Méridienne d'un soir
par le 21/12/20
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À un journaliste qui lui demandait en 1961: "Comment vous situez-vous dans la littérature actuelle ?", Françoise Sagan
répondit: "L'écrivain le plus lu". Boutade peut-être et constat lucide aussi de celle qui, en 1954, connut avec son premier
roman une célébrité immédiate et mondiale. Avec plus de trente millions de livres vendus en France et une œuvre traduite
dans une quinzaine de pays, l'auteur de "Bonjour tristesse" est un des écrivains les plus populaires de la seconde moitié
du XX ème siècle. Pourtant, son œuvre a été continuellement regardée avec suspicion par la critique. Avec son air mutin
et sa drôle d’allure de garçon manqué, la jeune fille âgée de dix-neuf ans, est pétrifiée au milieu du grand dîner littéraire
organisé en son honneur. Son premier roman vient d’obtenir le prix des critiques, doté de cent mille francs, qu’on lui remet
en espèces car, mineure, elle ne peut recevoir de chèque. De retour chez ses parents, elle abandonne l’argent dans un
tiroir que sa mère, affolée, découvrira le lendemain. Son père, à qui elle demande conseil quant à la meilleure manière de
le dépenser, lui répond: "Jette-le par la fenêtre." Elle n’aura pas besoin de l’entendre deux fois. Les billets tombent du ciel
et très vite se transforment en voitures de course, manteaux de fourrure, whisky pour tous. À ce rythme-là, la légende
Sagan ne va pas tarder à envahir le paysage médiatique. Pourtant, rien ne prédisposait la jeune Françoise Quoirez à
devenir une star. Née dans la propriété maternelle du Lot, à Carjac, le 21 juin 1935, elle passe ses premières années
bourgeoisement, boulevard Malesherbes à Paris. Arrivée après Suzanne, onze ans, Jacques, huit ans et Maurice, mort en
bas âge, Françoise, dite "Kiki", est choyée. "Les parents lui passaient tous ses caprices", déplorait sa soeur aînée. Adulte,
gâtée par le succès, elle restera un "Petit Poucet androgyne", qui sème des trous de cigarettes partout sur son passage.
Si la famille maternelle est constituée de petits propriétaires terriens désargentés du Lot, le père, lui, est un industriel du
Nord. Lorsque la guerre éclate, il prend la direction d’une usine dans le Dauphiné, afin de mettre sa famille à l’abri des
fracas parisiens. "Un coup loupé", constatera Sagan, avec placidité. Car, de fait, au cœur du Vercors, elle grandit dans la
plus grande agitation, entre arrestations et exécutions. "J’étais une fille timide, bégayante, terrorisée par les professeurs."
Un parfait préambule aux échecs successifs de sa scolarité. À l’adolescence, la gamine indisciplinée est invariablement
renvoyée de toutes les institutions catholiques dans lesquelles ses parents malgré tout tentent de lui faire acquérir un
minimum d’éducation. Son occupation principale, déambuler dans les rues, sa seule passion, la lecture. En désespoir de
cause, ses parents, magnanimes, l’inscrivent au Cours Hattemer pour y passer son baccalauréat. Heureuse initiative, elle
y rencontre Florence Malraux, fille d’André et de Clara qui devient son amie pour la vie. Celle-ci l’encouragera à faire éditer
son premier manuscrit. Prise d'un amour immodéré pour les textes, elle lit des auteurs français et étrangers, classiques ou
contemporains comme Stendhal, Flaubert, Proust, Rimbaud, Gide, Camus, Sartre, Dostoïevski, Faulkner, Hemingway,
Joyce, ou encore Tenessee Williams. Est-ce pour justifier la déception qu’elle inflige à ses parents, que la jeune fille, dotée
d’une imagination hors du commun, fait croire à son entourage qu’elle écrit un roman? Toujours est-il qu’à force sans cesse
de le répéter, elle s’est sentie obligée de l’écrire, au cours de cette année 1953, alors qu’elle ratait ses débuts universitaires.
"Bonjour Tristesse" paraît donc en mars 1954 chez Julliard sous le pseudonyme de Françoise Sagan, le père ayant refusé
que son nom apparaisse sur la couverture. Le prince de Sagan est un personnage de la "Recherche du temps perdu" de
Marcel Proust. Après le prix des critiques, un article du respecté François Mauriac encense les qualités littéraires du texte
et qualifie son auteur de "charmant petit monstre": le phénomène Sagan est en marche. Un million d’exemplaires vendus,
traduit dans vingt-cinq langues, tournée américaine. D’abord désemparée par ce succès qui la dépasse et lui ressemble
assez peu, la romancière finit par s’en accommoder. Elle déclarait "J’ai porté ma légende comme un masque délicieux".
