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Le 2 décembre 1814, au soir, Sade expirait. De son vivant pourchassé, maudit,
persécuté, engeôlé durant près de trois décennies, le marquis et son œuvre
furent-ils mieux traités depuis deux siècles? Censuré, psychanalysé, biographié,
disséqué, théâtralisé, pléiadisé, le voilà désormais produit-dérivé. Un descendant,
mercantile, peu scrupuleux de la postérité de la création littéraire de son aïeul,
écoule un brandy "Divin marquis". L’époque est à la vulgarité; l’obscénité tient sa
part. Quant à lire Sade, c’est suranné, trop long, fastidieux. Et cette manie aussi
de tout mélanger, sexe et pensée, au prétexte de littérature. Jean-Jacques Pauvert
fut le premier à oser publier Sade sous son nom d’éditeur. Grâce lui soit rendue.
Balançant entre le clair et l'obscur, désormais, il faut faire avec l'écrivain.
Il a maintes fois été écrit que Sade, poussant la fureur à son point d’incandescence, déchiquetant les corps
à coups de plume, au risque d’effacer les âmes, prophétisait l’Holocauste. Ce que Dante a décrit dans son
terrible poème, l’auteur des 120 Journées de Sodome savait que l’homme le réaliserait. Sade a pensé et a
commis les plus atroces supplices que l’esprit puisse engendrer. Il s’est livré à l’autopsie du mal. Sans doute
est-il vain de spéculer pour déterminer si Sade voulait prévenir du malheur ou l’appelait de ses vœux. Il faut
avoir le cynisme de Céline pour prétendre, a posteriori, qu’il ne voulait, dans "Bagatelles pour un massacre"
(1937), "qu’éviter aux hommes les horreurs de la guerre." Qu’importe les intentions de Sade. Annie Le Brun,
exploratrice de l’homme et de son œuvre a établi le constat: "La pensée de Sade a son origine dans l’énergie
des pulsions". Les objections sont connues: "fumisterie anachronique", "délire d’interprétation."
Sade a poussé le libertinage aux extrêmes de la légalité en commettant d'odieux actes sur mineurs naïfs ou "achetés."
Prétendre le contraire serait une contre-vérité historique. Mais fallait-il pour cela censurer son œuvre ? De Louis XV
à Napoléon, il fut incarcéré sous tous les régimes. Le blasphémateur, le dépravé, le révolutionnaire, le politique, toutes
les figures qu’il incarna furent opprimées. Dans ses écrits, Sade n’a cessé de revendiquer avec passion la primauté
de la Raison, au sens du XVIII ème siècle. L’athée, auteur du "Dialogue entre un prêtre et un moribond" taille la religion
en pièces, appelle à la sédition anticléricale. Robespierre voudra le lui faire payer de sa vie avant, tout juste, de perdre
lui-même la tête. Sade, libérateur, dans ses discours en damnés devant la section des Piques, la plus virulente de la
Révolution, réclame l’abolition de la monarchie.
Il le répète, encore, dans le fameux appel public, "Français, encore un effort si vous voulez être républicains", de même
qu’il y prône la liberté des mœurs et la dissolution de la famille comme institution. Trop vite, certains réduisent le
programme au discours d’un anarchiste. Rien n’est plus faux. Sade milite pour le bien commun, au sein d’une société
respectueuse de chacun éclose dans un État digne. Tôt, il embrasse et théorise ce projet politique. Novembre 1783,
emprisonné au donjon de Vincennes, Sade écrit à son épouse Renée Pélagie:
"Ce ne sont pas les opinions ou les vices des particuliers qui nuisent à l’État; ce sont les mœurs de l’homme public qui
seules influent sur l’administration générale. Qu’un particulier croie en Dieu ou qu’il n’y croie pas, qu’il honore et vénère
un putaine ou qu’il lui donne cent coups de pied dans le ventre, l’une ou l’autre de ces conduites ne maintiendra ni
n’ébranlera la constitution d’un État." La corruption des puissants, voilà l’ennemie: "Que le roi corrige les vices du
gouvernement, qu’il en réforme les abus, qu’il fasse pendre les ministres qui le trompent ou qui le volent, avant que de
réprimer les opinions ou les goûts de ses sujets!". Et Sade met en garde, à défaut, ces sont "les indignités de ceux qui
approchent le Roi qui le culbuteront tôt ou tard." Faut- il, là encore, attendre passivement que la prophétie sadienne se
réalise? Elle semble en passe de l’être.
