/tag/fromage/
J'aime 05/03/24
genial ! j'ais bien ri et en meme temps ta vision de notre future est efrayante parce que je vois de + en + qu'on y va directe. les vaches qui petent c pas bon pour le climat, faut les abatre. j'ais entendu ca a la tele oui. ysydeulte est attachante. elle est intelligente et sympa comme toi et tres devouer a son maitre. felicitations. j'adore ce que tu ecris et comment tu ecris. je vais tout relire tes articles depuis le debut. ca fait un vrai roman maintenant.
J'aime 17/03/24
sylvie35
Merci maitredursevere pour votre aimable commentaire !
J'aime 18/03/24
sylvie35
"Il ne faut pas afoir peur." Nous safons ce qui est bon pour fous. "Fous ne posséderez rien et fous serez heureux " Certes. Ils sont dans tous les mauvais coups, mais ne sont-ils pas avant tout les symptômes d'une société gravement malade ? Les psychopathes prospèrent sur un terreau fertile. Ce terreau c'est une société en décomposition, dans laquelle l'humain a perdu sa place.
J'aime 08/05/24 Edité