Dans cette légende, défile une jeunesse insouciante indéfectiblement liée. Florence Malraux, l’écrivain Bernard Franck, le
danseur Jacques Chazot, et surtout Jacques Quoirez, son frère, avec lequel elle partage un appartement. Elle fait la fête
dans des lieux à la mode tel Saint-Germain-des-Prés où elle se lie avec Juliette Gréco, la normandie d'Honfleur ou de
Deauville, Saint-Tropez, où elle assiste au tournage de "Et Dieu créa la femme", de Roger Vadim, avec Brigitte Bardot.
Elle conduit des voitures de sport à une vitesse d’enfer, offre à boire toute la nuit et vit comme si chaque jour était le dernier,
comme si la vie était éternelle. Elle aurait pu craindre, en 1956, que son second roman, "Un certain sourire", ne marque
l’arrêt de sa carrière. Bien au contraire, le succès est confirmé, la fête peut continuer. Elle déclare appartenir au cercle très
fermé des joueurs qui "ne craignent pas de perdre ce qu’ils ont, ceux qui considèrent toute possession matérielle ou morale
comme provisoire, qui considèrent toute défaite comme un aléa, toute victoire comme un cadeau du ciel." De fait, Le destin
frappe en avril 1957. Son Aston Martin, poussée à sa vitesse maximale, dérape sur une départementale, les passagers sont
éjectés, la voiture retombe sur sa conductrice. Résultat, crâne ouvert, onze côtes, l’omoplate, les poignets, deux vertèbres,
cassés. À Creil, on lui donne l’extrême-onction. Des mois d’hôpital, des douleurs à peine calmées par la morphine, vont
plonger la romancière dans l’univers noir de l’addiction. Dès lors, la personnalité future de Sagan, qui ne cessera de flirter
avec les extrêmes est en place. Sa légèreté et sa noirceur, son élégance et sa douleur fabriqueront à jamais sa légende.
Nul doute que cette expérience ait influencé les années suivantes, son mariage avec l’éditeur Guy Schoeller, de vingt ans
son aîné, ou l’achat de son manoir, entre Deauville et Honfleur, le lendemain d’une soirée au casino, un huit août où, ayant
misé sur le huit, elle a gagné quatre-vingt mille francs, prix fixé par le propriétaire. Avec la guerre d’Algérie, Sagan légère,
devient Sagan engagée. Elle se découvre une conscience de gauche qui ne la quittera plus. Elle signera alors plus tard le
"manifeste des trois-cent-quarante-trois salopes" pour l’avortement, et enfin, deviendra l’amie de François Mitterrand. En
attendant, le "charmant petit monstre" construit sa vie, divorce, tombe amoureuse d’un mannequin américain, Bob Westhoff,
met au monde son fils unique, Denis, en 1962. Outre ses romans, elle écrit quelques articles et s’essaie au théâtre avec
plus ou moins de bonheur, "Un château en Suède" ou "La robe mauve de Valentine" seront des succès, les autres pièces
plutôt des échecs, mais le principal est que l’expérience l’amuse follement. Pour Sagan, profiter de la vie est, en soi, une
activité. "Le plus grand luxe, c’est pouvoir prendre son temps. La société vole le temps des gens". Elle se sait privilégiée.
