C'était elle, une amante très en beauté, au maquillage discret, moulée dans un adorable jean. La jeune femme fut médusée comme à la vue d'un spectre. Elle l'attendait, sagement assise derrière le volant. Leurs bouches se rejoignirent à l'intersection des deux sièges selon un rituel tacitement établi depuis qu'elles se retrouvaient dans la clandestinité. Mais, en deux ans, elles avaient appris à le bousculer à tour de rôle, afin que jamais l'habitude n'entamât la passion. Elles échangèrent un long baiser, si imaginatif qu'il pouvait à lui seul dresser l'inventaire exact de tout ce qui peut advenir de poétique et de prosaïque entre deux êtres soumis à leur seul instinct, du doux effleurement à la morsure, de la tendresse à la sauvagerie. Toutes les figures de l'amour s'inscrivaient dans cette étreinte. Elle avait la mémoire de celles qui l'avaient précédée. Quand leurs bouches se reprirent enfin, elles n'étaient qu'un seul et même souffle. Anticipant sur son premier mot, Sarah posa son doigt à la verticale sur ses lèvres et, dans un sourire de connivence, entraîna Patricia hors de la voiture. Après qu'elles eurent tout doucement refermé les portes et fait les premiers pas sur la pointe des pieds, comme si l'extrême discrétion leur était devenue une seconde nature, elle la prit par la main et l'engagea à sa suite dans une des rares stalles encore vides. À l'ardeur qu'elle y mettait, Patricia comprit que ce jour-là, encore une fois de plus, elle dirigerait les opérations, du moins dans un premier temps. Alors une sensation inédite l'envahit, la douce volupté de se laisser mener et emmener par celle qui la traiterait à l'égal d'un objet. En s'abandonnant sous la douce pression de ses doigts, elle n'était déjà plus qu'un corps sans âme, qu'une soumission charnelle en répit. L'endroit était humide et gris. Il en aurait fallut de peu pour qu'il paraisse sordide. Ça l'était juste assez pour ajouter à leur excitation.
Certains parkings peuvent être aussi borgnes que des hôtels. Un rai de lumière, provenant d'un des plafonniers de l'allée centrale, formait une diagonale au mur, à l'entrée du box. Il n'était pas question de descendre le lourd rideau de fer, elles se seraient retrouvées enfermées. Patricia s'appuya le dos contre le mur, exactement au point où le halo venait mourir, de manière à réagir à temps au cas où quelqu'un viendrait. Avant même que Sarah pût l'enlacer, elle lui glissa entre les bras tout en tournant le dos, avec cette grâce aérienne qui n'appartient qu'aux danseuses, puis posa ses mains contre la paroi, un peu au-dessus de sa tête, et cambra ses reins tandis qu'elle s'agenouillait. Depuis tant de mois qu'elles s'exploraient, pas un grain de leur peau n'avait échappé à la caresse du bout de la langue. Du nord au sud et d'est en ouest, elles en avaient investi plis et replis, ourlets et cavités. Le moindre sillon portait l'empreinte d'un souvenir. La chair déclinait leur véritable identité. Elles se reconnaissaient à leur odeur, se retrouvaient en se flairant. Tout avait valeur d'indice, sueur, salive, sang. Parfois un méli-mélo de sécrétions, parfois le sexe et les larmes. Des fusées dans la nuit pour ceux qui savent les voir, messages invisibles à ceux qui ne sauront jamais les lire. Si les humeurs du corps n'avaient plus de secret, la subtile mécanique des fluides conservait son mystère. Mais cette imprégnation mutuelle allait bien au-delà depuis qu'elles s'étaient conté leurs rêves. Tant que l'on ne connaît pas intimement les fantasmes de l'autre, on ne sait rien ou presque de lui. C'est comme si on ne l'avait jamais vraiment aimé. Patricia savait exactement ce que Sarah désirait. Se laisser prendre avant de s'entreprendre. Un geste juste, qui serait juste un geste, pouvait apparaître comme une grâce, même dans de telles circonstances, car leur silence chargeait de paroles le moindre de leurs mouvements. Elles n'avaient rien à dire. Demander aurait tout gâché, répondre tout autant.
