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De nos jours, l’abusive correspondance de l’internaute avec l'univers virtuel infère un retournement irréel mais
non moins puissant entre dépendance sociale et domaine personnel, entre lien sociétal et image sexuelle.
Parmi tous les moyens que le marketing a trouvés pour exciter nos émotions, le recours à l'évocation du plaisir
sexuel est sans doute l'un des plus performants. Les allusions à la sensualité, voire directement aux prouesses
sexuelles, font désormais partie du paysage médiatique. Dans l'histoire des mœurs, jamais la sexualité n'avait
autant investi l'espace public, jamais elle n'avait été chargée d'un rôle si puissamment mercantile. Si le sexe
fait indéniablement acheter dans certains cas, son usage n'est pas toujours efficace dans d'autres. Ainsi, pour
parvenir à son but, l'affichage érotisé doit dorénavant obéir à une syntaxe étudiée et aiguisée. Voilà pourquoi
de nos jours, il y a des annonces qui influencent. Automobiles, cosmétiques, meubles, voyages, informatique,
téléphones, tous concourent à la sexualité médiatique. Sexe formulé ou effleuré, allusion à des actes sexuels,
ou quasi nudité, les annonceurs recourent de plus en plus au sexe. La sexualisation s’accompagne d’une
érotisation du domaine public et médiatique ainsi que des créations socioculturelles. Cela est singulièrement
flagrant dans le domaine marchand où les évocations sexuelles se sont à la fois amplifiées et étendues. Le
sexe fait partie de la vie quitte à le banaliser. Aurait-on naïvement pu croire qu'il échapperait à tel matraquage ?
L'érotisme renvoie à de nombreux phantasmes ou d’idées reçues, parfois hélas adjoints en particulier à ceux
du sexisme. Mais ce n’est toutefois pas tout à fait le même discours de parler de statut ou de clichés sexuels que
d’approcher le thème de la sexualité, à proprement parler. Ce n'est pas la question d'ascendance qui se trouve
au premier rang ici, mais tout simplement la simple évocation du désir sexuel. Cependant, il ne s’agit pas non plus
de pornographie, concept répondant à une logique érotique différente et à un style méthodique particulier. Les
annonces pulsionnelles adoptent souvent des usages issus de la pornographie mais ne sont pas pornographiques.
Il s’agit bien plutôt d’une sexualité "soft" diffusée dans le flux médiatique qui utilise un dégré de la sensualité plus
pondéré, s’imposant à nous de manière très fallacieuse et dont tous ne font pas une lecture semblable. Ainsi, la
réclame sexuelle est un message contenant des images érotiques pour influencer, créer des comparaisons, des
émotions, et des comportements de consommation. Nous pouvons accorder au sexe toute sorte de génie, mais il
n’y pas de sorcellerie. Simplement la loi de l'offre et de la demande. L'annonceur veut vendre à tout prix. Dès lors,
il doit se servir de la sexualité de manière pondérée et ingénieuse. L'emploi du sexe dans l'espace médiatique nous
interpelle tant son usage évoque de nos jours nos comportements et notre culture autant qu’il ne les influencent.
Il en va de même dans le champ privé des relations singulières qu'entretient l'homme contemporain dans ses rapports
entre la communication sociétale et la sexualité virtuelle. En effet, de nos jours, l'individualisme a revêtu de nouveaux
habits. Oubliées, les petites annonces du "Chasseur français" ou du "Nouvel Observateur", le minitel remisé a fait place
à l'Internet omniprésent. Qui a oublié cette annonce pour un établissement financier, vantant la valeur de son service
commercial joignable tard dans la soirée ? Un garçonnet en pyjama, certainement à l'heure d’aller au lit, pour gagner
un peu de temps, propose un verre d'eau à son père, assis dans le salon, semblant très occupé avec son portable.