Lorsqu’on lui reproche de cantonner ses personnages dans des milieux sociaux privilégiés, elle répond qu’elle ne voudrait
pas s’abaisser à gagner de l’argent sur le dos d’une misère qu’elle ne connaît pas. Ce qui l’intéresse, c’est l’âme humaine,
dans sa nudité, et ce qu’elle explore, l’amour, la solitude, transcende l’économie. "Il y a tout l’être humain à fouiller", c’est
suffisant. L’argent, elle s’en fiche, "Les gens que j’aime, c’est ce qui compte le plus pour moi". Ce désintéressement absolu
sera porté à son discrédit. "Je ne sais pas si ce qu’on me reproche le plus est d’avoir gagné beaucoup d’argent ou bien
de l’avoir dépensé." Son fils, Denis, raconte qu’elle gardait, dans un placard, un chapeau rempli de billets afin que les amis
se servent sans avoir à demander. Ses frasques liées à l’alcool, ses démêlés avec le fisc, sa solitude, trouvent une accalmie
au milieu des années soixante-dix lorsqu’elle tombe amoureuse de la styliste Peggy Roche. La romancière qui avait clamé:
"Je n’aime pas la mode, je la fuis totalement, à tous les niveaux", se découvre quelques talents de chroniqueuse du monde
de la mode. Quinze années de vie commune lui apportent une certaine sérénité. Le décès de Peggy en 1991 marquera le
début du déclin de Sagan. Certes, son frère adoré est mort, en 1989. Certes, ses démêlés avec la drogue et la justice
commencent à la miner. Mais surtout, la disparition de son indéfectible compagne la plonge dans la plus grande affliction.
Elle se laisse flouer par un industriel de Elf cherchant à atteindre le président Mitterrand, afin d’obtenir une exploitation de
pétrole en Ouzbékistan. Naïvement, elle sert d’intermédiaire et accepte en échange le financement de la rénovation de son
manoir en normandie. Lorsque le fisc vient lui réclamer les sommes correspondant aux travaux, Sagan est déjà ruinée.
De l’affaire Elf, elle ne se relèvera pas. Les toutes dernières années de sa vie, elle va les passer dans une dépendance
douloureuse, clouée au fauteuil par une opération de la hanche, mise sous tutelle, interdite de chéquier, à la merci de sa
dernière compagne, Ingrid Mechoulam, millionnaire, qui a racheté tous ses biens, la mettant ainsi à l’abri de la pauvreté
mais l’isolant complètement de ses amis. Sagan n’est pas du genre à se plaindre. La politesse est son épine dorsale. Sa
définition de la politesse, savoir prendre soin des autres, leur épargner nos plaintes. La politesse, c’est l’élégance absolue.
Françoise Sagan décline physiquement, ne pesant plus que quarante-huit kilos. Elle meurt, le vingt-quatre septembre 2004,
d'une embolie pulmonaire à l'hôpital de Honfleur près de son ancienne résidence d'Équemauville. Un ultime roman, "Les
Quatre Coins du coeur", retrouvé à l'état de manuscrit par son fils Denis Westhoff, sera publié après sa disparition. Elle
est inhumée auprès de son frère, de ses parents, de son second mari, Robert Westhoff, et de sa compagne, Peggy Roche,
dans le cimetière du village de Seuzac, à quelques kilomètres de Cajarc dans le Lot. "J’ai du talent mais pas de génie",
s’excusait-elle. Elle a pourtant eu celui d’inventer une romancière vivante, sensible, élégante et profondément humaine.
Bibliographie et références:
- Denise Bourdet, "Françoise Sagan"
- Gérard Mourgue, "Françoise Sagan"
- Pol Vandromme, "Françoise Sagan ou l’élégance de survivre"
- Jean-Claude Lamy, "Sagan"
- Nathalie Morello, "Françoise Sagan"
- Sophie Delassein, "Aimez-vous Sagan ?"
- Alain Vircondelet, "Un charmant petit monstre"
- Geneviève Moll, "Madame Sagan, à tombeau ouvert"
- Annick Geille, "Un amour de Sagan"
- Pascal Louvrier, "Sagan, un chagrin immobile"
- Ève-Alice Roustang, "Françoise Sagan, la générosité du regard"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
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Je 'ai jamais succombé aux charmes du "petit monstre" sans doute trop futile à mon goût, mais votre bio la rend plus humaine que je ne pensais.
J'aime 22/12/20
FemmeFemelleEsclave
La futilité apparente cache parfois des blessures, des fêlures intimes. C’est toujours l’impression que j’ai eue en lisant Sagan. Merci une fois encore chère Méridienne de nous partager vos goûts littéraires. Et pour la manière dont vous le faites.
J'aime 22/12/20
Méridienne d'un soir
Bonjour et merci mes amis L. et J.L pour vos commentaires; bonne journée à vous deux.
J'aime 22/12/20
insolence
Françoise Sagan, je n'ai jamais accroché, mais tu me donnes envie de la lire une fois en entier, merci Méri, bises
J'aime 27/12/20
Méridienne d'un soir
Merci insolence, bonne journée à toi, bises
J'aime 28/12/20