Méridienne d'un soir
par le 08/02/21
609 vues
"Il s'était offert sur cela des épisodes, de scélératesse à son esprit dont il sentait accroître sa perfide lubricité.
Voici comme il s’y prit pour mettre à la scène toute l'infamie et tout le piquant qu'il put. Son hôtel se trouvait en
face d'un endroit où l'on exécute quelquefois des criminels à Paris, et comme le délit s'était commis dans ce
quartier-là, il obtint que l'exécution serait faite sur cette place en question. À l’heure indiquée, il fit trouver chez
lui la femme et la fille de ce malheureux. Tout était bien fermé du côté de la place, de manière qu'on ne voyait,
des appartements où il tenait ses victimes, rien du train qui pouvait s'y passer. Le scélérat, qui savait l'heure
positive de l'exécution, prit ce moment-là pour dépuceler la petite fille dans les bras de sa mère, et tout fut
arrangé avec tant d'adresse que le scélérat déchargeait dans le cul de la fille au moment où le père expirait."
"La maladie a toujours négligé tous les devoirs auxquels est soumise la santé. Nous ne sommes
plus nous-mêmes quand la nature accablée commande à l'âme de souffrir avec le corps".
William Shakespeare. Le Roi Lear II (1606)
C'est à la prison de la Bastille, en 1785, que Sade écrit son œuvre emblématique, "Les Cent Vingt Journées de Sodome
ou l’École du libertinage", fidèle transcription de sa pensée singulière sur les plaisirs, les instincts et les pulsions les plus
vils. La lecture de ce tableau des vices s'avère particulièrement éprouvante et provoque le plus souvent ressentiment
et révolte. Le marquis de Sade était-il à ce point déséquilibré pour concevoir une nomenclature de perversions les plus
inconcevables et indescriptibles que puisse imaginer l'esprit humain ? Avant de jeter l'ouvrage au bûcher, il est utile d'aller
à la rencontre de cet auteur révolté mais fascinant, tout à fait hors du commun. Sade fut embastillé sur décret royal, sans
jugement jusqu'à ce que la Révolution française le fasse libérer opportunément. L'écrivain libertin, au comportement
scandaleux qu'il affichait ouvertement, était ce genre d'homme qui portait la liberté comme une brûlure. Sans aucune issue
vers l'extérieur, il ne lui resta plus qu'à plonger en lui-même, au plus profond, pour pouvoir la retrouver. Alors, à sa manière,
Sade inventa la psychanalyse, plus d'une centaine d'années avant Freud. Se prenant lui-même comme unique objet de
l'analyse, il plongea dans les recoins les plus sombres de son inconscient, ne reculant devant rien et motivé par la rage
inextinguible qu'il endurait du fait de son incarcération, il produisit cet ouvrage sidérant. Ce livre doit être regardé comme
un acte de libération, le seul qui était alors à sa portée. Il faut l'explorer comme une exploration radicale de l'inconscient.
De même en préambule, il nous paraît opportun de mettre en garde le lecteur qui serait tenté de le découvrir de souligner
que cet ouvrage, sans doute le plus abouti des écrits sadiens, verse dans l'horreur et l'effroyable, dans un flot ininterrompu
de scènes sexuelles où la violence et la cruauté vont crescendo jusqu'au dénouement final. On navigue ainsi allègrement
de la pédophilie à la scatophagie en passant par la nécrophilie, les mutilations ou encore le viol. Toutefois, on sent sourdre,
des tréfonds crépusculaires, un humour d'une causticité des plus ténébreuses. Il est inachevé, long et complexe. Sade
semble prendre plaisir à égarer l'observateur le plus averti en entremêlant les successions d'allégories de sorte que le
spectacle final ressemble à une démonstration mathématique incompréhensible. À l’école du libertinage, quarante-deux
jeunes gens sont soumis corps et âmes aux fantasmes des maîtres du château. À la fois scandale et révolution littéraire,
chacune de ces cent-vingt journées de Sodome est un tableau des vices et perversions les plus criminelles, démontrant
avec un inimitable génie la face la plus noire et inavouable de l’homme. Sade est au clavecin, il improvise, il se joue des
mots, il compose, en vrai musicien baroque, une suite française libertine. Quel charme vénéneux, quel éclat abyssal.