Elle me regardait si gentiment que j'étais convaincue de récolter bientôt les fruits de ma patience. Sa poitine ferme était délicieusement posée sur mon buste, ses cheveux effleuraient mes joues, elle frottait ses lèvres contre les miennes avec un sourire d'une tendre sensualité. Tout n'était que grâce, délice, surprise venant de cette fille admirable: même la sueur qui perlait sur sa nuque était parfumée. Elles pouvaient juste surenchérir par la crudité de leur langage, un lexique de l'intimité dont les prolongements tactiles étaient infinis, le plus indéchiffrable de tous les codes en vigueur dans la clandestinité. Tandis que Patricia ondulait encore tout en s'arc-boutant un peu plus, Sarah lui déboutonna son jean, le baissa d'un geste sec, fit glisser son string, se saisit de chacune de ses fesses comme s'il se fût agi de deux fruits murs, les écarta avec fermeté dans le fol espoir de les scinder, songeant qu'il n'était rien au monde de mieux partagé que ce cul qui pour relever du haut et non du bas du corps, était marqué du sceau de la grâce absolue. Puis elle rapprocha ses doigts du sexe, écarta les béances de la vulve et plongea ses doigts dans l'intimité moite, si brutalement que sa tête faillit heurter le mur contre lequel elle s'appuyait. Ses mains ne quittaient plus ses hanches que pour mouler ses seins. Le corps à corps dura. Là où elles étaient, le temps se trouva aboli. Toute à son ivresse, elle ne songeait même plus à étouffer ses cris. Fébrilement, au plus fort de leur bataille, Sarah tenta de la bâillonner de ses doigts. Après un spasme, elle la mordit au sang. De la pointe de la langue, elle effleura délicatement son territoire à la frontière des deux mondes, avant de s'attarder vigoureusement sur son rosebud. Un instant, elle crut qu'elle enfoncerait ses ongles dans la pierre du mur. Elle se retourna enfin et la caressa à son tour sans cesser de la fixer des yeux.
Toute l'intensité de leur lien s'était réfugiée dans la puissance muette du regard. Car si Sarah l'aimait peut-être, l'aimait sans doute, Patricia sentait que le moment n'était pas éloigné où elle allait non plus le laisser entendre, mais le lui dire, mais dans la mesure même où son amour pour elle, et son désir d'elle, allaient croissant, elle était avec elle plus longuement, plus lentement, plus minutieusement exigeante. Ainsi gardée auprès d'elle les nuits entières, où parfois elle la touchait à peine, voulant seulement être caressée d'elle, elle se prêtait à ce qu'elle lui demandait avec ce qu'il faut bien appeler de la reconnaissance, plus encore lorsque la demande prenait la forme d'un ordre. Chaque abandon lui était le gage qu'un autre abandon serait exigé d'elle, de chacun elle s'acquittait comme d'un dû; il était étrange que Patricia en fût comblée. Cependant, elle l'était. La voiture était vraiment le territoire de leur clandestinité, le lieu de toutes les transgressions. Un lieu privé en public, ouvert et clos à la fois, où elles avaient l'habitude de s'exhiber en cachette. Chacune y reprit naturellement sa place. Elle se tourna pour bavarder comme elles l'aimaient le faire, s'abandonnant aux délices de la futilité et de la médisance avec d'autant de cruauté que l'exercice était gratuit et sans danger. Elles ne pouvaient que se sentir en confiance. Scellées plutôt que liées. Patricia était le reste de Sarah, et elle le reste d'elle. Inutile d'être dénudé pour être à nu. Tout dire à qui peut tout entendre. On ne renonce pas sans raison profonde à une telle liberté. Au delà d'une frénésie sexuelle sans entrave, d'un bonheur sensuel sans égal, d'une connivence intellectuelle sans pareille, et même au-delà de ce léger sourire qui emmène plus loin que le désir partagé, cette liberté était le sel de leur vie. Elle la prit dans ses bras et lui caressa le visage tandis qu'elle se blottissait contre sa poitrine. À l'extérieur, l'autre vie pouvait attendre.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.