"-Que fais-tu, Papa ?" "-J'appelle mon banquier, Mr Dupont." Bientôt, le garçonnet, très bien élevé, a l'idée naturelle
d'offrir aussi de l'eau au conseiller, en hurlant dans le micro: "Veux-tu aussi un verre, Monsieur Dupont ?" Si cette
plaisanterie fait sourire le consommateur, s’il lui reste en tête, après avoir oublié le nom de l'établissement, c’est
selon Freud, parce qu’il accorde une "économie psychique." Dans son traité sur le mot d’esprit, il livre plusieurs
échantillons de ces "mots d’enfants" exprimant tout haut ce que masquent les adultes. En offrant un verre d'eau
à Mr Dupont, quel gain le garçonnet nous fait-il accomplir ? Sa parole est plus sagace qu’elle n’y paraît. Elle ne
donne pas seulement réalité à un mirage. Elle décrit une impossibilité, à la manière de ces images de Rorschach
qu'il faut examiner attentivement pour s’apercevoir enfin qu’elles sont par nature indéfiniment interprétables. Cet
embarras supposé, le gaçon en fait table rase, comme il vient de le faire pour son père, instituant le téléconseiller
au même niveau d’intimité, non seulement spatial, comme s’il était avec eux dans le salon, mais aussi émotionnelle
en le considérant d’emblée comme un ami du père. Un ami très proche, selon toute vraisemblance. Ne reste-t-il pas
à converser avec lui à l’heure où il doit se coucher ? Son tutoiement nous le confirme, et participe de l’effet produit.
C'est ainsi que le marketing moderne s'obstine à vouloir violer nos espaces intimes en forçant nos portes, en dérobant
nos imaginaires, quitte à mettre en scène des enfants, pour mieux nous infantiliser. Mais dans le même mouvement où
l’enfant reconnaît en Mr Dupont un intime, voire un rival, il hurle littéralement dans le moniteur, entérinant simultanément
le fait que Mr Dupont est sans doute très loin, perdu dans les réseaux, et qu’il faut forcer la voix pour s’en faire entendre.
On se prend d’ailleurs à imaginer la suite. L’enfant remplit un verre d'eau à ras bord, et le verse dans le portable, pour
qu’il rejoigne son destinataire, étrangement dématérialisé. "Mister Bean" entre alors en jeu. L’économie psychique est
donc à chercher dans cette dualité contradictoire des positions de Mr Dupont, dont l’enfant prend acte comme si de rien
n’était. Au-delà du non-sens du mot d’esprit, une tendance est à l’œuvre, dont la nature sexuelle reste occultée par la
situation mise en scène, une consultation de compte. Comment ne pas y reconnaître, pourtant, cette "extimité" de l’objet
cause du désir évoquée par Lacan, à la fois "intérieur" et "extérieur" au sujet. La confusion est alors maintenue par un
renversement de l’angoisse qui signale habituellement la présence de l’objet. Là où on attendrait l’inquiétante étrangeté,
la magie de l’informatique fait surgir un objet virtuel, comme en un rêve éveillé dont on peut se croire maître. Et de fait,
il suffit de couper la conversation pour s’assurer d’une trompeuse évidence. Mr Dupont venait du portable, et non pas du
père. Mais si tel était vraiment le cas, rirait-on de ce mot d’enfant ? L’exemple est, comme toujours, la chose même. Cet
apologue nous introduit au cœur de la sexualité virtuelle, qui n’en diffère que par le propos sexuel de la connexion.
En effet, Internet ne se contente plus seulement d'envahir l'espace publicitaire mercantile régnant dans les médias mais
il atteint le centre même de notre intimité la plus sacrée, à savoir la sexualité. "Si tu ne m’avais déjà trouvé." Cette parole
bien connue de la Bible, souvent rappelée par Lacan, est résolument oubliée du schéma positiviste qui promeut une
conception cumulative, linéaire et progressiste du savoir, sous l’effet d’une aspiration présumée innée à la connaissance.
L’idéal encyclopédique hérité des Lumières ne semble avoir rien perdu de son éclat, tandis que s’accumulent avec le
temps les signes de sa vanité. Alors que le projet de tout savoir s’éloigne toujours davantage, dans les faits, de l’horizon
d’une vie humaine, et même de l’humanité, on ne cesse en effet d’en ranimer le mirage à toute occasion. Dernier vertige
en date des toujours nouvelles technologies, Internet se fait l’étendard à la mode d’une religion scientiste qui ne manque
pas de retrouver, sous une autre forme, l’angoisse qu’elle croyait avoir conjurée. Si on peut tout savoir "d’un simple clic",
alors on peut aussi bien en savoir trop. Informations mensongères, exaltations idéologiques terroristes ou sectaires, et
bien entendu incitation à la débauche sont les corrélats tout à fait prévisibles, mais étrangement inattendus, de cet accès
à "tout" en ligne, contre lequel les armes du "contrôle parental" présenteront toujours les failles de toute censure.
