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"C'est une grave erreur que de parler d'écriture féminine ou masculine. Il n'y a que des écritures tout court et plus elles
sont androgynes mieux ça vaut." Nathalie Sarraute, figure de proue féminine du courant littéraire du nouveau roman n'a
pas connu la littérature à l'époque des "bas-bleus", terme adopté par les conservateurs misogynes, voyant d'un mauvais
œil la femme qui s'intéressait aux choses intellectuelles. Elle ne pouvait être qu'une "précieuse", qu'un homme "manqué"
selon Barbey d'Aurevilly. Est-il néfaste pour celui qui veut écrire de penser à son sexe ? La littérature, comme tous les
espaces de pouvoir, a toujours été un bastion détenu par les hommes. Néanmoins, quelles que soient les périodes, de
Christine de Pisan à George Sand en passant par Louise Labé et Madame de Lafayette, les femmes appartenant aux
élites sociales et ayant bénéficié d’une certaine instruction ont pu acquérir une visibilité au sein du monde des lettres.
Pourtant, ces incursions demeuraient minoritaires à l’intérieur de l'univers littéraire. N’être plus ni muse, ni inspiratrice
mais participer à la voix du monde. C’est le souhait de toute femme écrivant. N’être que l’écrivain qui se cherche dans
l’écriture, s’invente et parle à l’autre de soi, de lui, d’elle. S’il s’agit de saisir pourquoi les femmes écrivent davantage
aujourd’hui, il sera sans doute assez facile de parler du contexte social et culturel qui leur donne plus de facilités. Mais
c’est davantage au sujet du contenu des textes, des mots employés, de la forme, que se trouve peut-être la clé de ce
qui fait la spécificité de l’écriture féminine. La stigmatisation des femmes de lettres s’est élaborée autour de la catégorie
"femme auteur", "bas bleu". Ce marquage sexué amalgamant sous ce dénominateur biologique commun les auteurs
féminins, jugeant et classant leurs œuvres, imposait une séparation entre une littérature écrite par les hommes et une
seconde écrite par les femmes. Aujourd’hui une telle opposition paraît désuète, révélant une évolution des modalités
d’appréciation de la littérature produite par les femmes et la reconnaissance de leur accès à cet univers de la création.
Certaines d'entre elles ont grâce à leur renommée servi de phare permettant ainsi à leurs consœurs de se libérer du joug.
Au cours du siècle dernier, les auteurs féminins se sont affranchis peu à peu de cette stigmatisation de leur contribution
à la littérature. Elles se sont imposées dans les rangs de l’avant-garde en mettant au cœur de leurs livres la revalorisation
du féminin. Cette construction sociale et symbolique de la légitimité des écrivaines a été édifiée à la fois en dénonçant la
suprématie masculine dans le monde des lettres et en définissant un esthétisme qui, théorisé, manifeste la possibilité
qu’ont les femmes désormais d’occuper visiblement le territoire littéraire. Lutter contre le stéréotype de l’appartenance
sexuée en la constituant en emblème esthétique s’inscrit dans un contexte où un espace s’ouvre aux femmes. D’une part,
le contexte politique dominé par le mouvement féministe des années soixante-dix permet de faire entendre l’expression
de l’arbitraire des jugements masculins à leur endroit. D’autre part l’évolution même du champ littéraire où apparaissent
de nouvelles avant-gardes crée une brèche où le "féminin" peut être défini comme subversif. Depuis les années cinquante,
le champ littéraire est dominé par deux courants d’avant-garde, l’existentialisme incarné par Jean-Paul Sartre et Simone
de Beauvoir et le "nouveau roman" porté par des auteurs tels que Nathalie Sarraute et Marguerite Duras. Le premier vise
à défendre une littérature engagée s’inscrivant dans une filiation héritée de Zola depuis la fin du XIXème siècle. Le second
rassemble des auteurs ayant une démarche apparentée à l’art pour l’art. Elle est sensible chez les nouveaux romanciers.
