Méridienne d'un soir
par le 13/11/23
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"Depuis le XVIIIème siècle, le sexe n'a pas cessé de provoquer une sorte d'éréthisme discursif généralisé. Et ces discours sur le sexe ne se sont pas multipliés hors du pouvoir ou contre lui. Mais là même où il s'exerçait et comme moyen de son exercice, partout ont été aménagées des incitations à parler, partout des dispositifs à entendre et à enregistrer, partout des procédures pour observer, interroger et formuler". Suite à l'étude portant sur la bisexualité ("Bisexualité et plaisir : entre mythologie et sexologie") (1), il nous a paru logique et intéressant d'aborder la notion d'asexualité définie comme l'absence de désir et d'attirance pour l'activité sexuelle, à ne pas confondre avec l’abstinence, car l'orientation ne revêt aucune connotation culturelle ou religieuse. Il ne s’agit pas non plus de frigidité ou d'impuissance, d’un problème hormonal ou encore d’un psychotraumatisme résultant de violences sexuelles. L’asexuel ne ressent aucun désir sexuel, ni pour l’homme, ni pour la femme. En revanche, il peut ressentir des pulsions ou des envies parfois assouvies par la masturbation, sans jamais avoir de désir pour une autre personne. Les asexuels sont de façon générale indifférents à la sexualité mais ils ne jugent pas la sexualité des autres. Ce rapport plutôt neutre à la sexualité n’empêche pas certains asexuels d’avoir une vie amoureuse dans le cadre d'un univers émotionnel intense où ils sont les acteurs par reflet de leur partenaire. Certains ont recours à l’acte sexuel pour avoir des enfants, mais ne ressentent aucune envie ni aucun plaisir. Pour d’autres, ce n’est pas un choix, mais une tendance inscrite dans la personnalité. Certains hommes et femmes n’ont, pour ainsi dire, aucun désir, aucune envie de relations sexuelles. C'est alors une orientation claire, le plus souvent revendiquée. On ne choisit pas son asexualité, pas plus qu’on ne choisit son homosexualité. "Il y a probablement des signaux d’ordre hormonaux qui agissent, peut-être des événements pendant la vie embryonnaire, ou durant les premières années de vie. Personne n’a de réponse. En attendant, pour faire accepter leur différence face à l’incompréhension du plus grand nombre, les personnes asexuelles se déclarent comme telles, s’organisent en associations, militent pour leur cause", selon le docteur Pierre Desvaux, sexologue. L’asexuel ne ressent pas de souffrance, en général, vis-à-vis de cette absence de sexualité. Si c’est le cas, c’est qu’il ne s’agit pas d’asexualité,mais d’un autre trouble psychologique ou physique. Pour autant, l'orientation n'a rien de pathologique. L’asexualité ne figure dans aucun classement des maladies psychiatriques. Reste à préserver les relations affectives. L’asexualité concerne femmes et hommes, et il est souvent difficile pour ces personnes, dont beaucoup souhaitent vivre en couple, de trouver un conjoint qui accepte l’absence de relations sexuelles. Constatons qu'il y a bien entendu, des profils de personnes très différentes, des sous-populations chez ces groupes d’asexuels, résultant de choix personnels ou de contraintes subies.

 

"Le seul fait qu'on ait prétendu parler du sexe du point de vue purifié et neutre d'une science est en lui-même significatif. C'était en effet une science faite d'esquives puisque dans l'incapacité ou le refus de parler du sexe lui-même, elle s'est référée surtout à ses aberrations, perversions, bizarreries exceptionnelles, annulations pathologiques, exaspérations morbides". Les asexuels ne sont pas des asexués. On parle de reproduction asexuée quant il s'agit d'organisme capable de se reproduire sans relation sexuelle et sans partenaire. Biologiquement, les asexués n'existent pas chez les humains. Les asexuels ne sont tout simplement pas attirés par les rapports physiques, ou occasionnellement. Mais si l'envie leur en prend, ou sous l'influence de leur entourage, sans se poser davantage de question, ils sont capables, pour certains, de reprendre une vie sexuelle. Sans doute le propos pourrait-il être aisément résumé. Il pourrait aussi être facilement caricaturé. En quoi n’éprouver durablement aucun désir sexuel devrait-il être immanquablement étiqueté comme une forme ou une autre de pathologie ? En quoi l’expression "ne pas avoir de désirs sexuels" devrait-il conduire ipso facto celui qui la ressent au décryptage thérapeutique balayant de l’analytique à l’endocrinologie ? Tel est ici le cœur interrogatif de cet article qui se veut une présentation succincte de l’asexualité, nouvelle entité neutre émergente dénonçant le culte moderne de la performance et le respect des normes au sein même du plus intime denos vies. Un constat s’impose. Un demi-siècle, de dissociation entre la sexualité et la reproduction, contraception hormonale féminine puis dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse. Un demi-siècle associé à cet étrange corollaire, l’analyse statistique des comportements sexuels et, immanquablement, la définition de normes séparant le normal du pathologique. Combien, depuis trois ou quatre décennies, de travaux officiels et de publications savantes décrétant la fréquence raisonnable des relations sexuelles plus ou moins conclues sous une forme orgasmique.