C'est bien là le danger pernicieux de l'Internet, investir, commander et réguler nos vies. Comme si, nous avions laissé en
chemin notre libre arbitre, jeté aux orties toute forme de liberté individuelle et sacrée. Un abord moins angélique et plus
freudien de notre rapport au savoir, prenant en compte le refoulement et la pulsion de mort, en permet une relecture
beaucoup plus fidèle à la clinique concrète. Il n’est pas difficile, en effet, de reconnaître sous le masque de la "raison
éclairée" la dialectique ambiguë du narcissisme, défendant les intérêts du moi contre toute menace, y compris contre les
exigences de la pulsion sexuelle, dont il n’est pourtant lui-même qu’un mode d’expression dérivé. Un rapide retour sur ce
nouage inextricable du moi et du sexuel nous permettra de déchiffrer alors plus aisément les paradoxes apparents de la
sexualité en ligne, et d’en reconsidérer les dangers. Contrairement à une opinion non fortuitement répandue, le principe
de réalité freudien, dont le moi se fait le garant, n’est pas l’ennemi du principe de plaisir. Il en est le conseiller avisé, lui
évitant les déboires du seul processus primaire pour aboutir à la même satisfaction attendue. L’épreuve dite de réalité
consiste en une confrontation entre les représentations investies et la perception, de façon à éviter l’impasse. Selon le mot
célèbre, la trouvaille de l’objet est toujours une "retrouvaille", une vérification dont Freud fournit la genèse détaillée dans
son article sur la dénégation. D’où vient alors que le sexuel paraît banni d’un procès psychique qui ne semble s’articuler
qu’en termes de représentations et de savoir ? Il nous faut donc renverser notre schéma initial. En lieu et place d’un moi
assoiffé de savoir qui viendrait s’étancher à la source d’une omniscience en ligne, l’écran du net est d’abord à concevoir,
d’un point de vue psychique, comme un support d’identification, voire d’idéalisation, face à un moi s’émerveillant de s’y
retrouver, "sans corps", comme une organisation pure et parfaite de toutes les représentations totalement virtuelles.
La technologie prend place corps et âme des notions d'affect, de sensiblité, d'indépendance identitaire et de maîtrise de
notre propre sexualité. On le vérifie aisément en mesurant l’intensité de la frustration qui accueille toute manifestation du
"corps" de la machine, lorsque l’accès s’interrompt, ou que la connexion tarde. Ce n’est pas là simple embarras résultant
d’une attente forcée. Il y avait bien de la jouissance, dans la fiction de cet échange, mais elle restait inaperçue. Inéluctable
effet de retour de cette puissante dénégation, le corps ne tarde pas, cependant, à resurgir de l’écran, exactement comme
l’image idéalisée du miroir ne peut empêcher le surgissement de l’objet insaisissable, irreprésenté, notamment à travers
l’énigme du regard. Bref, on l’aura compris. Le moteur pulsionnel n’est l’intrus inopiné de la navigation en ligne que pour
la conscience morale de son utilisateur. Dans les faits, il lui préexiste, et ne cesse d’y prélever des satisfactions invisibles.
C’est précisément la visibilité soudaine de cette satisfaction qui seule vient faire butée, contraignant alors le moi à revoir
sa position. Sous bénéfice d’un inventaire plus exhaustif, on peut en distinguer trois modalités, que nous évoquerons ici
surtout pour en souligner la continuité, aussi profonde qu’inaperçue. La modalité la plus élémentaire s’exprime directement
à travers une manifestation corporelle: vertige, perte d’équilibre, migraine, voire déclenchement épileptique contre lequel
mettent aujourd’hui en garde tous les diffuseurs de logiciels. Sans les étudier ici plus avant, on peut les mettre au compte,
au moins partiellement, d’une absence de limite soudain renvoyée par l’impossibilité effective de balayer tous les possibles
de ce gigantesque Moi que dessine le voyage virtuel. Le moi de l’écran en ligne est en quelque sorte psychotique. Aucun
objet, précisément, ne vient en lester la trajectoire, hors l’objet "extime" de son utilisateur. Lorsque l’errance se met
à apparaître comme telle, la jouissance un instant entraperçue vient faire retour dans le corps propre, sous la forme de
malaise physique. On comprend ici pourquoi tant de sujets psychotiques se sentent d’emblée chez eux dans la "réalité
virtuelle" et s’y montrent performants. Toute autre est la modalité, où la sexualité s’affiche en clair sur l’écran, par l’image.