Quelle part intime la femme apporte-t-elle dans les belles-lettres ? Ces courants littéraires accueillent dans leurs rangs des
auteurs féminins bénéficiant d’une reconnaissance symbolique suffisante pour être affiliés à ces groupes. De Simone de
Beauvoir à Nathalie Sarraute en passant par Marguerite Duras et Julia Kristeva, ces femmes participent aux créations
théoriques de courants dans lesquels elles sont reconnues. Ces présences féminines révèlent la possibilité de fédérer
l’appartenance sexuée et l’innovation esthétique dans un espace plus autonome du monde des lettres. Qu’en est-il
de l’aveu de leur corps ? Qu’est-ce qu’une femme peut dire de son sexe qu’un homme ne saurait pas dire ? En somme,
peut-on dire que l’écriture aurait un sexe ? La poésie serait-elle plus révélatrice du sexe de son auteur ? La femme est un
sexe, le "deuxième", si l’on en croit Simone de Beauvoir. Il y aurait donc un premier et le deuxième se définirait par rapport
au premier. Sexe de moins, sexe en moins, moindre sexe, sexe en creux comme on le dit du moule qui donne sa forme
et son sens à la statue de bronze, celle-ci n’existant pas sans l’autre. "En tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est
homme", a dit Jean-Jacques Rousseau, ce qui pourrait vouloir dire qu’en dehors de l’amour, de l’expérience amoureuse
son sexe n’a pas d’importance. À voir, à moins que ce ne soient les formes du discours au féminin qui construisent le récit
de la différence sexuelle. En réalité, l’écriture féminine ne révèle pas qu’une seule voix mais des sexualités plurielles.
Sauf exception, le monde des lettres a péché par orgueil masculin dès l'origine. La plume ne pouvait être alors que virile.
George Sand voulait être l’un et l’autre sexe. George, l’écrivain à Paris, et Aurore, la femme, à la campagne, bien que
l’écriture se soit fabriquée aussi à Nohant. Reconnue comme un grand écrivain dès le départ par Henri James et Flaubert,
elle est conspuée par Baudelaire et Barbey d’Aurevilly. Baudelaire la nommait "la vache laitière de la littérature." Est-ce
seulement l’écrivain qu’il refusait ou la femme-écrivain ? Sappho est reconnue par son orientation sexuelle et par
l’interprétation de son œuvre à la lumière des éléments connus de sa biographie. D’autres femmes en Grèce ont écrit
de la poésie mais c’est le côté sulfureux des textes de Sappho qui nous est resté. Ce qu’elle mit d’elle-même et de sa vie,
de sa relation à l’amour, Horace nous le dit: "feu" et "amour." Poète de la passion amoureuse, "la mâle Sappho, l’amante
et le poète", dit d’elle Baudelaire, concédant à celle-ci le statut de poète parce qu’elle serait "mâle" ? Est-ce encore une
façon de nier cette écriture féminine ? L’écriture est pour toute femme la transgression absolue. Sappho dans l’Antiquité,
Christine de Pisan au Moyen Âge, Louise Labé et Pernette du Guillet à la Renaissance, d’autres encore dont les textes
sont oubliés, mais si peu de femmes poètes. Pourquoi ? Étaient-elles muettes ou interdites d’écriture et de création ?
Longtemps dans le corps social, la conscience féminine de l’identité personnelle ne se rencontrait pas. Elle ne trouvait
pas le temps d'écrire. La femme occupait dans sa famille, dans la société, une place assignée, préparée par le contexte.
Elle se soumettait, sans avoir ni la force, ni l’idée même de se révolter, sinon par une prise de pouvoir sur les structures
familiales. On connaît l’idée de l’invention de la sœur de Shakespeare par Virginia Woolf et de sa destinée. L’invention du
"moi" n’apparaît pour les hommes en général qu’à la période romantique. Pourtant, si le caractère de chaque individu le
poussait à exister pour ou contre son milieu, la femme était plus généralement dans une lignée où elle avait un rôle à
jouer qui remplissait grandement sa vie. Le problème de l’identité féminine va se forger lentement avec des rébellions
personnelles et des revendications qui aboutiront aux réactions des féministes de la fin du XIXème au XXème siècle.
La psychanalyse a aussi favorisé cette prise de conscience de l’identité personnelle. Si bien que nous nous trouvons
actuellement à une époque où le sentiment d’identité, la conscience d’être une personne unique s’affirment dans toutes
ses implications. D’où, au XXème siècle, l’explosion de l’écriture des femmes, d’abord des romancières puis, de plus en
plus, des poètes. Et comment dire le plus et le mieux, que l’on écrit à partir de soi, d’une conscience singulière, qu’en
laissant parler les mots du corps ? C’est dans la poésie, cette forme de littérature au plus près du corps, du murmure,
de l’émotion vive, une écriture hors des formes et des normes, que les femmes révèlent actuellement leur singularité.
Aujourd’hui, la femme écrit son corps comme une libération, dans un certain excès parfois. Mais cette parole muselée
doit sans doute déborder avant de trouver son juste milieu. La poésie est ce qui se dérobe aux discours de pouvoir,
aux sollicitations des marchands, peu vendue, peu éditée, elle est sans enjeu, c’est donc une écriture totalement libre.
Depuis toujours, les mots libèrent en se tournant vers l'autre car écrire c'est inventer une langue à partir de l’imaginaire.