de Sade. La réduire à une lettre "dégoutante" est une erreur. L’ignorer est une faute. Il n’est pas trop tard. Dès 1909, le
poète, qui avait bien lu, nous livrait le message d’espoir, évoquant deux emblématiques personnages sadiens: "Justine,
c'est l’ancienne femme, asservie, misérable et moins qu’humaine; Juliette, au contraire, représente la femme nouvelle
que Sade entrevoyait, un être dont on n’a pas encore idée, qui se dégage de l’humanité, qui aura des ailes et qui
renouvellera l’univers."
Sade a rédigé son œuvre à un rythme impressionnant, écrivant cinq à six pages par jour, comme le suggèrent les dates
de début et de fin de rédaction de ses textes présentes en marge. De nombreuses ratures, des passages entièrement
repris, des ajouts en interligne montrent un travail de réécriture constant du texte. Dans le dernier cahier, après trois
années de travail, il rédigea le "catalogue" de ses œuvres. Si les plus subversives, à commencer par le manuscrit
clandestin des 120 Journées n’y apparaissent pas, il recense tout de même, au feuillet 451, pas moins de cinquante
nouvelles, écrites sur vingt portefeuilles cartonnés.
Relâché le 2 avril 1790, Sade emporta avec lui ses papiers de prison, mais il oublia ou perdit deux de ses portefeuilles
dans son déménagement. Il n’hésita pas à écrire au lieutenant général de police pour se plaindre de cette perte. Sade
pensait probablement déjà à faire publier ces œuvres, et il envisagea différents titres: "Contes et fabliaux du XVIII ème
siècle par un troubadour provençal" puis "Portefeuille d’un homme de goût." En juillet ou août 1800, plusieurs de ces récits
rédigés par Sade en prison, ainsi que quelques nouvelles compositions, parurent finalement en quatre volumes sous le
titre des" Crimes de l’amour", chez l’imprimeur-libraire Massé.
Entre sa publication et son entrée dans les collections patrimoniales de la Bibliothèque nationale, le destin de ce manuscrit
demeure mystérieux. Fut-il, comme ses autres papiers, confisqué par la police au moment de son arrestation, en 1801 ?
Est-il passé entre les mains d’un admirateur lettré qui aurait pu désirer s’approprier ou collectionner les papiers du
marquis ? La date de son arrivée au département des Manuscrits reste énigmatique. Son identité demeure inconnue.
De nombreux textes ont été, à un moment ou à un autre, saisis par la police, et ont échappé de peu à la destruction, sous le
Consulat, la Restauration et la monarchie de Juillet. La Police obéissait scrupuleusement aux ordres politiques.
Louis Philippe ordonna la destruction du manuscrit du "Délassement du libertin". Le fils du marquis de Sade, Armand
(1769-1847), ayant appris l’acquisition faite par la bibliothèque, avait tenté d’atteindre le roi Louis-Philippe. La demande,
ou supplique, adressée au très puritain roi des Français devait certainement invoquer des notions d’honneur et de morale,
le fils du marquis étant prêt à tout pour faire détruire les écrits de son père et tenter d’échapper à la mauvaise réputation
paternelle. Protège-moi de ma famille, mes ennemis, je m'en charge. La décision radicale de brûler cette œuvre, qui avait
été prise par le roi lui-même, devait finaliser tout un processus de censure de l’œuvre de Sade, le manuscrit ayant déjà été
acheté dans le but avoué de le soustraire aux regards.
