Méridienne d'un soir
par le 21/02/20
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" C'est une chose très différente que d'aimer ou que de jouir; la preuve en est qu'on aime tous les jours
sans jouir et qu'on jouit encore plus souvent sans aimer, la luxure étant une suite de ces penchants,
il s’agit bien moins d’éteindre cette passion dans nous que de régler les moyens d’y satisfaire en paix."
Marquis de Sade (La Philosophie dans le Boudoir)
En prison, agonise un homme, naît un écrivain. Il s'agit du marquis de Sade, à qui nous devons l'empreinte
du sadisme dans nos dictionnaires et celui du trouble psychiatrique décrit par Freud dans ses "Trois essais sur
la théorie sexuelle", lequel a établi définitivement le terme de "sadisme" dans sa conception de la pulsion. Car
si de son patronyme, fut issu au XIX ème siècle le néologisme, considéré en psychiatrie, comme une perversion,
gardons en mémoire toutefois que l'homme de lettres libertin en ignorait l'existence même.
Il n’a jamais connu ce mot, mais a théorisé avec talent, sur les passions, les goûts cruels, les plaisirs de la torture,
se contentant d'employer, dans ses récits, le mot "pervers".
C'est le psychiatre allemand, Richard von Krafft-Ebing qui, dans une approche clinicienne, l'inventa, conduisant à
entretenir, depuis des controverses passionnelles interminables, incarnant un Sade nouveau, véhiculant tous les
fantasmes et légendes, et bien souvent engendrant, un personnage, totalement différent de l'original.
Le sadisme suggère initialement la cruauté, qui consiste en la souffrance d’une victime. Il y ajoute surtout
le plaisir de voir ou de faire souffrir, souvent avec une connotation sexuelle. Sur une victime non consentante,
le sadisme est en soi la circonstance aggravante d’un crime : il pénalise le "sadique" en lui ôtant une part
d’humanité, et de fait l’indulgence des tierces personnes.
Mais le mot "victime" est ici à interpréter au sens large: dans le domaine sexuel, un sadique va généralement de
pair avec un masochiste qui consent à l’impuissance physique, comme le fait d’être attaché, et à la souffrance.
Justine, personnage principal, de "La Nouvelle Justine" ou les "Malheurs de la vertu", est une victime dans tous les
sens du terme, bernée, abusée, manipulée, humiliée, etc. Tout le contraire de Juliette, libertine à qui tout réussi.
Le Marquis de Sade, fort des récits du domaine sexuel, met en scène des victimes devant subir des souffrances
parfois extrêmes, pouvant conduire à la mort, dans des situations les condamnant à une impuissance totale.
À tel point que, dans "La Nouvelle Justine", l’idée même de fuite n’est jamais envisagée par une victime autre que
l’héroïne. Car, chez Sade en particulier, la peur ne fait pas fuir, elle paralyse.
Le sadisme "sadien" , celui que mettent en scène ses ouvrages libertins, est plus profond que le sadisme théorisé
par les psychiatres et psychanalystes, qu’il soit mis en parallèle avec le masochisme ou avec l’innocence: c'est un
jeu complexe entre les personnages, mais surtout entre Sade et le lecteur par le biais de la mise en scène de ses
personnages. Nous pouvons parler de mise en scène, car les textes de Sade sont relativement théâtraux dans une
emphase entre discours et actes sexuels. Sade établit un réseau de personnages dans un monde d’un matérialisme
radical, allant jusqu’à réinventer une mécanique sexuelle dans laquelle les femmes "bandent" comme les hommes.
Sade s’amuse à mettre en scène et à explorer une alternative répulsive et intégralement pervertie de notre monde.
Car ce monde, s’il est réel, est peuplé d’allégories et de concepts qui dépassent notre appréhension des choses:
le mal est partout, et les honnêtes gens sont aveugles et en constituent les seules victimes. Pour Sade, la meilleure
façon de prouver matériellement la toute-puissance du mal est de prouver l’absence du bien, qui n'est qu'une erreur
et une faiblesse humaines dues à la société. La toute-puissance du mal existe mais le mal n'existe pas car le bien
n’existe pas, donc la toute-puissance du mal est une toute-puissance tout court; tel est le discours de Sade.
Il ne s’agit donc pas de valoriser le mal, mais de le légitimer dans un monde compatible avec un tel raisonnement
pour en faire la seule règle de vie possible. Ce monde ne connaît pas les limites du discours, et sert l’idéologie
"sadienne" prônant l’absence de limites dans les actes. Tout le discours de Sade est une mise en scène construite,
physiquement et moralement, autour du sadisme, avec des récits parfois enchâssés dans d'autres pour une
perpétuelle mise en abyme entre les récits et le monde réel.