La question du marquage sexué de l’écriture a divisé les femmes les plus dotées culturellement. Les plus anciennement
installées dans le champ, Marguerite Yourcenar, Simone de Beauvoir, Nathalie Sarraute, ont subi tout au long de leur
trajectoire son acception péjorée. La littérature féminine était définie comme un particularisme excluant de la littérature
universelle, donc considérée comme mineure. Ainsi Simone de Beauvoir exprimait son rejet du marquage sexué: "Quand
j’ai commencé à écrire, nombreuses étaient les auteurs féminins qui refusaient d’être classées précisément dans cette
catégorie. Nous rejetions la notion de littérature féminine parce que nous voulions parler à égalité avec les hommes."
La mise en évidence de la domination masculine, plutôt qu’objet de lutte militante, devient une référence contre laquelle
s’invente une parole féminine. L’accent porté sur la spécificité offre la possibilité de promouvoir le "féminin" en inversant
les valeurs auparavant stigmatisantes. Et cette mise en perspective de la différence posée en termes esthétiques oblitère
toute possibilité de contester la prise de pouvoir objectivement observable des femmes produisant ce type de discours.
Hissée au rang de singularité littéraire, la glorification du "féminin" s’inscrit dans une démarche distinctive, celle de
l’invention d’un style littéraire. Et l’invention puise son caractère inédit dans l’expression de tout ce qui a trait au corps
féminin: jouissance sexuelle, grossesse, accouchement, menstruations. Dire le corps féminin, affirmer la jouissance
sexuelle, offre la possibilité de briser le préjugé d’une littérature du sentiment, facile fondée sur la douceur féminine.
Admettre l'existence d'une écriture féminine, c'est admettre sa spécificité et avant tout tenter de la définir, non seulement
dans le désir, l’amour charnel et l’érotisme même si c'est là où elles ont le plus à être enfin elles-mêmes. Tout ce qui a
trait aux femmes est calqué sur le principe du texte en ce qu’il est autonome, trouve son fondement en lui-même par
une sorte d’immanence qui justifie à la fois l’orientation esthétique et l’émancipation des auteures. Le corps et le texte
de la femme sont articulés pour produire un discours s’opposant à celui du modèle masculin. Cette production révèle
que "tout est trop là: les mots, les corps, l’angoisse, la passion de celle qui écrit. Le lecteur masculin est mis en présence
d’une féminité qui n’est pas la sienne. Non plus parlées par la bouche des hommes, même des poètes les plus tendres,
les plus raffinés, les plus amoureux. Leur voix peut enfin se dire par-delà les siècles de contraintes. Les femmes ne sont
évidemment pas ce "continent noir" obscur et mystérieux. Elles peuvent parler pour elles et de ce qu’elles ressentent
vraiment. On a aujourd’hui une littérature érotique abondante et même un peu complaisante, et c’est encore dans la
poésie que les femmes peuvent se dévoiler au plus juste. Là où les mots obscènes sont surtout la reconnaissance des
gestes forts, primitifs et naturels qui fondent les amants. Rituels de l’amour dans sa réalisation. Si la mécanique de la
pensée vient du corps, l’écriture, elle, vient du corps profond, du corps intérieur par le langage maternel. Ce qui glisse
du corps de la mère par le langage se retrouve d'abord dans les émotions de la petite fille, puis ensuite de la femme.
Là où la plume se fait passion, de Louise Labé à Marceline Desbordes-Valmore, la littérature est de chair et de peau, et ce
qui est ressenti du corps d’une femme par la femme proclame avant tout cette expérience-là. C’est dans le dépassement,
la tension vers la lumière, la connaissance que surgit et se réalise l’écriture. Qu’est-ce qui, de l’indicible de l’être-femme,
se communique de particulier, de mystérieux avec les mots de tous ? Est-ce qu’une femme lit mieux une autre femme ?
Quelque chose d’impalpable, connu du fond de l’être passe-t-il chez la lectrice. Personne ne peut nier l’importance de
Virginia Woolf ou d’Anaïs Nin, non sur la qualité ou la forme de l’écriture mais sur le témoignage, la réparation, que ces
lectures ont apporté aux lectrices et futures femmes/écrivains. Pour échapper au carcan du discours de pouvoir, aux livres
des hommes, aux pensées formulées par ceux qui ont déterminé pendant des siècles la formation de la pensée chez les
femmes, pour échapper à cette sorte d’aliénation, une femme-écrivain doit inventer un langage nouveau, qui lui soit
réellement personnel. Ce doit être le cas évidemment de chaque écrivain car toute écriture vraie est d’abord novatrice.