C’est à Champollion-Figeac que l’on doit le sauvetage in extremis des "Crimes de l'Amour." Le dernier cahier des Journées
de Florbelle, dérobé en 1825, échappa ainsi au triste sort que connut le reste du manuscrit, lui aussi détruit à la demande
d’Armand de Sade, et qui faillit, comme le raconte plaisamment Jean Tulard, mettre le feu à la préfecture de police lors de
son autodafé. Les cahiers des "Délassements du libertin" et des "Crimes de l’amour" furent peut-être eux aussi volés à ce
moment, comme, les cahiers manuscrits de "Juliette." D'abord réservé à quelques amateurs proches du préfet de police,
puis réputé détruit durant près d’un siècle, le cahier des Journées de Florbelle resta caché jusqu’à la fin du XIX ème siècle.
Les membres du gouvernement, qu’il s’agisse de Fouché, voire de Bonaparte, étaient donc parfaitement informés des
agissements de Sade, connu comme délinquant littéraire depuis des années. La police savait qu’il venait tout juste de finir
l’impression de Juliette, et qu’il travaillait déjà à une nouvelle version de Justine. Le jour de son arrestation, Sade espéra
sans doute, en se faisant passer pour un copiste travaillant à recopier les récits des autres, calmer le zèle de la police,
voire peut-être éviter la saisie de ses papiers. C’était sans compter sur l’imprimeur-libraire Massé, qui révéla à la police
l’emplacement où avaient été dissimulés les volumes fraîchement imprimés de Juliette en échange de la liberté.
Aujourd’hui encore, les éditions complètes des dix volumes de "l'Histoire de Justine", de "l’Histoire de Juliette", avec leurs
cent gravures, sont excessivement rares.
S’il ne consulta sans doute pas le manuscrit confisqué, Napoléon eut probablement un exemplaire imprimé entre les mains.
À Sainte-Hélène, il raconta en effet avoir un jour parcouru "le livre le plus abominable qu’ait enfanté l’imagination la plus
dépravée", sans pouvoir pour autant se souvenir du nom de son auteur. ?Il finit par entrer dans la collection Rothschild,
et fut relié dans un recueil d’échantillons d’écriture et d’autographes des plus grands écrivains du XVIII ème siècle:
entre Rousseau, Voltaire et Choderlos de Laclos, Sade a finalement trouvé sa place parmi les auteurs de son temps,
avant de rejoindre les collections de la BNF, en 1933.
Écrivain libertin talentueux, ou fieffé scélérat débauché, Sade brille, dans sa tentative désespérée, de mettre à bas,
en tant qu'esprit libre et vagabond, un ordre social et religieux, en déclin à la fin du XVIII ème siècle. Son œuvre,
inspirée d'une conscience matérialiste de l'infini, déshumanisant les corps, explore les abîmes sombres de l'âme.
Il demeure un grand auteur, capable de nouveauté et d’audace, plaçant la littérature à la hauteur de son exigence.
Bibliographie et références:
- Henri d’Alméras, " Le marquis de Sade, l'homme et l'écrivain."
- Donatien-Alphonse-François de Sade, "L’Œuvre du marquis de Sade."
- Emmanuel de Las Cases, "Mémorial de Sainte-Hélène."
- Annie Le Brun, "Les Châteaux de la subversion, suivi de Soudain un bloc d'abîme."
- Annie Le Brun, "Sade: "Attaquer le soleil."
- Annie Le Brun, "Préface à Jean-Louis Debauve, D.A.F. de Sade, lettres inédites et documents."
- Annie Le Brun, "Sade, aller et détours"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Merci, chère Juliette, pour ces rappels historiques et idéologiques. On dit (et je le crois mais certains le nient) que la Laure de Sade dont Pétrarque tomba définitivement amoureux (sans jamais lui avoir adressé la parole) à la sortie d'une église d'Avignon, était l'ancêtre du Marquis. Ce magnifique raccourci entre l'amour courtois et la sexualité vertigineuse me paraît un si beau raccourci de l'histoire de la littérature que je le tient pour vrai.
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03/05/20