 

"Peut-être aucun autre type de société n'a jamais accumulé, et dans une histoire relativement si courte, une telle quantité de discours sur le sexe". Nous pourrions presque soutenir que le fait de disposer d’une nouvelle liberté sexuelle a paradoxalement généré de nouvelles contraintes à consonances normatives. Depuis Freud, les sociétés occidentales ont appris à faire avec des formes de sexualités différentes de la normative hétérosexualité. Un drame absolu pour certains, une grande conquête de nouveaux droits pour d’autres. Et c’est dans ce paysage passionnant autant que mouvant qu’apparaît l’asexualité, entité qui doit être bien distinguée de la religieuse abstinence, entité qui, conquiert peu à peu en visibilité sociale et médiatique. En 2019, dans un quotidien national français, un jeune américain âgée alors de vingt-trois ans, déclarait dans une interview: "En 2014, j’ai créé un site web pour que les gens puissent échanger leurs expériences. Nous approchons les dix-mille membres au niveau mondial. Quand j’avais treize ou quatorze ans, quand d’autres m’ont fait comprendre qu’ils désiraient quelque chose de moi, j’ai compris que j’étais différent. Cela m’a pris du temps d’accepter l’idée que l’asexualité était une possibilité. Les gays, dès l’enfance, savent que l’homosexualité existe. Mais personne, même au lycée, n’avait jamais entendu parler d’asexualité. À l’université, j’ai créé une communauté à travers le site. On a forgé le mot asexualité, et des milliers de gens nous ont trouvés sur le Web, en cherchant, à partir de zéro."

 

"Sur le sexe, la plus intarissable, la plus impatiente des sociétés, il se pourrait que ce soit la nôtre. Nous nous convainquons par un étrange scrupule que nous n'en disons jamais assez, que nous sommes trop timides et peureux, que nous nous cachons l'aveuglante évidence par inertie et par soumission, et que l'essentiel nous échappe toujours, qu'il faut encore partir à sa recherche". Poursuivons avec David Jay. "Il existe surtout une très grande variété dans la façon de vivre son asexualité. Certains ressentent des attractions émotionnelles mais pas sexuelles et d’autres non. Ceux qui n’ont pas d’attraction peuvent aussi avoir besoin d’établir une relation romantique, ou une amitié très proche avec quelqu’un. Si quelqu’un aime le sexe, qu’il en profite, c’est très bien. Mais nous pensons aussi que le sexe n’est pas indispensable. Sans sexe, la vie ne perd pas son sens." David Jay est le fondateur du mot, du mouvement et du site qui a permis le rassemblement, de cette communauté assez diversifiée: "Aven", "Asexuality visibility and education network", débarrassée du sexuel, dans ce petit a privatif, petit a devenu grand. Sans sexuel plus de non-rapport. D’où l’aspect, étonnamment pluriel, fait de toutes possibilités, allant de l’un à l’autre. Il ne s’agit pas de rejet, et il n’ignore pas qu’il puisse y avoir également plaisir. Il s’agit plutôt de quelque chose d’inné, peut-être même déjà là, à la naissance. Né avec ou plutôt né sans.

 

"Le seul fait qu'on ait prétendu parler du sexe du point de vue purifié et neutre d'une science est en lui-même significatif. C'était en effet une science faite d'esquives puisque dans l'incapacité ou le refus de parler du sexe lui-même, elle s'est référée surtout à ses aberrations, perversions, bizarreries exceptionnelles, annulations pathologiques, exaspérations morbides". Dans un monde sexué, les asexuels affirment n’avoir jamais eu aucun désir pour qui que ce soit et réclament eux aussi respect et reconnaissance. Les asexuels, à l’image des sexuels toutes tendances confondues (homo, hétéro, bi, trans) font de leur désintérêt pour la sexualité leur identité et la présentent comme une nouvelle orientation, le fait de n’être attiré par rien ni personne dans une sorte de degré zéro de la libido. Dès lors, ils revendiquent leur absence d’attiranceet leur quête conséquente d’une existence non sexuée en tant qu’orientation à part entière. On pourrait certes ici faire remarquer que cette revendication a quelque chose de contradictoire. Les asexuels ne troublent en rien l’ordre social. Pourquoi, pourrait-on dire, revendiquer le droit à ne pas avoir de libido ? Peut-être, parce que les asexuels estiment qu’on peut les considérer comme souffrant d’une pathologie alors que ce n'est pas le cas. La baisse du désir sexuel peut être globale et concerner toutes les formes d’expression de la sexualité ou peut être temporaire et situationnelle, limitée à un partenaire ou à une activité sexuelle spécifique. L'asexué est peu motivé et éprouve peu de frustration quand il est privé de la possibilité d’une activité sexuelle. Habituellement, il ne prend pas l’initiative d’une activité sexuelle ou ne s'y livre qu’avec réticence quand son partenaire en prend l’initiative. À l'opposé, Il peut y consentir par amour pour sa ouson partenaire, ou par dévotion dans le cadre d'une relation BDSM. Autant de cas dissemblables que de personnalités.

 

"C'est également une science subordonnée pour l'essentiel aux impératifs d'une morale dont elle a, sous les espèces de la norme médicale, réitéré les partages". Les asexuels ont toujours existé à cette différence près qu’ils entendent aujourd’hui constituer une identité à part entière et positive, en dépit des particularités qui les distinguent dans la façon de vivre cette asexualité. Remarquons que des couples se forment, aspirant à échanger amour et tendresse sur le mode fraternel, tandis que d’autres restent isolés.Au terme un peu barbare de "désir sexuel hypo-actif", employé dans les manuels de psychiatrie, les principaux concernés préfèrent garder une simple initiale. Les "A ", comprenez asexuels, s’opposent à la majorité de la population, les "S",sexuels. Il s’agit tout simplement d’une autre forme de sexualité tout comme l’est l’hétérosexualité ou l’homosexualité. Pour ces amoureux platoniques, noyés dans une société où le coït fait loi, le chemin de l’acceptation est jalonné de questionnements. La majorité des sexologues préfère parler d'un état parfois transitoire plutôt que d'une orientation sexuelle. Tout être humain possède à la base une pulsion sexuelle instinctive. Ce qu'il en fait ensuite est le résultat de ses représentations. Mais que nous dit l’émergence de l’asexualité en ce début de notre troisième millénaire ? Une réaction de défense face à la pornographie, face au tout sexuel, face au culte de la performance ? Un des multiples effets pervers mêlés de l’individualisme et des excès du communautarisme ? Le problème, ce n'est pas tant que notre environnement soit saturé de représentations sexuelles et érotiques, mais qu'il le soit toujours des mêmes. Et que cette homogénéité soit, à son tour, une cause et un vecteur de normativité identifié car il n'y a pas de normalité sexuelle.

 

"Sous prétexte de dire vrai, partout elle allume des peurs, elle prête aux moindres oscillations de la sexualité une dynastie imaginaire de maux destinés à se répercuter sur des générations". Ce dont souffrent les asexuels, comme tous les membres de minorités sexuelles et comme toutes les personnes dites sexuellement non conformes, ce n'est pas d'un trop plein de sexe, mais que ce sexe s'analyse, s'apprécie sur un mode à la fois moral et normatif. L'idée qu'il y aurait des sexualités bonnes et d'autres mauvaises, des normales et d'autres anormales. Alors que la normalité sexuelle n'a jamais existé et n'existera jamais. Au mieux, on ne peut isoler que des moyennes statistiques. Plus on "hypersexualisera" la société en montrant davantage de sexualité diversifiée, moins les individus porteurs de cette diversité souffriront de rejet et d'incompréhension. Mais perdurera toujours un écart entre l’identité sexuelle, à entendre comme ce qui relève du sexe, et l’identité singulière qui, elle, est relative à la réalisation de la jouissance. En découle qu’il reste à chacun de se faire son être sexuel. Ce qui engendre un incontournable défi parce que c’est difficile de sortir de l'appréhension de son sexe. Les asexuels "hétéroromantiques", "homoromantiques","biromantiques", ou "panromantiques" sont des êtres sexués. Ils ont la faculté de jouer avec leur identité, de déjouer la fatalité réelle du sexe, dans un assemblage imaginaire, car dans la sexualité, tout est possible, jusqu'à parfois l’affirmation de la même chose et de son contraire. Une maison, un toit, mais où est la porte, et la clé ? Des ombres à l’intérieur, fugaces, des spectres. C’est le sanctuaire de la sexualité. Laissons au sexe sa part de mystère et de liberté.

 

Notes:  (1) BDSM: bisexualité et plaisir: entre la mythologie et la sexologie: article du dix-sept mai 2020.

 

Bibliographie et références:

 

- Sigmund Freud, "Trois essais sur la théorie sexuelle"

- Michel Foucault, "Histoire de la sexualité"

- Nicole Prause, "L'asexualité"

- Mary Duenwald, "New orientations, asexuality"

- Carole Guisado, "Le sexe ? Non, merci"

- Sylvia Pagan Westphal, "Heureuse d'être asexuelle"

- Alfred C. Kinsey, "Asexuality"

- Jean-Philippe de Tonnac, "La Révolution asexuelle"

- Geraldin Levi van Vilsteren, "L'amour sans le faire"

- Peggy Sastre, "Avoir envie de ne pas faire l'amour"

- Julie Sondra Decker, "The Invisible orientation"

- Anthony F. Bogaert, "Comprendre l'asexualité"

- Abraham Riesman, "Asexuality"

- Bella DePaulo, "No sex please, we're asexual"

 

Bonne lecture à toutes et à tous.

Méridienne d'un soir.

Thèmes: littérature
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Si l'absence de sexualité ne nuit pas à leur bonheur, qu'ils soient heureux.
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Méridienne d'un soir
Avec plaisir @Cogitum. 1f607.png
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Griffon 59
Que chaque personne trouve sa place, sans jugement, merci à vous Méridienne d'un soir
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