Ainsi, si la recherche du plaisir est au cœur de la pensée sadienne, on opinera toutefois que celle-ci n’échoie jamais
naturellement. Sa mise en œuvre exige en préliminaire, une laborieuse besogne d'inventivité, de rédaction, et enfin, de
réalisation. Il s’agit dès lors d’examiner l'intrigue comme le ferait un metteur en scène travaillant un scénario avant le
montage d'un film. Ce qui importe chez Sade, ce n’est pas tant la consommation immédiate du plaisir que sa naissance,
son organisation, en amont, au sein de la pensée, sous forme d’ombres ou d’imaginaires. L'origine du mot scenario est
assez floue. Il ne désigne le sens qu’on lui connaît de script cinématographique que depuis l’avènement du cinéma au
début du XXème siècle, mais déjà, au XVIIIème, le lien entre texte et image semble sous-jacent. Collet et Beaumarchais
l’utilisent une première fois en 1764 pour évoquer la scène, c’est-à-dire "la partie du théâtre où les acteurs représentent
devant le public." Cependant, le terme scénario ne sera véritablement recensé qu’entre 1932 et 1935 dans la huitième
édition du dictionnaire de l’Académie Française pour désigner le "canevas d’une pièce de théâtre." Étudier le scénario
des plaisirs dans les cent-vingt jours, c’est donc s’attacher à décrire une machinerie qui fait intervenir des logiques
textuelles et imaginaires. Sade se démarque de ses contemporains du XVIIIème siècle notamment parce que le plaisir
s’expose dans son œuvre avec une rare violence, en entretenant des rapports sans tabous avec la logique iconique.
Vers la fin du règne de Louis XIV, quatre riches libertins âgés de quarante-cinq à soixante ans, le duc de Blangis, son
frère l’évêque, le Président de Curval et le financier Durcet, s’enferment, en plein hiver, dans le château de Silling, avec
quarante-deux victimes soumises à leur pouvoir absolu et quatre maquerelles "historiennes" chargées de raconter les
perversions de leur vie. Le livre fait s’entremêler le récit des quatre historiennes aux "événements du château." L’ouvrage
se décompose ainsi en quatre parties qui correspondent à chacun des quatre mois, soit cent-vingt jours exactement.
La partie liminaire de l'œuvre est surprenante. Elle est organisée autour d’un long préambule suivi de la représentation
précise des trente premières journées au palais. Les trois autres parties apparaissent sous forme de plans non rédigés.
La grande majorité des détenus victimes périssent dans d’épouvantables tourments. Sade nous livre dès lors le récit
paroxystique de l'apprentissage de ces jeunes gens enlevés à leurs parents, soumis corps et âme aux fantasmes des
maîtres de ce château ancestral, bâti dans la Forêt-Noire allemande. Pris de compassion pour eux, le lecteur a le choix
entre indignation, colère, épouvante ou dégoût. Inventaire nauséeux de vices, de crimes, d'incestes, de mutilations, de
cris et de sang versé. "Personne, disait Georges Bataille, à moins de rester sourd, n’achève les Cent Vingt Journées que
malade." Prêtant au Duc de Blangis, l'implacable bourreau, maître des femmes détenues et suppliciées, ces propos:
"Examinez votre situation, ce que vous êtes, ce que nous sommes, et que ces réflexions vous fassent frémir, vous êtes
déjà mortes au monde." Faisant ses universités au fort de Vincennes, Sade décrivit avec une scrupuleuse précision, tel
un botaniste et son herbier, un florilège abominable de perversions sexuelles. Transféré à la Bastille, il mit au propre ses
brouillons sur des trames de papier réunies en rouleau. À la fin de son travail, Sade annota simplement: "Cette grande
bande a été commencée le 22 Novembre 1785 et finie en trente sept jours." Le manuscrit autographe écrit au recto, puis
au verso se présentait sous la forme d'un rouleau de trente trois feuillets, collés bout à bout, égalant une longueur totale
de plus de douze mètres. Entre répulsion instinctive, et respect pour l'œuvre créatrice, le roman ne laisse pas indemne
le lecteur. Ce texte fleuve de Sade, dans la narration de "passions" sexuelles, d'aberrations repoussantes, de meurtres
atroces, de déviances et de crimes abjects, simples fantasmagories ou réels passages à l’acte, ébranle la lecture autant
qu'elle la stimule. De là, débute l'intolérable et diabolique force attractive de l'œuvre. Lorsqu'un récit écartèle le désir, plus
qu'il ne le satisfait, dévoilant une affreuseté abyssale, il offre au lecteur abasourdi deux options. Soit le rejeter, le recluant
dans l'oubli de rayons poussiéreux d'une bibliothèque, soit tenter de le prendre en considération, mais avec circonspection.