L’opposition entre Justine et entre Juliette, sa sœur et antithèse, est l’allégorie du destin conçu par Sade.
La liberté absolue dont il se revendique en opposition totale à toute morale est le socle du mode de vie
rendant le libertin supérieur aux autres: c'est le libertinage propre à la seconde moitié du XVIII ème siècle.
Entrevoyant la société comme n’étant qu’une assemblée de conventions et d’attentes, régie par des règles
précises qu’ils maîtrisent parfaitement, ces libertins la manipulent pour leur propre plaisir, par goût, par défi;
le roman clé de cette littérature est "Les Liaisons dangereuses" de Laclos, où un libertin entreprend de
séduire une jeune fille ingénue pour le défi de l’intrigue.
Cyniques et amoraux, ces libertins ont une relation évidente avec les protagonistes de Sade. Mais l’extrémisme de
celui-ci établit une différence avec les libertins cérébraux qui peuplent la littérature risquée du XVIIIème siècle.
Les libertins de Sade rendent la place d’honneur au plaisir physique; ils abandonnent donc la séduction. Le viol est
parfaitement acceptable pour eux, alors que pour les libertins conventionnels, l’utilisation de la force gâterait le plaisir
de faire céder par le charme et la corruption de mœurs.
Les libertins "sadiens" ont certainement intérêt à corrompre, et s’y emploient à grand renfort de discours philosophiques;
mais à défaut d’être convaincants, ils ne se privent pas simplement de prendre. Leur désir physique existe. Le plaisir
n'est pas un jeu pour Sade; la copulation n’est pas simplement le point final d’un jeu de masques. Même s'ils théorisent
tout avec de remarquables longueurs, ces libertins n’ont pas l’hypocrisie de prétendre que le coté physique de l'affaire
est en soi sans intérêt pour eux. Il prend en fait la prime place. Sade reconnaît aussi que jouer le même jeu jour après
jour peut mener à l’ennui.
C’est ainsi que, devant toujours rajouter du piquant à leurs plaisirs, les libertins de Sade en viennent au crime.
S’affranchissant entièrement de la morale commune, ils cèdent à tous leurs caprice et à toute nouveauté, s’adonnant à la
sodomie, au viol, à la flagellation, la torture, le meurtre ; les extrêmes dont est capable l’imagination de Sade, à tel point
qu'il ce peut qu’il se soit dégoûté lui-même, se retrouvent dans "Justine ou les Malheurs de la vertu."
Dès l'origine, le libertinage philosophique est résolument matérialiste, même athée, reposant sur le rejet des dogmes,
alors que le libertinage romanesque met en vedette des libres-penseurs dépravés. Sade poursuit ce chemin, arrivant à
un matérialisme absolutiste justifiant ses propres goûts physiques. Il franchit un dernier palier que n’atteignaient pas les
libertins le précédant. L’amoralisme de ceux-ci devient chez Sade plutôt un antimoralisme, où loin de ne pas se soucier
de la morale commune on s’évertue à l’invertir. Le libertin de Sade rejette tant les dogmes qu’il agit systématiquement
de manière contraire. Sade est dogmatique dans sa libre-pensée.
Justine, personnage fictif, a accompagné Sade tout au long de sa vie d’écrivain. Elle est d’abord l’héroïne d’un conte
écrit à la prison de la Bastille pendant l’été 1787, puis héroïne d’un roman, " Justine ou les Malheurs de la vertu" publié
en 1791. Elle réapparait en 1797 dans un second roman entièrement réécrit et considérablement augmenté,
"La Nouvelle Justine".
Justine, élevée dans une abbaye de Paris, en est chassée à la mort de son père, faute de pouvoir honorer la pension.
Tandis que sa sœur, Juliette, choisit de se faire courtisane pour mener grand train, Justine, farouchement vertueuse et
indéniablement ingénue, subit les revers de la fortune de plein fouet. Elle les raconte par le menu à Madame de Lorsange,
qui se révèlera être sa sœur: servante, souillon, emprisonnée, violée à seize ans, marquée au fer rouge, captive de moines
lubriques, exploitée par une bande de faux-monnayeurs, Justine ne perd jamais foi en la vertu et poursuit inlassablement
sa route. À travers le récit de ses malheurs et sévices, Sade met en scène la lutte acharnée entre le Vice et la Vertu.
