ErosDiabolik
par le 29/03/25
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J'avais 10 ans. Un âge où l'on pense encore que les pyjamas ont des pouvoirs magiques. Que les voyages en voiture sont des aventures. Que les parents, eux, savent toujours quoi faire.

Je suis l'aîné d'une fratrie de six. À la maison, ça criait, ça courait, ça riait fort, ça se chamaillait tout le temps. On était vivants, pleins de chaos et d'amour. Et puis, un jour, maman est tombée enceinte. Du septième.

Je me souviens que notre médecin avait lâché une blague, une blague d'adulte, de celles qu'on ne comprend pas tout à fait mais qu'on sent interdites.
« À chaque fois que votre mère lave le pyjama de votre père, elle tombe enceinte ! »

Maman n'a pas ri. Elle a dit :
« Soit vous trouvez une solution, soit je divorce. »

Moi, je jouais avec une petite voiture. Je n'ai pas compris. Mais j'ai senti que le silence dans la pièce était différent.

Peu de temps après, les choses ont changé. Notre grand-mère est venue à la maison, les parents sont partis "en voyage". Un voyage en train, sans enfants, sans valises visibles. Juste un départ flou.

Quand papa est revenu, il était seul.

Il m'a dit qu'on repartait. Cette fois en voiture. Et qu'il voulait que je l'accompagne.

Je me souviens de la Citroën Traction Avant, du froid sur la vitre, du bruit du moteur, du cuir qui colle un peu. Mon père m'a raconté, pendant le trajet. D'une voix calme. Comme s'il m'expliquait comment on fait du pain.

Maman ne voulait pas de cet enfant.
Elle avait trouvé une clinique.
Elle était à Genève.
Elle devait se faire soigner.

Je me suis senti traversé par une chose immense. Un froid qui n'avait rien à voir avec l'hiver. Mais je n'ai rien dit. À 10 ans, on croit encore que si on ne pose pas de question, les choses ne sont pas vraies.

Je me souviens du jet d'eau de Genève. C'était hypnotique, irréel, comme si quelqu'un là-haut essayait d'effacer quelque chose.
Je me souviens des cigarettes suisses, moins chères, avec des fausses dedans. Et de papa, qui a souri, un peu perdu.
Et puis... la clinique.

La porte de la chambre de maman… recouverte de cuir, cloutée d'or. Une autre porte derrière. Un sas. Il fallait fermer la première pour ouvrir la seconde.
Un sas entre deux mondes.
Entre mon enfance... et le silence des adultes.

Je me suis retrouvé face à cette porte. Le cœur serré. Je ne savais pas ce que j'allais voir. Je ne savais même pas ce que je devais ressentir.

Maman m'a regardé. Souriante, pâle. Fatiguée d'avoir choisi.
On n'a rien dit. On a juste existé, dans la même pièce, un instant suspendu.

Bien plus tard, j'ai demandé :
« Comment avez-vous payé tout ça ? »

Elle m'a répondu calmement, comme si elle me donnait une recette oubliée :
« C'est un grand-oncle à nous qui a donné l'argent. »

Un nom perdu dans la généalogie. Une dette oubliée. Mais une empreinte indélébile.

Je n'ai jamais reparlé de ce voyage. Mais il est resté en moi. Comme une chambre secrète, au fond d'un couloir silencieux. Une chambre à double porte, où l'on dépose ce qu'on n'a pas le droit de dire.

J'avais 10 ans. Et ce jour-là, j'ai quitté l'enfance. Aujourd'hui, plus de 50 ans après, je respecte tellement toutes ces femmes confrontées à ce réelle traumatisme


Note d'auteur :
Ce récit n'est pas un texte érotique. Mais il exprime la réponse à des critiques à une cicatrice de l'âme. Une trace de ce que l'on tait. Et qui, parfois, fonde tout.

 

5 personnes aiment ça.
Corto2b
Merci pour ce partage.
J'aime 29/03/25
ErosDiabolik
merci
J'aime 29/03/25
Maître SADE
Bonsoir, merci pour ce partage...qui n'a rien d'anodin. Certes il n'est pas érotique, mais il fait partie des moments clefs de la vie qui font ce que nous sommes aujourd'hui ! Il a toute sa place ici. 2b50.png
J'aime 29/03/25
ErosDiabolik
Merci Maître Sade
J'aime 29/03/25
PhatBrat
Si "les mots sont des fenêtres (ou des murs)" (M. Rosenberg), les vôtres ont été la flèche qui vient de percer la poche d'eau de mon coeur, qui coule. Merci.
J'aime 30/03/25 Edité
ErosDiabolik
Merci à vous, PhatBrat… En lisant votre profil, que j’ai trouvé aussi sincère que profond, j’y ai reconnu des échos de mes propres pensées, de mes doutes, de mes quêtes. Vos mots me touchent plus que je ne saurais l’exprimer.
J'aime 30/03/25
PhatBrat
Avons-nous tant temps qu'il faille se dissimuler ? avons-nous tant de temps qu'il faille s'enterrer ? avons-nous tant de temps qu'il faille mentir, manipuler, user, abuser, détester, juger, abîmer, détruire, contraindre, fuir, meurtrir ? Putain, on n'a qu'une vie merde... ne peut-on pas "juste" aimer ? 2665.png
J'aime 30/03/25
ErosDiabolik
@PhatBrat : (j'aime ce pseudo cachant une Brat...) On devrait, oui… On devrait pouvoir juste aimer, librement, intensément, sincèrement. Mais on se perd trop souvent dans nos peurs, nos masques, nos blessures mal refermées. On joue des rôles, on construit des murs, on prend des détours, comme si on avait l’éternité devant nous. Mais tu as raison : on n’a qu’une putain de vie. Et pendant qu’on la passe à se cacher, à blesser ou à se méfier, on oublie l’essentiel. Aimer. Offrir. Partager. Se montrer vulnérable sans honte. Alors non, on n’a pas tant de temps. Et oui, on devrait en faire quelque chose de beau. Quelque chose d’humain. Merci d’avoir posé cette question. Elle secoue, elle touche, elle réveille., enfin cela n'engage que moi...2665.png
J'aime 30/03/25
isabel38
Magnifique ! Vous écrivez bien avec une belle sensibilité, c'est si rare ! J'aime beaucoup, parmi d'autres phrases "j'ai senti que le silence dans la pièce était différent". Très concis, mais tellement beau et percutant ...
J'aime 30/03/25
ErosDiabolik
Merci isabel38...du coup en me relisant j'ai senti une larme...merci...
J'aime 30/03/25