L’ouvrage se compose sous la forme d'un journal comportant quatre parties, correspondant chacune à un degré croissant
de soumission. La graduation croissant sur une échelle dans l'atrocité, telle la représentation sismologique de Richter, du
"simple", au "double", puis au "criminel" pour atteindre le stade dévastateur du "meurtrier." Les six cents cas, à première
lecture, semblent sortir tout droit de l'intelligence monstrueuse d’un pervers sexuel. Entre précision chirurgicale et froideur
médico-légale, les mots découpent la chair et l'esprit, tel des scalpels. Le château de l'horreur devient une morgue pour une
jeunesse sacrifiée sur l'autel des "passions." Les châtelains aristocrates, en mutants sataniques, se métamorphosent en
bêtes sauvages. L'inceste devenant la plus douce et la plus naturelle des lois et des unions de la renaissance des âmes.
Le récit des salacités de l'historienne Duclos reproduit le fantasme de la scène dans un style sans fard mais élégant. Notons
qu'elles concordent littéralement aux descriptions séquentielles des atrocités commises par les trois maîtres. L'apparence
des abbés est symbolique dès les premières images. L'auteur projetant ainsi dans le récit sa haine viscérale du clergé.
"Leurs vits" correspondent à la machinerie. De même, le langage fait émerger la représentation du résultat de la jouissance
des récollets, expulsée par la machinerie. Le langage et le style sont des représentations nouvelles en assumant deux
fonctions essentielles. En premier lieu, ils constituent le principe même du scénario sadien car sans eux, le livre n'existerait
pas. Ensuite, ils sont des images secondaires, en aval de la machine scénaristique. Dans ce contexte, on comprend que le
récit d’imagination, déroulé par les "historiennes", fixe le cadre symbolique de la jouissance en même temps qu’il en donne
les règles. Sade affirme d’ailleurs bien qu’elles ont pour rôle "d’irriter les sens" des libertins. Dès lors, la faille, dangereuse
et menaçante, semble absolument nécessaire. C’est dans cet espace flou que s’introduit l’imaginaire des libertins. Même
si elle n’a qu’une toute petite place dans l’épisode, elle semble décisive puisque, visiblement, elle permet de relancer le
désir de jouissance de l’évêque. On peut supposer que sans ce trou dans le discours, l’imaginaire du libertin n’aurait aucun
espace libre à investir et qu’il se lasserait de la répétition narrative qu’engendrerait l'active imagination des historiennes.
C'est là tout le génie littéraire de l'auteur qui a construit son œuvre comme une véritable machine de guerre, enfermant le
lecteur dans un tourbillon carcéral fantasmagorique, mettant à mal son imagination. On le voit, que ce soit lors des orgies
libertines ou lors des récits racontés par les historiennes, des lacunes ponctuent le texte. Il n’est pas superflu de remarquer
que celles-ci sont en lien étroit avec les logiques iconiques et discursives. Ce n’est que lorsque Sade affirme brièvement
que "nous sommes désespérés de ce que l’ordre de notre plan nous empêche de peindre ici ces lubriques corrections"
qu’est sollicité notre esprit critique. Nous saisissons alors l’impossibilité temporaire d’accéder dans leur totalité aux us et
coutumes du château de Silling. On le voit, de nombreux dispositifs sont mis en place pour assurer la jouissance des
convives dans le domaine ancestral, si bien que le scénario des plaisirs est d’une complexité remarquable. Il serait
intéressant de vérifier si ce système de faille imaginaire s’exemplifie dans les autres écrits de Sade, notamment dans
Justine et Juliette. Les cent gravures de ces deux romans posent certainement de nouvelles questions primordiales à la
à la compréhension de l'esprit sadien. Les femmes "bandent", jouissent comme des hommes et livrent du "foutre." Entre
horreur, endurance et sublimation, dans un ouvrage à l'âme noire, inaudible à la morale et à la raison, Sade livre un chef
d'œuvre pour celui qui veut l'aborder en double lecture. Grâce à son inimitable talent, il dépeint en réalité l'agonie de la
monarchie, l'illusion de la religion, la relativité des Lois. En révolutionnaire athée, il participe bien malgré lui, au courant
philosophique des Lumières. L'œuvre écrite en prison, doit être comprise, comme un acte de libération, une exploration
radicale de son inconscient, freudienne avant l'heure. Dans son testament, il exprima le vœu: "Le temps venu, la fosse
une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que par la suite le terrain de ladite fosse se trouvant regarni,
et le taillis se retrouvant fourré comme il l'était auparavant, les traces de ma tombe disparaissent de dessus la surface
de la terre, comme je me flatte que ma mémoire s'effacera de l'esprit des hommes." Dans sa volonté de disparaître à
jamais de la mémoire des hommes, transparaît la logique irréfragable de défier la mort dans son monde de terreur.