Nous atteignons là le nœud gordien de la dérive du monde virtuel. Les réseaux sociaux ne sont-ils pas l'ultime attaque
contre le rempart de la personnalité ? D'aucuns objecteront leur utilité ventant le confort de la communication moderne.
Mais une société qui s'individualise à force marchée ne risque-t-elle pas de se recroqueviller sur elle-même ? Tandis que
la dimension sexuelle demeure, face à l’Autre du lien social, dans une réalité diffuse dont les analysants commentent
sans fin l’incompatibilité, pour s’en révolter ou pour s’en plaindre, l’Autre fantasmatique au-delà de l’écran virtuel tend à
faire passer à l’état diffus le lien social qu’il présuppose. tout le monde, ici, n’est que "pseudo", avec lequel, dès lors, "tout",
c’est-à-dire le sexe est permis. La difficulté n’est donc nullement levée, comme on l’entend parfois dire les promoteurs du
lien en ligne. Elle est magiquement oubliée jusqu’à la perspective d’une rencontre effective, qui retrouve alors tous les
obstacles que l’on pouvait croire dépassés. Ce phénomène trouve sa logique dans la continuité des développements
précédents. Lorsque la jouissance a trouvé ses représentations, celles-ci peuvent assurer au moi de l’utilisateur qu’elles
seraient les inductrices, et donc les origines d’une exigence pulsionnelle dont il demeure, la victime "innocente." Seul
l’excès du recours à cet expédient, lorsqu’il prend la forme de l’addiction, peut jeter le trouble sur une conscience
désormais apaisée de n’en faire qu’un usage tout à fait rationnel, répondant à la satisfaction d’un besoin. Besoin qui
s’exprime, d’après ce que nous entendons autour de nous, plus régulièrement comme affectif chez les femmes, moins
enclines à l’exhibition qu’aux vertiges du marivaudage courtois, et plus directement physique, voire masturbatoire, chez
les hommes, souvent accrochés au fétichisme de l’image. De ce rapide panorama des sexualités virtuelles, il résulte
en tout cas que leur danger, quand il existe, n’est pas essentiellement là où le redoute une conscience morale marquée
par l’interdit œdipien, et donc par la confusion séduisante entre le sexuel et sa représentation. Il est plutôt d’admettre
qu’en cette occurrence, le virtuel n’est pas initiateur, mais révélateur d’un mode de fonctionnement psychique dans
lequel il ne saurait faire effraction que par contingence accidentelle. Le virtuel peut se nourrir de dangers narcissiques.
Bibliographie et références:
- S. Freud, "Le mot d’esprit"
- J. Lacan, "D’un Autre à l’autre"
- H. Lisandre, "Le virtuel c’est moi"
- G. Deleuze, "Différence et répétition"
- A. Gauthier, "Le virtuel au quotidien"
- J.C. Martin, "L'image virtuelle"
- P. Lévy, "Qu'est-ce que le virtuel ?"
- D. Berthier, "Méditations sur le réel et le virtuel"
- S.Tisseron, "Rêver, fantasmer, virtualiser"
- P. Fuchs, "Traité de la réalité virtuelle"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes:
littérature
11 personnes aiment ça.
Bonjour et merci Chienne Lise, ce sera un plaisir de vous lire. 🌹🌹🌹
Bonsoir Old-Man-Rêveur; CQFD; bon exemple d'illustration de publicité érotique.
En même temps, et quand bien même elles sont à finalité mercantile, vos image ne manquent pas de poésie, OldManRêveur
Bonjour chère L., la dernière photo semble sortir tout droit du film "Fifty Shades of Grey"; ne trouvez-vous pas ?
"Fifty Shades of Grey" with Old-Man-Rêveur, what a fantasy !!