Mais une femme devra sans doute l’être encore plus. Tout cela dans une certaine difficulté de reconnaissance car le
monde reste dominé par des hommes. Les éditeurs sont en majorité masculins et, pour eux, publier une femme passe
par savoir reconnaître l’originalité d’une écriture, avant d'accepter un certain nombre de femmes à leur catalogue. Les
jurys les plus enclins à couronner des femmes comme le Prix Femina et le Prix Médicis en font rarement des lauréates.
Bibliographie et références:
- Denise Bourdet, "Nathalie Sarraute"
- Christine Delphy, "L’ennemi principal"
- Élisabeth Badinter, "La littérature féminine"
- Françoise Héritier, "Masculin, féminin"
- Luce Irigaray, "Spéculum"
- Yvonne Knibiehler, "Qui gardera les enfants ?"
- Michèle Le Dœuff, "Le sexe du savoir"
- Joan W. Scott, "La romancière paradoxale"
- Nicole-Claude Mathieu, "L'écriture des femmes"
- Marguerite Duras, "Les parleuses"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes:
littérature
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@Méridienne d'un soir . Quelle belle photo. Quand aux mots, je ne sais pas s'il existe une écriture genrée.Quel qu'auteur que je lise, je reçois une histoire. Elle me guide, avec sa sensibilité, bien sur le style soit propre à chacun. L’école généralisée des "hussards noirs de la république" aura fait son office et permis aux femmes de paraitre enfin. Je n'ose croire qu'elles avaient moins de malice au fin fonds des deux derniers millénaires, mais on n'en garde simplement pas trace ... peu importe les genres. Si l'on me demandait de citer un titre d'un écrit d'une Femme qui m'ait marqué ... ce serait Monsieur Le Lyon (Nicole Avril) ... Parce que peut être un homme n'aurait pas eu cette idée, ou ne l'aurait pas écrit comme ça ... qu'importe. Il existe. Et cela m'a procuré tant d'émotions. Bien à vous.
@Pierre Louis . Merci pour votre commentaire, cher Monsieur; agréable début de semaine à vous.
Comme toujours Méridienne d'un soir, vous interpellez par votre écrit et c'est un délice. Mais, pour une fois, je me permets de déposer quelques bémols à votre présentation. "La femme est un sexe..." et nous en sommes tous avides. Il donne la vie et inspire toutes les envies...! Celles-ci nous font vivre jusqu'à certains excès parfois. Il est donc premier pour moi...! Quant à savoir si l'écriture érotique a un genre, je dis pense que oui... L'homme exprime ses besoins, la femme ses sensations...! Les ouvrages les plus réputés pour le plus large public sont "Histoire d'O" ou "50 nuances..." qui ont inspiré milles envies et souvent plaisirs...! J'aime vous lire Mesdames et sentir vos sensations au fil des mots qui, comme vous le dites avec raison, "libèrent"... Bien à vous mon amie...
Bonsoir et merci masque_gris pour votre commentaire; agréable soirée à vous, mon ami.
Merci Méridienne pour cet exposé qui me touche tant ! Encore donc la domination masculine dans la publication des écrits de femmes. Pourtant leur sensibilité singulière, propre à chacune comme celle des hommes trouve à s'exprimer par le verbe ! Oui, "le corps profond", nous y revenons toujours... Merci mille fois ! 🌹🌹🌹
Bonjour Dalia, merci beaucoup pour votre commentaire; agréable début de semaine à vous, Madame.
Pour citer Pierre Desproges et le plagier un peu : " Claude Sarraute n'a pas écrit que des conneries, elle en a dites aussi " Bien sûr qu'il y a une écriture féminine et une écriture masculine, mais curieusement, elle ne définit pas le sexe de l'auteur du texte. Prenez Proust qui est éminemment féminin, au contraire de Carson McCullers qui est très masculine dans son écriture. L'apport des femmes dans la littérature ou la poésie ? Essentiel, comme celui des hommes puisqu'il y a création. Encore un débat nécessaire mis sur la table par notre chère Méridienne.
"Il n'y a que des écritures tout court "
Je plussoie et je suis toujours gênée quand on tient à marquer la différence sous prétexte qu'on la sentirait : le plus de "tendresse" (pour ne pas dire de mollesse ?), De "douceur" etc etc..
Bien sûr, tout ça après avoir prit soin de relever le nom ou le genre utilisé par l'auteur(e) et donc son sexe.
Mais surtout, aussi, chose difficile à avouer pour moi, c'est que c'est parfois vrai...
Comme le disait déjà Virginia Woolf, il a fallu quelle tue la "femme d'intérieure" en elle pour pouvoir écrire, il s'agit peut-être alors de tuer toutes représentations et "identité", appartenances. N'être plus que l'être.
Sur ça, les mots de Rimbaud me réconfortent :
"La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons."