Méridienne d'un soir
par le 21/07/20
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Le drap remontait jusqu'au menton, laissant nus les bras et les épaules. Elle ferma les yeux. Sarah contempla
impunément le pur ovale du visage de Patricia. Sur la peau mate des joues et du front, sur les paupières bistrées
passaient, comme des risées sur la mer, de brefs frissons qui gagnaient les belles épaules, les bras, la main tenue
par son amante. Une émotion inconnue s'empara d'elle. Serrer une femme dans ses bras, c'est se priver de la voir,
se condamner à n'en connaître que des fragments qu'ensuite la mémoire rassemble à la manière d'un puzzle pour
reconstituer un être entièrement fabriqué de souvenirs épars: la bouche, les seins, la chute des reins, la tiédeur des
aisselles, la paumes dans laquelle on a imprimé ses lèvres. Or parce qu'elle se présentait ainsi allongée, pétrifiée
comme une gisante, Sarah découvrait Patricia comme elle ne croyait ne l'avoir jamais vue. Elle ne reconnaissait pas
la fragile silhouette à la démarche vacillante sur la jetée du port, menacée dans son équilibre par la bourrasque qui
se ruait sur Sauzon. Elle était infiniment désirable, ce à quoi, elle avait peu songé depuis leur première rencontre.
Plus surprenante encore était l'immersion de Patricia dans le sommeil dans la tempête, comme si seule une pression
de la main de sa maîtresse libérait d'un torrent de rêves. Un souffle à peine perceptible passant ses lèvres entrouvertes.
Comme le suaire que les sculpteurs jettent sur une statue d'argile ocreuse encore fraîche, le drap mollement tendu
épousait les formes secrètes de la jeune fille: le ventre à peine bombé, le creux des cuisses, les seins attendant les
caresses. Sarah se pencha sur ce masque impassible comme on se penche sur un livre ouvert. En la serrant dans
ses bras, elle la réveillerait, la rappellerait sur l'île où un avis de grand frais s'était abattu. Un élan de tendresse étrangla
Sarah. De très près, son front apparaissait comme un mur impénétrable derrière lequel se cachait un courage inouï.
On pouvait y lire aussi de la crainte. Un peu de sueur brillait sous ses aisselles épilées et Sarah en sentit l'odeur âpre
et fine, un peu végétale et se demanda comment une femme si belle pouvait parfois se montrer d'une si grande docilité.
Elle savait qu'elle lui appartenait mais se demandait où étaient sa bouche, ses seins et ses reins. Les exigences de Sarah,
le plus difficile n'était pas de les accepter, le plus difficile était simplement de parler. Dans la moiteur de la nuit, elle avait
les lèvres brûlantes et la bouche sèche, la salive lui manquait, une angoisse de peur et de désir lui serrait la gorge, et ses
mains étaient froides. Si au moins, elle avait pu fermer les yeux. Mais non, elle veillait sur la lancinante douleur des traces.
La veille, elle avait accepté d'être fouettée jusqu'au sang par Sarah. Elle se souvint seulement qu'elle ne lui avait jamais
dit autre chose qu'elle l'aimait. Un ordre l'aurait fait se rebeller, mais cette fois-ci, ce qu'elle voulait d'elle n'était pas qu'elle
obéît à un ordre, mais qu'elle vînt d'elle-même au-devant de ses désirs sadiques. Encore un instant, avait-elle dit. Patricia
se raidit, mais en vain. Elle reçut quarante coups de cravache. Elle le subit jusqu'au bout, et Sarah lui sourit quand elle la
remercia. Dans le lit, elle ne pouvait cesser de désirer refermer ses cuisses meurtries. Sarah s'était révélée chaque nuit de
leur vie languissante toujours plus fougueuse dans leurs ébats d'alcôve. Toutes les femmes amoureuses ont le même âge,
toutes deviennent des adolescentes exclusives, inquiètes, tourmentées. Patricia endormie n'échappait pas à la règle.
La mer est comme ça. Elle peut accumuler les malveillances, multiplier au-delà de l'imaginable les mauvais hasards, les
coïncidences mortelles et, lorsque tout semble perdu, détourner sa fureur et faire une fleur à ceux contre qui elle s'est
acharnée. Mais il y avait peu de chance que la tempête ramène le voilier près de son point de départ. Le canot tous temps
de la SNSM était sorti en fonçant dans les rouleaux d'écume au large de la pointe des Poulains. Rien de plus stupide que
la bravoure frôlant l'inconscience. La fin était là, tracée par les rochers. Le cercle se resserrerait autour d'eux pour la curée.
Ce serait au tour de Sarah d'être muette. Le froid ne les referait pas vivre. La vague envahirait le carré, l'ancre flottante ne
tiendrait pas. Le bateau se coucherait et se relèverait mais pour combien de temps. Il faudrait apprendre à mourir car le flot
reprendrait possession de son domaine. Rien n'est plus important que les vertiges de Monet et de son ami, le pêcheur Poly.
La découverte des aiguilles de Port-Coton des rochers du Lion de Port-Goulphar et de Port-Domois. Un soleil rouge, un
soleil de fiction incendie le couchant. Lisse comme un toit de zinc, la mer est morte, on la croirait déserte sans le friselis. La
côte a disparu. Admirable justesse du langage marin dont ricanent les niais. Au-delà du jargon de pure technique, les mots
cernent au plus près la vérité des choses dans toutes leurs dimensions avec tant d'exactitude et de simplicité qu'ils en sont
poétiques. Les sémaphores signalent "mer belle". Le langage des gens de mer ne se prête pas à l'épopée.
Renaître à la vie est heureux pour les amoureux. Pour qu'un rêve soit beau, il ne faudrait pas s'éveiller. En aucune façon,
Sarah demandait à Patricia de se renier mais bien plutôt de renaître. C'est bon, les autres, c'est chaud, c'est nécessaire.
Sarah avait du goût pour les autres. Pour elle, c'était une attitude moins altière que l'imprécation et l'anathème, moins chic
aussi; le monde est peuplé de mains tendues et de cœurs entrouverts. Le jour n'en finissait pas de se lever. Le spectacle
de l'aube réticente n'était pas exaltante. Des nuages bas galopaient sous une couche de cumulonimbus plombés. Le vent,
contre la houle, créait une mer confuse, heurtée, rendant la navigation confuse. Ce fut un soulagement de revoir la lumière.
Il fallait prendre un autre ris dans la grand-voile et envoyer un petit foc car, sous les rafales qui forcissaient, le vieux ketch
commençait à fatiguer, puis descendre dans le carré et regarder une carte marine de plus près. Patricia faisait semblant de
dormir dans le joyeux charivari des objets usuels livrés au roulis. Nous étions dans le sud de Groix. Continuer sur ce bord
en espérant identifier à temps les dangers de Belle-Ile ou changer d'amures et courir un bord hasardeux vers le large en
attendant l'embellie. C'était la meilleure solution quitte à tourner le dos volontairement à la terre. C'était l'heure du bulletin
météo de Radio-France annonçant un vent frais du nord-est. C'était le vrai mauvais temps. Raison de plus pour virer de
bord, vent devant si possible, sinon lof pour lof et à la grâce de Dieu. Sous son seul petit foc, "Albatros" allait vite, trop vite,
il ventait en furie. Il souffrait. Lorsqu'il dévalait la pente d'une lame, nous avions peur qu'il se plante dans la lame suivante.
Le bout-dehors plongeait sous l'eau. Chavirer par l'avant n'est pas une légende. La barre franche devenait dure. À bord,
les yeux se fermaient, mais personne ne dormait, c'était un état intermédiaire, pas exactement le demi-sommeil, plutôt
une torpeur éveillée. Le corps s'absentait mais l'esprit demeurait en alerte. Des torrents d'eau mousseuse s'écoulaient
par les dalots. La mer était grise tout autour mais d'un vert profond. Sur ses pentes ruisselaient des cascades blanches.
Combien de temps "Albatros" avait-il souffert contre la peau du diable ? La tempête cessa et nous rentrâmes à Sauzon.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
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Un grand merci pour cette balade nautique en des lieux que je connais bien. Permettez moi d'y voir une connivence de plus.
J'aime 22/07/20
Sale coin. Pas mal de bateaux ont un peu trop caressé les cailloux. On le sait, la Teignouse est teigneuse.
J'aime 22/07/20
Marc Nancy
Encore un magnifique récit empreint de sensualité . Merci de nous faire voyager
J'aime 24/07/20
Marc Nancy
Bonne journée également, Méridienne d un soir
J'aime 24/07/20