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"Vos ordres sont charmants ; votre façon de les donner est plus aimable encore ; vous feriez chérir le despotisme.
Ce n'est pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de ne plus être votre esclave; et tout monstre
que vous dites que je suis, je ne me rappelle jamais sans plaisir le temps où vous m'honoriez de noms plus doux."
Valmont à Madame de Merteuil. (Lettre IV) Les liaisons dangereuses. Choderlos de Laclos.
Dans toute relation humaine, la séduction est une constante, mais c’est dans la relation amoureuse qu’elle se déploie
avec le plus de ruse et d’ingéniosité. Il suffit de parcourir la littérature pour constater que le séducteur et la séductrice
sont devenus des archétypes qui transcendent le temps et l’espace.
Il est difficile de cerner la séduction, probablement parce qu’elle garde toujours une aura de mystère d’autant plus
insondable qu’elle semble être une condition indispensable pour qu’elle se maintienne.
Les écrivains, les poètes, de même que certains compositeurs d’opéra de toutes les époques ont largement traité de la
séduction et ont cherché, chacun dans leur domaine, à l’illustrer par des personnages de fiction dans le but avéré ou
inconscient de répondre aux nombreuses questions que chacun se pose à son propos; pourquoi femmes et hommes
cherchent-ils à se séduire ?
Y a-t-il un secret à la réussite d’une entreprise de séduction et des causes à son échec ? Quelles qualités requiert
l’art de séduire ? Y a-t-il une différence entre séduction masculine et séduction féminine ? Les moyens qu’utilisent
hommes et femmes pour séduire un partenaire convoité sont-ils les mêmes ? Sinon en quoi diffèrent-ils ?
Autant de questions, dont les réponses sont dans l’observation des amants heureux ou des transis déçus, mais aussi
dans les descriptions littéraires que les écrivains ont brossé des séducteurs et des séductrices; les personnages qu'ils
ont créés permettent de dresser une galerie de portraits de tous les types de séducteurs et de séductrices possibles,
de même que d’explorer en profondeur les motivations qui les animent.
Les écrivains, tout au moins ceux dont le génie a traversé les siècles, sont de fins observateurs de l’âme humaine,
et ils ont surtout le don inimitable de traduire, à travers les personnages sortis de leur imagination, ce qu'ils ont souvent
vécu eux-mêmes ou observé autour d’eux avec une acuité d’artiste. La littérature apparaît donc comme une voie capable
de percer les secrets et les artifices des séducteurs et des séductrices.
la séduction opère de deux façons différentes, voire opposées; de façon active, quand une personne cherche à s’imposer
à une autre par des moyens qui vont de la manipulation violente à la persuasion douce; de façon passive; La manière active
est qualifiée de virile, la seconde de féminine. Séducteur d’un côté, séductrice de l’autre; on pourrait penser que les deux
positions sont également représentées, mais, lorsqu’on cherche des exemples de séduction dans les œuvres littéraires,
on trouve essentiellement des séducteurs masculins.
Don Juan, Casanova, Valmont, Julien Sorel, viennent tout de suite à l’esprit, alors qu’il est plus difficile de dresser une
liste comparable de séductrices ayant laissé des noms aussi connus; l'exception peut-être serait Carmen, mais Carmen
n'est pas un prototype de séduction féminine; elle diffère des autres femmes en ce qu’elle entend mener sa vie amoureuse
comme un homme; "Si tu ne m’aimes pas, je t’aime et si je t’aime, prends garde à toi", est une protestation virile, un hymne
au libre choix amoureux, sinon sexuel.
Dans la littérature, la femme est presque toujours décrite comme séduite et abandonnée; Ariane se lamentant à Naxos
de l’infidélité de Thésée, Didon mourant sur son bûcher après le départ d’Enée, Médée tuant ses enfants parce que Jason
l’a trahie; la femme séduite est aussi une femme à jamais fidèle; Pénélope résistant à la horde des prétendants, Lucrèce
se suicidant pour rester fidèle à son mari.
Ces légendes dessinent les contours de la séduction féminine; discrète, dissimulée, la femme n’avance que masquée; c'est
elle qui maîtrise l’art du maquillage et de la magie; l’homme, ayant de la peine à comprendre son attirance pour la femme,
préfère attribuer les tensions de son désir à la magie féminine plutôt qu’au mystère de sa sexualité.
Rôle pour rôle, les écrivains ont été plus tentés par le rôle actif du séducteur que par le rôle passif de la séduite, même si,
paradoxalement, c’est lui le plus important; quand on évoque la séduction masculine, on pense immédiatement à Don Juan.
Un séducteur incorrigible est un Don Juan; la recherche inlassable de la relation amoureuse est qualifiée de "donjuanisme".
Pour lui, les préliminaires sont réduits à de grossiers mensonges qui n’ont même pas l’apparence de la vraisemblance.
Dans l’opéra de Mozart, il séduit Zerline, une jeune beauté paysanne, le jour de ses noces, en menaçant le futur mari et en
lui promettant le mariage, il l’entraîne, chantant d’une voix envoûtante, à la limite de l’hypnose: "La cidarem la mano."
Comme les héros de Sade, il s’inscrit dans une contestation de toutes les formes de règles sociales ou morales, dans
l’inversion de toutes les valeurs, dans l’affirmation irréductible des droits de l’individu et la primauté absolue de son désir.
Au bout de sa contestation, il voudra enfreindre la dernière des lois, celle de la mort; c’est elle qui l'emportera.
Tout autre est la séduction de Casanova; Don Juan était un mythe littéraire, Casanova fut un personnage réel qui nous a
laissé des mémoires d’un grand intérêt littéraire; il aime la vie, entend en jouir et prétend en faire jouir les femmes qu’il
rencontre; il séduit des femmes réelles, ancrées dans leur siècle et leur culture, qui répondent avec leurs propres armes,
acceptant ou refusant d’être séduites et sont des partenaires à part entière, non des victimes vaincues d’avance.
Casanova se heurte à la réalité, à ses obstacles. Le but de sa séduction, c’est de contourner les obstacles ou de les utiliser
comme tremplins pour accroître les mérites de ses victoires; il vit ses fantasmes mais les échecs ne l’abattent pas et il est
de ses succès; Casanova ne sépare pas la séduction de l’amour; pour lui, l’amour est une fatalité, une maladie incurable
mais sans elle, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue.
Lorsque Casanova entreprend de séduire une femme, il ne lui ment pas; il éprouve réellement ses sentiments, au moins
au moment où il les exprime; il en est dupe et sa force est de les dire avec conviction et talent; Casanova est un excellent
conteur; c’est son arme; ses interlocuteurs l’écoutent, ils sont séduits. Casanova est un orfèvre de la parole, les femmes
tombent sous le charme, incapables de lui résister.
Une société raffinée avait fait de la séduction amoureuse le centre des relations hommes-femmes; des poètes ont défini les
règles de la conquête amoureuse en s’inspirant de l’amour courtois des troubadours; la femme y était un être parfait, éthéré,
idéalisé, dont la beauté attestait les perfections morales; à peu près inaccessible, elle avait malgré tout des soupirants qui
désiraient tenter l’aventure; ils devaient pour cela parcourir un chemin long et périlleux dont les étapes avaient été fixées sur
une carte de géographie assez étrange: "la Carte du Tendre."
La séduction amoureuse était inscrite en termes de géographie et, dans ce jeu de société, le séducteur devait pour accéder
aux faveurs de la Dame, parcourir un itinéraire symbolique compliqué allant du village de "Tendre sur estime" à celui de
"Tendre sur passion" en passant par la "Sincérité", et la "Générosité", évitant le "Lac d’indifférence" et de la "Mer de l’oubli".
À chaque étape de cet itinéraire symbolique correspondait une récompense attribuée par la Dame: anneau, baiser, nudité;
quant au don final, il était repoussé dans un lointain brumeux.
Pour franchir ces étapes, l’apprenti-séducteur utilisait toutes les ressources de l’éloquence et de la préciosité: l’hyperbole
amoureuse, les effets de paradoxe, les métaphores alambiquées, les antithèses hardies; préciosité et maniérisme dont
Molière se moqua dans "Les précieuses ridicules."
Choderlos de Laclos, officier versé dans la science des forteresses, imagina une stratégie de la séduction destinée à
emporter la forteresse autre que militaire: celle des femmes vertueuses; Valmont écrit à la marquise de Merteuil:
"Jusque-là, ma belle amie, vous me trouverez une pureté de méthode qui vous fera plaisir; et vous verrez que je ne
me suis écarté en rien des vrais principes de cette guerre, que nous avons souvent remarqué être si semblable à l’autre."
Le roman de Laclos s’inscrit dans la tradition de l’idéologie courtoise, mais pour la subvertir. Les temps ont changé.
Le contrat n’est plus le même; ce n’est plus la dame à séduire qui fixe les règles, mais une dame d’un tout autre genre,
une perverse libertine, la marquise de Merteuil; elle se sert de Valmont, son ancien amant, pour satisfaire ses tendances
perverses; elle l’instrumentalise, et le duo élabore des stratégies destinées à faire tomber une citadelle métaphorique:
la vertu de la présidente de Tourvel, femme admirable, fidèle, prude et dévote, au-dessus de tout soupçon.
Qualité romanesque remarquable, chaque lettre nous renseigne sur celui qui raconte autant que sur ce qui est raconté.
Selon le principe qui sera plus tard porté par Proust à son sommet, chaque personnage apparaît comme langage:
précision, ironie de la Marquise de Merteuil; vivacité et clarté intellectuelle de Valmont, peu à peu dégradées par la
passion, exaltation sentimentale niaise de Danceny; naïveté brouillonne et spontanée de Cécile.
Lucidité amusée, sagesse bienveillante, politesse un peu désuète, chez Madame de Rosemonde; bien-pensance
et modestie extrême chez la Présidente de Tourvel, puis émoi, égarement, jusqu’à sa fin tragique. Mais au delà,
la véritable innovation littéraire de Laclos, consiste de faire de ces lettres, des forces agissantes; interceptions,
copies, pressions, indiscrétions, restitutions, détournements, changements de destinataire: il n’est pratiquement
pas un tournant de l’intrigue dont le jeu épistolaire ne soit l’agent.
Les personnages ne cessent donc de se croiser, de se séduire, de se débattre, peu-à-peu pris au piège par l'auteur.
Le flamboyant Vicomte de Valmont joue à séduire, sans aucune vergogne mais tout bascule lorsque les sentiments
mêlés de larmes prennent le dessus; le libertin devient amoureux et se noie dans les méandres de l'amour, il chutera.
La Marquise de Merteuil, femme raffinée à la beauté diabolique, complice de Valmont, perdra tout.
Les jeunes gens, d'une naïveté confondante, pris aux pièges des maîtres du jeu, ne s'en remettront pas non plus.
Les règles semblent simples dans ce jeu amoureux, deux cartes maîtresses: la vanité et le désir sexuel.
Capitaine d'artillerie, Choderlos de Laclos révèle alors toute la froideur de la stratégie militaire, dans cette élégante
comédie échiquéenne de l'égotisme et de la sensualité, où "conquérir" pour "prendre poste", nécessite toujours
"attaques" , "manœuvres, "déclaration de guerre" pour "prendre poste", "jusqu'à la capitulation."
Le duel par lettres échangées entre la Marquise de Merteuil et Valmont brille à chaque page.
"J'ajoute que le moindre obstacle mis de votre part sera pris de la mienne pour une véritable déclaration
de guerre : vous voyez que la réponse que je vous demande n'exige ni longues ni belles phrases. Deux
mots suffisent." Réponse de la Marquise de Merteuil écrite au bas de la même lettre: "Hé bien ! La guerre"
La polyphonie permet dans un premier temps à Laclos une démonstration de force, celle de la maîtrise de
toutes les nuances les plus fines dans la psychologie et la caractérisation; c’est aussi une plongée dans les
eaux troubles de la rhétorique libertine: le lecteur se voit confronté à une langue brillante mais manipulatrice,
ciselée comme le diamant; la mécanique épistolaire étant consubstantielle au libertinage en tant que tel.
Feindre, tromper, détourner les soupçons, flatter, toutes ces manœuvres de séduction sont des
opérations de langage écrit; l’écriture est pour les libertins, une action, le verbe précédant la chair.
Valmont entend faire plier celle qu’il veut séduire aux lois qu’il édicte; il annonce, sur un mode mineur,
les dépravations paroxystiques des grands libertins du marquis de Sade.
L'immersion dans le récit plonge le lecteur attentif, dans un système d’une telle ampleur qu’il en devient
libertin lui-même: on jubile de toute cette intelligence déployée au service de l’immoralité.
Mais le génie de Laclos est de, progressivement et insidieusement, gripper la machine: puisque le lecteur est
devenu expert dans l’analyse des victimes, pourquoi ne pas faire le bourreau ? La relation entre Madame de Merteuil
et Valmont, l’amour pris dans les rets de l’orgueil et de la réputation mènent la fin du roman vers des sommets;
le brillant libertin agonise en amoureux inconsolable, la marquise perd son honneur et sa beauté.
Conformant ainsi le roman, au romantisme du XIX éme siècle, qui n'hésita pourtant pas, à le condamner
pour outrage aux bonnes mœurs, et qu'une bonne part du cinéma du siècle suivant, contrairement au théâtre,
préféra le tirer vers le drame sentimental. Sensuel et brillant, le roman est à l’image des libertins.
Il sait nous séduire par ses éclats pour nous éduquer à notre insu, et nous faire prendre le parti inverse de ceux
qu’on avait idolâtrés, soudain bouleversés par une émotion authentique, sincère et sans calcul.
Peut-on trouver meilleur moyen pour véhiculer une morale que l’excitant discours de l’immoralité ?
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes:
littérature
10 personnes aiment ça.
Superbe sujet savoureusement développé et particulièrement la question que vous posez en conclusion Méridienne d'un soir...!
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09/03/20
J'aime beaucoup vos articles, bien écrits, poussés, et très pertinents. Dans celui-ci, il y a une seule chose que je ne trouve pas forcément assez développée et qui a trait à un aspect mi-historique, mi-sociologique : la quasi absence des femmes dans cette séduction littéraire, ou du moins dans les œuvres les plus connues, car à part la Marquise de Merteuil, leur rôle souvent se résume souvent à celui de la "proie", du "trophée" à conquérir (chez Casanova, comme, en partie chez Don Juan). Je trouve (et c'est un avis personnel), que nous manquons de modèles féminins forts, et que l'on ne présente que trop peu (ou peut-être ne suis-je pas tombée sur les bons ouvrages), la séduction comme une danse qui se mène à deux, un jeu où chacun peut y faire ses armes et une conquête partagée. J'ai quand même le sentiment que les modèles que l'on nous propose réduisent souvent la séduction à une partie unilatérale... Mais si vous avez des conseils de lecture qui iraient à l'encontre de mes présupposés, j'en serais ravie !
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06/04/20