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C'était une île sous l'archipel des étoiles. Le matelas posé à même le sol sur la terrasse chaulée
semblait dériver dans la nuit obscure de Pátmos. La douce brise de mer tiède comme une haleine
étreignait un figuier dans un bruit de papier froissé, diffusant une odeur sucrée. Le ronflement du
propriétaire s'accordait aux stridulations des grillons. Dans le lointain, par vagues, parvenait le
crincrin d'un bouzouki. Le corps hâlé de Charlotte semblait aussi un îlot; majestueux, longiligne
et hiératique comme un kouros de Náxos, il paraissait tombé d'une autre planète sur ce matelas
mité. Aucun luxe ne pouvait rivaliser avec la splendeur qu'offrait ce dénuement. Quel lit de duvet,
quelle suite royale des palaces de la place Syndagma, de l'hôtel d'Angleterre ou du King George,
pouvait dispenser de la magnificence d'un plafond aussi somptueux que cette voûte étoilée ?
Que de péripéties, d'efforts, de fatigues, devenus subitement lointains, nous avaient jetées dans
cet asile sans murs, sans fenêtres et sans toit. C'était le charme de ces voyages d'île en île où les
bateaux se délestent de leurs lots de passagers abandonnés sur le port; à eux de se dénicher un
gîte au hasard de la chance. Plus de chambre à l'hôtel, ni chez l'habitant, alors on trouve refuge
n'importe où, sur le parvis d'une église, sur les marches d'un escalier. Cette fois, faute de mieux,
on m'avait proposé ce toit en terrasse où le propriétaire devait venir chercher un peu de fraîcheur
par les nuits de canicule. Ni la couverture râpeuse qui sent le bouc, ni le matelas en crin, ni les
oreillers confectionnés avec des sacs de voyage enveloppés dans des foulards ne font obstacle
à la féerie de la nuit grecque. Charlotte acceptait sans rechigner ces vicissitudes du voyage.
À la palpitation des étoiles éclairant le temps immobile des sphères répondait le frémissement
des corps. J'étreignais Charlotte, j'embrassai son ventre avec le sentiment de saisir cet instant, de le
fixer, de l'immortaliser. Ce que je détenais entre mes bras, ce n'était plus seulement elle, son monde
de refus obstiné, son orgueil aristocratique, mais la nuit intense et lumineuse, cette paix de l'éternité
des planètes. Le plaisir me rejeta dans un bonheur profond. Je ne m'éveillai que sous la lumière
stridente du jour qui, dès l'aube, lançait ses feux. Une violence aussi brutale que doit l'être la naissance
qui nous projette sans ménagement dans la vie. Je maudissais ce soleil assassin, tentant vainement
d'enfouir mes yeux sous la couverture à l'odeur de bouc. Le paysage des maisons cubiques d'un blanc
étincelant qui s'étageaient au-dessus de la mer me fit oublier la mauvaise humeur d'une nuit écourtée.
Des autocars vétustes et brinquebalants transbahutaient les touristes dans des nuages de poussière.
Une eau claire, translucide, réparait les dégâts de la nuit. Nous étions jeunes et amoureuses. Au retour
de la plage, j'échangeai notre toit contre une soupente aux portes et aux solives peintes dans un vert cru.
Nous dînerions dans une taverne enfumée, parfumée par l'odeur des souvlakis, d'une salade de tomates,
de feta, de brochettes, en buvant du demestica, un vin blanc un peu râpeux. Et demain ? Demain, un autre
bateau nous emporterait ailleurs. Notre sac sur l'épaule, nous subirions le supplice de ces périples sur des
navires à bout de souffle. Tantôt étouffant de chaleur dans des cabines sans aération, tantôt allongées
contre des bouées de sauvetage dans les courants d'air des coursives humides d'embruns. Où irions-nous ?
À Lesbos, à Skiatos, à Skyros, dans l'île des chevaux sauvages, d'Achille et de Rupert Brooke ?
Je me souviens à Skyros d'une chambre haute et sonore des bruits de la ruelle maculée de ce crottin des
petits chevaux qu'on laissait sur le sol blanchi comme s'ils provenaient des entrailles sacrées de Pégase.
Des ânes faisaient racler leurs sabots d'un air humble et triste, écrasés sous le faix, chargés non pas de la
légende mais des contingences du monde. La chambre meublée de chaises noires caractéristiques de l'île
était couverte de plats en faïence. La propriétaire, méfiante, s'en revenait de traire ses chèvres et d'ausculter
ses fromages, parfumée de leurs fragrances sauvages, regardait nos allées et venues avec un œil aiguisé de
suspicion comme si l'une et l'autre, nous allions lui dérober ses trésors. Que de soleils roulèrent ainsi.
Chaque jour l'astre éclairait une île nouvelle, semblable à la précédente. Les jours de la Grèce semblaient
s'égrener comme les perles des chapelets que les popes barbus triturent de manière compulsive. Charlotte
aimait ses paysages pelés, arides. La poussière des chemin ne lui faisait pas peur. Elle ne manifestait aucun
regret devant la perte de son confort. Cette forme de macération qui la coupait de ses habitudes et de ses
privilèges, lui montrait le saphisme comme un nouveau continent. Un continent intense tout en lumières et
en ombres, éclairé par la volupté et nullement assombri par la culpabilité. L'amour n'avait pas de frontières.
Nous protégions ainsi notre amour hors des sentiers battus, dans des lieux magiques qui nous apportaient leur
dépaysement et leurs sortilèges. En marge de la société, condamné à l'errance, ce fruit défendu loin de nous
chasser du paradis semblait le susciter chaque fois sous nos pas. Mais la passion saphique qui fuit la routine
où s'enlise et se renforce l'amour pot-au-feu n'a qu'un ennemi, le temps. Ce temps, il est comme la vie, on a
l'impression quand on la possède qu'on la gardera toujours. Ce n'est qu'au bord de la perdre qu'on s'aperçoit
combien elle était précieuse. Mais il est trop tard. Nous étions deux jeunes femmes, innocentes et amoureuses.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes:
littérature
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Ravie de vous faire voyager, mes amis Helier et MINETGRIS; Belle journée à vous deux.
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27/08/20