Bibliographie et références:
- Michel Delon, "La 121ème journée"
- Gilbert Lely, "Vie du marquis de Sade"
- Yves Bonnefoy, "Le marquis de Sade"
- Pierre Ménard, "Le Marquis de Sade, étude graphologique"
- Annie Le Brun, "Théâtres du marquis de Sade"
- Maurice Heine, "Les Cents Vingt journées"
- Jean-Jacques Pauvert, "Sade vivant"
- Georges Bataille, "La Littérature et le mal"
- Jacques Worms, "Le marquis de Sade"
- Julien Zeller, "La littérature sadienne"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
12 personnes aiment ça.
jeuxpiquants
Les 120 journées dérangent. J’avoue, moi je l’ai sans doute lu trop tôt, vers mes 16 ans. Pour moi, le sadomasochisme, c’était quelques bandes dessinées de Pichard lues en douce et Histoire d’O. Dans les deux cas, j’y trouvais une émotion encore imprécise. Puis j’ai lu les 120 journées, en douce, par petit bouts, le soir dans ma chambre. J’étais révolté par ces figures d’autorité exerçant leur tyrannie sur des victimes les plus innocentes possibles. La recherche systématique de l’abject, de la transgression sur tous ses axes : sociaux, moraux, religieux, par les personnages censés en être les dépositaires m’inspirait du dégoût. Souvent la cruauté des sévices m'a fait fermer un chapitre avant sa fin. Mais le lendemain soir, je sortais l’ouvrage de sa cachette pour lire la suite. Rarement j’ai lu un texte aussi lentement. Et cette lenteur m’a donné le temps de réaliser une chose inattendue. L’excitation que je ne pouvais nier, je la ressentait en évoquant les victimes des sévices. Ce qui me faisait rouvrir les pages et jouir dans le noir, c’était l’idée d’être comme les innocents sacrifiés du livre. Je me voyais offert à ces mains terribles guidées uniquement par leur désir, inaccessibles aux tabous et aux conventions. Les 120 journées m’ont dérangées, mais elle m’ont aussi fait découvrir que le trouble ressentit tôt à l’image de chrétiens suppliciés, prolongés par mes premières lectures transgressives, était celui d’être offert et possédé.
J'aime 08/02/21
Méridienne d'un soir
Bonsoir cher jeuxpiquants, merci pour votre témoignage très personnel; il enrichit humainement cette courte étude sur Sade; bonne soirée à vous, mon ami.
J'aime 08/02/21
Méridienne d'un soir
La personnalité de Sade fascine toujours autant; on le déteste ou on le glorifie; d'Onfray à Sollers; d'Apollinaire à Éluard; de Sainte-Beuve à Baudelaire; le très respectable Flaubert était un gand lecteur du divin marquis; Michel Foucault a souligné l'importance de ses écrits. "Faut-il brûler Sade ?" s'interogeait Simone de Beauvoir reconnaissant une "cérébralité lumineusement écrite." Des cachots à La Pléiade, singulier destin d'un homme scandaleux, révolté, libre mais visionnaire et talentueux.
J'aime 10/02/21
Jeanson
Ah le cher Marquis doit bien rire. Il est au Panthéon des écrivains décriés, il est au firmament des écrivains adorés. Il y a chez Sade une dimension comique au moins aussi intense que chez Kafka. Les deux écrivains ont ceci de commun, c'est qu'ils refusent l'aliénation et ne parlent que d'elle. Sade le premier a compris qu'il faut choquer pour s'imposer. La loi du genre s'applique encore aujourd'hui. Mais comme vous le démontrez si bien chère Méridienne d'un soir : "il dépeint en réalité l'agonie de la monarchie, l'illusion de la religion, la relativité des Lois." Surtout cette dernière, la relativité des lois, ce qui me donne à croire que Joseph K broyé par une loi qui ne comprend pas est un enfant de Sade qui n'a pas su entendre son père. Pour finir, j'ai l'impression que les deux "rigolos" noient le poisson. Un bon citoyen est un rebelle pour Sade, un mauvais citoyen est un mouton pour Kafka, mais les deux sont anéantis par la loi et la morale. Merci de nous faire réfléchir Méridienne d'un soir.
J'aime 11/02/21
Méridienne d'un soir
Merci pour ce parallèle littéraire très pertinent, bonne journée à vous, cher ami. 1f607.png
J'aime 11/02/21