Là où Justine prétend subir comme un supplice la violence libidinale des libertins qui s’emparent d’elle, Juliette vole aux
devants de toutes les corruptions qu’elle rencontre, consciente que la valeur de son corps sur le marché du désir augmente
suivant la courbe de dégradation morale des mœurs auxquelles elle souscrit. Entrée dans la vie sociale par la porte de la
prostitution, elle cherche sans cesse à imaginer de nouvelles voies d’excès.
Aux scènes d’orgies, où les corps morcelés et encastrés saturent l’espace, succèdent des discussions vives, opposant
Justine à des libertins. Elles reflètent les préoccupations de la société de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la question
du matérialisme et de l’athéisme, celles de la primauté des intérêts particuliers, de la relativité du crime selon le milieu
d’appartenance. Au plaisir se mêle la réflexion philosophique, obligeant le lecteur à un effort des sens et de l’intellect.
Une curieuse ambiguïté persiste pourtant, engageant moins l’existence avérée d’un libertinage "sadien" que la frontière
entre masculin et féminin qui s’y dessine: alors qu’aucun protagoniste n’échappe à sa pratique ni à la fascination qu’il
exerce, les héroïnes se caractérisent au contraire par la diversité de leurs conduites et de leurs rôles. Victimes,
spectatrices, esclaves ou maquerelles, l’éventail actanciel féminin contraste avec la trajectoire uniforme des hommes.
Car si l’homme, chez Sade, est libertin, la femme ne naît pas libertine, elle le devient. Elle choisit, plus précisément,
ce qui constitue moins pour elle une essence qu’un possible.
Cette spécificité détermine à la fois une structure romanesque, le célèbre diptyque qui fictionnalise, au miroir des deux
sœurs, la cœxistence des "infortunes de la vertu" et des "prospérités du vice", ouvrant ainsi une double carrière aux
jeunes filles, et une identité qui associe singulièrement, sous la plume de Sade, le féminin à la liberté. Affranchi de toute
détermination, il incarnerait la promesse d’une existence plurielle, qui permette au sujet de se construire sans que
l'autorité des sens ni celle de la machine aliènent sa volonté.
Une telle interrogation engage, par-delà le caractère contrasté des héroïnes, la relation entre féminité et libertinage.
Dès lors qu'il ne constitue plus un destin mais un devenir, voire une option que les héroïnes peuvent refuser, la précarité
de leurs trajectoires, où rien ne fige l’association du féminin et du libertin, ne dénonce plus une fatalité ni une faiblesse.
Aucune incompatibilité de nature, fût-elle d’organes ou d’imagination, n’exclut a priori l’héroïne d’un système de pensée
et de jouissance dont elle décide seule d’épouser ou de transgresser la loi.
L’itinérance de Justine, dans cette perspective, traduit moins le labyrinthe infini de l’âme incapable d’apprentissage que
la puissance d’abdication de celle qui résiste jusqu’au bout au discours du mal. L'inaccessibilité physique de l’héroïne,
à la fois invulnérable et impossible à posséder, problématise la nature du libertinage dont son récit se veut la fresque
pathétique: connaît-elle la sexualité ? loin de l’ingénuité passive qui en fait la victime désignée des libertins, Sade lui
offre une situation paradoxale, entre présence et absence à l’événement, qui la met en position d’analyser les ressorts
du libertinage.
Fragmentaire, condamnée à se multiplier sans éprouver dans sa propre chair les tourments qu’elle inflige et dont elle
théorise pourtant la supériorité, la jouissance libertine a besoin d’une victime qui lui donne sens et lui ouvre les vertiges
de la réversibilité. Absente à la jouissance, Justine en assourdit donc les assauts pour convertir l’énergie érotique en
faculté de savoir. Elle a de l’esprit; les libertins le remarquent et, s’ils ne s’en agacent pas, ils perçoivent en elle un
certain potentiel:
"Écoute, Justine, écoute-moi avec un peu d'attention; tu as de esprit, je voudrais enfin te convaincre."
Mais ils ne peuvent lui enlever son libre arbitre, sa résistance à la liberté, du fait d’une oppression consentie.
La force morale de Justine peut la conduire à une force intellectuelle supérieure à celle des libertins, tentant
de l’influencer sans réellement la comprendre.
Ce génie de la sublimation interroge moins les fantasmes sexuels du prisonnier qu’elle n’identifie l’illégitime
détention de l'écrivain qui n’avait d’autre alternative, dans la solitude, que de troquer la toute-puissance pour
l’étrangeté à soi-même; au miroir du féminin, le libertinage de Sade révèle son grand talent de traverser le réel.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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thomasreplay
Le comble de la perversion aurait été qu'à un moment donné, Justine prenne plaisir à son état de victime. A la fois intellectuellement et pourquoi pas charnellement.
J'aime 23/02/20